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LES DYNASTIES, LA
ROYAUTÉ, LE KHALIFAT, ET L’ORDRE DES DIGNITÉS DANS LE SULTANAT (GOUVERNEMENT
TEMPOREL).
INDICATION DE
TOUT CE QUI S’Y PRÉSENTE DE REMARQUABLE. — PRINCIPES FONDAMENTAUX ET
DÉVELOPPEMENTS.
#
On ne peut établir sa domination ni fonder une dynastie sans l’appui de son
peuple et de l’esprit de corps qui l’anime.
#
Une dynastie qui parvient à s’établir d’une manière solide cesse de s’appuyer
sur le parti qui l’avait portée au pouvoir.
#
Des personnages appartenant à une famille royale parviennent quelquefois à
fonder un empire sans avoir eu l’appui de leur propre peuple.
#
La religion enseignée par un prophète ou par un prédicateur de la vérité est la
seule base sur laquelle on puisse fonder un grand et puissant empire.
#
Une dynastie qui commence sa carrière en s’appuyant sur la religion double la
force de l’esprit de corps qui aide à son établissement.
#
Une entreprise qui a pour but le triomphe d’un principe religieux ne peut
réussir si elle n’a pas un fort parti pour la soutenir.
#
Une dynastie ne peut étendre son autorité que sur un nombre limité de royaumes
et de contrées.
#
La grandeur d’un empire, son étendue et sa durée sont en rapport direct avec le
nombre de ceux qui l’ont fondé.
#
Un empire s’établit difficilement dans un pays occupé par de nombreuses tribus
ou peuplades.
#
Dans un empire, le souverain est naturellement porté à se réserver toute
l’autorité ; on s’y abandonne au luxe, à l’indolence et au repos.
#
Lorsque l’empire a acquis sa forme naturelle par l’établissement de
l’autocratie et par l’introduction du luxe, il tend vers sa décadence.
#
Les empires, ainsi que les hommes, ont leur vie propre.
# Dans les empires, les habitudes de la vie
sédentaire remplacent graduellement celles de la vie nomade.
Mariage
d’El‑Mamoun avec Bouran. — Anecdote d’El‑Haddjadj.
#
L’aisance du peuple ajoute d’abord à la force de l’empire.
#
Indication des phases par lesquelles tout empire doit passer, et des
changements qu’elles produisent dans les habitudes contractées par le peuple
pendant son séjour dans le désert.
# La grandeur des monuments laissés par une
dynastie est en rapport direct avec la puissance dont cette dynastie avait
disposé lors de son établissement.
La
taille des anciens peuples ne dépassait pas celle des modernes. — Og, fils
d’Enac.
# Redevances des provinces de l’empire.
Impôts
fournis par les provinces. — Trésors amassés par quelques princes. — Voyages
d’Ibn Batoutah.
#
Le souverain qui s’engage dans une lutte avec sa tribu ou avec les membres de
sa famille se fait appuyer par ses affranchis et par ses clients.
#
De la condition des affranchis et des clients sous l’empire.
#
De ce qui arrive à un empire quand le sultan est retenu en tutelle et n’exerce
aucune autorité.
#
Le ministre qui tient son souverain en tutelle se garde bien de prendre les
titres et les attributs de la royauté.
#
De la royauté ; sa véritable nature et ses diverses espèces.
#
Trop de sévérité dans un souverain nuit ordinairement à l’empire.
#
Sur la dignité de khalife et celle d’imam.
# De la diversité d’opinions qui existe au sujet
du khalifat et des qualités qu’un khalife doit posséder.
L’établissement
d’un imam est une chose d’obligation. — Peut‑il y avoir deux imams à la
fois ? — Qualités requises dans un imam. — L’imam doit‑il appartenir à la
tribu de Coreïch ?
Les
Imamiens. — Les Zeïdiya. — Les Rafedites. — Les Gholat. — Les Ouakefiya. — Les
Duodécimains. — Les Keïçaniens. — Les Zeïdiya encore. — Les Imamiens encore. —
Les Ismaéliens.
# Comment le khalifat (gouvernement spirituel et
temporel) se convertit en royauté (gouvernement temporel).
La
royauté et l’esprit de corps ne sont pas absolument condamnés par la loi. —
Richesses acquises par quelques‑uns des Compagnons. — La guerre d’Ali contre
Moaouïa. — Paroles d’El‑Mansour au sujet des Omeïades. — Anecdote d’Abd Allah
Ibn Merouan.
# Sur le serment de foi et hommage.
# Sur le droit de succession dans l’imamat.
Les
imams désignent leurs successeurs. — Moaouïa et Yezîd. — Erreur des Imamiens.
— Premières guerres civiles dans le sein de l’islamisme. — Meurtre d’Othman. —
Guerre entre Yezîd et El-Hoceïn. — Révolte d’Abd Allah Ibn ez‑Zobeïr. — Justification
de la conduite des Compagnons pendant ces événements.
# Sur les offices et charges religieuses qui
dépendent du khalifat.
L’imamat
de la prière. — La charge de mufti. — L’office de cadi. — Le redressement des
griefs. — La chorta. — Les légistes méritent des égards, mais on ne doit leur permettre
d’exercer aucune influence politique. — L’adala. — La hisba. — La
sicca.
# Sur le titre d’émîr el‑moumenîn.
Substitution
du mot molk ou doula à celui de dîn, dans les surnoms
honorifiques. — Le titre d’émir el‑moslemîn donné à Youçef Ibn
Tachefîn. — Le mehdi des Almohades.
# Sur la signification des mots Babba (pape) et Batrik (patriarche), termes employés chez les chrétiens ; et
sur celui de Cohen, dénomination
usitée chez les Juifs.
Le
royaume des Juifs. — Le Messie. — Liste des livres dont se composent le Vieux
et le Nouveau Testament.
On ne peut établir une domination ni
fonder une dynastie sans l’appui du peuple et de l’esprit de corps qui
l’anime [1].
p.318 *278 Dans la première section de
ce livre, nous avons posé en principe qu’un peuple ne saurait effectuer des
conquêtes ni même se défendre, à moins d’être uni par l’influence d’un fort
esprit de corps, de cette sympathie et de ce dévouement qui portent chaque
individu à risquer sa vie pour le salut de ses amis. A cela nous pouvons
ajouter maintenant d’autres considérations : la dignité de souverain est
aussi noble qu’attrayante. Avec elle, on se procure les jouissances mondaines,
tout ce qui peut satisfaire les sens et charmer l’esprit. Celui qui la possède
est presque toujours un objet d’envie, et il s’en dessaisit rarement, à moins
d’y être contraint par la force. La jalousie qu’on lui porte amène des luttes
qui aboutissent à la guerre, aux combats et au renversement du trône ;
mais rien de cela n’arrive que par l’effet d’un fort esprit de corps. Voilà ce
que la grande majorité des individus (soumis à une autorité souveraine) ne
saurait comprendre ; ils n’y songent même pas [2],
parce qu’ils ont oublié de quelle manière leur empire a été fondé et qu’ils
ont eu des demeures fixes pendant plusieurs générations. Ils ignorent comment
Dieu a fait pour élever la dynastie qui les gouverne ; ils voient une
souveraineté bien établie, une autorité qui se fait obéir et qui maintient
l’ordre dans l’État, sans avoir besoin de l’appui que l’esprit de famille et de
tribu pourrait lui fournir. Ils ne savent pas comment leur empire prit son
origine ; ils n’ont aucune idée des difficultés que leurs ancêtres eurent
à p.319 surmonter avant d’arriver au
pouvoir. C’est surtout chez les musulmans de l’Espagne que l’on méconnaît
l’importance de l’esprit de corps ; depuis très longtemps ils ont cessé
d’apprécier l’influence qu’il peut *279 exercer ;
ils ne le connaissent plus depuis la dévastation de leurs provinces et
l’extinction des tribus et des familles qui avaient conservé ce noble
sentiment. Dieu fait ce qu’il veut.
Une
dynastie qui parvient à s’établir d’une manière solide cesse de s’appuyer sur
le parti qui l’avait portée au pouvoir.
Le souverain qui vient de fonder un grand empire a devant lui une
tâche bien difficile, celle d’amener tous les esprits à la soumission. Pour y
parvenir, il doit agir (contre ceux de son propre parti) avec autant de
vigueur qu’il mettrait à subjuguer un peuple étranger. Sans l’emploi de la
force, il ne saurait réduire à l’obéissance des gens qui, jusqu’alors, n’en
avaient pas l’habitude. Plus tard, lorsque l’autorité de l’empire est bien
établie, et que le haut commandement est resté, comme un héritage, dans la
même famille, pendant plusieurs générations et à travers les diverses
vicissitudes de la fortune, le peuple oublie comment la dynastie s’est établie.
Habitué à voir la même famille exercer toute l’autorité, il finit par croire,
comme un article de foi, qu’il doit obéir toujours et combattre pour cette
famille avec autant de zèle que pour le maintien de la religion. Dès lors, le
chef n’a plus besoin d’un fort parti pour le soutenir, l’obéissance étant
devenue comme un devoir imposé par Dieu et dont personne ne songe à s’écarter.
Ensuite il profite de la première occasion pour faire ajouter aux dogmes de la
foi l’obligation de reconnaître au souverain la qualité de chef spirituel et
temporel. A partir de ce moment, l’autorité du prince et de l’empire a pour
soutiens les nombreux affranchis et les clients de la famille régnante, les
gens qui ont vécu sous la protection de la maison royale et à l’ombre de sa
puissance [3] ;
ou bien elle s’appuie sur des bandes armées appartenant à une autre race et
qu’elle admet dans sa clientèle. Nous en p.320
*280 avons un exemple dans l’histoire des Abbacides : sous le règne
d’El-Motacem et sous celui de son fils El‑Ouathec, l’esprit national [4]
des Arabes avait presque disparu, et les khalifes ne purent soutenir leur
puissance qu’à l’aide de leurs clients persans, turcs, déilemites, seldjoukides
ou autres. Ces étrangers [5]
finirent par s’emparer des provinces de l’empire et ne laissèrent rien au
khalifat, excepté le territoire de Baghdad [6].
Ensuite les Déilemites marchèrent contre cette ville, s’en emparèrent et
tinrent les khalifes sous leur tutelle. Cette usurpation ne dura pas, les
Seldjoukides leur enlevèrent le pouvoir, et le perdirent ensuite ; puis
vinrent les Tartars, qui tuèrent le khalife et firent disparaître jusqu’aux
dernières traces de l’empire. Dans le Maghreb, la puissance des Sanhadja [7]
eut un sort analogue. Depuis, ou même avant le Ve siècle de l’hégire, l’esprit de corps qui
avait animé ce peuple s’était presque éteint ; rien ne leur restait d’un
vaste empire, excepté El‑Mehdiya, Bougie, El‑Calâ [8]
et quelques autres places fortes de l’Ifrîkiya. Leurs souverains eurent même à
soutenir des sièges dans ces lieux de retraite, tout en conservant les
honneurs de la royauté ; mais Dieu permit enfin la chute de cette
dynastie. Les Almohades, soutenus par l’esprit de corps qui régnait alors parmi
les tribus masmoudiennes, détruisirent complètement le royaume des Sanhadja.
En Espagne, la dynastie des Omeïades succomba aussitôt qu’elle eut perdu
l’appui des Arabes, dont le dévouement l’avait soutenue. Les chefs des villes
et des provinces secouèrent le joug de la subordination, et, s’étant jetés à
l’envi sur l’empire, ils s’en partagèrent les débris. Chacun d’eux s’arrogea
l’autorité suprême dans le lieu où il commandait et se posa en souverain.
Sachant comment les chefs étrangers qui servaient le p.321 gouvernement abbacide s’étaient conduits, ils usurpèrent
les titres et les emblèmes de la souveraineté, croyant que personne n’oserait
s’y opposer ni leur en faire un reproche [9].
En effet, l’Espagne était alors un pays *281 où
l’esprit de tribu et de corps avait cessé d’exister, ainsi que nous
l’indiquerons plus tard. Cet état de choses se prolongea et donna au poète Ibn
Chéref [10]
l’occasion de dire :
J’ai pris l’Espagne en
dégoût, à cause de ces noms de Motacem et Motaded,
Titres impériaux bien mal placés ; cela
fait penser au chat qui se gonfla pour atteindre la taille du lion.
Pour soutenir leur autorité, ils eurent leurs affranchis et leurs
clients, les serviteurs qu’ils s’étaient attachés par des bienfaits, les
Berbers, les Zénatiens et d’autres aventuriers venus de la Mauritanie. Ils
suivirent ainsi le système que les derniers Omeïades avaient adopté, lorsque la
puissance arabe s’était affaiblie dans le pays et que Ibn Abi Amer (el-Mansour)
s’était emparé [11]
de l’administration de l’empire. Dans plusieurs parties de l’Espagne, ces
usurpateurs fondèrent des royaumes considérables, à l’instar de celui dont ils
s’étaient partagé les provinces. Ils régnaient encore quand les Almoravides de
la tribu des Lemtouna, peuple dont l’esprit de corps était alors très puissant,
traversèrent le détroit, les dépossédèrent et renversèrent leur pouvoir. Les
roitelets espagnols n’avaient pas la force de se défendre, parce qu’il leur
manquait l’appui de cet esprit de race et de corps qui sert à fonder et à
protéger les empires. Tortouchi [12]
s’est imaginé que, dans tous les temps [13],
la force des empires consistait uniquement dans des corps de troupes qui
recevaient une solde mensuelle. Il le dit dans son ouvrage intitulé Siradj
el‑Molouk ; mais sa théorie n’explique pas comment les grands empires
(d’autrefois) p.322 ont fondé leur
autorité ; elle n’est exacte qu’à l’égard des dynasties modernes, dont
l’autorité est déjà bien établie, et dont le gouvernement appartient à une
seule famille, habituée depuis longtemps à l’exercice du commandement. Cet
auteur n’avait vu que des dynasties *282 tombées
en décadence, après avoir épuisé toutes les faveurs de la fortune, et qui
s’étaient maintenues d’abord par le dévouement de leurs créatures et de leurs
clients, puis en s’appuyant sur des troupes mercenaires. Il n’avait vu que les
petits royaumes qui s’étaient formés après la chute des Omeïades, quand les
Arabes de l’Espagne avaient perdu le sentiment de leur nationalité, et que
chaque gouverneur (de ville et de province) s’était déclaré indépendant. Il
avait vécu à Saragosse, sous El‑Mostaïn Ibn Houd et El‑Modhaffer, fils d’El‑Mostaïn.
Or ces princes ne pouvaient pas s’appuyer sur l’esprit national de la race
arabe, car ce peuple s’était abîmé dans le luxe depuis trois siècles. Tortouchi
ne voyait qu’un prince revêtu de l’autorité souveraine, à l’exclusion des
autres membres de la même famille, et une dynastie habituée au commandement
depuis l’origine de l’empire, depuis le temps où les derniers restes de
l’esprit de tribu existaient encore. L’autorité d’un tel souverain est admise
sans contestation tant qu’elle a pour appui un corps de troupes soldées. Cet
écrivain a donc parlé d’une manière trop absolue, n’ayant pas pris en considération
l’état des choses qui eut lieu pendant le premier établissement de la
dynastie. Or une dynastie ne peut se fonder sans le concours d’un peuple animé
d’un même esprit. Le lecteur voudra bien prendre en considération le principe
que nous venons d’exposer ; il y reconnaîtra encore une de ces voies
secrètes par lesquelles Dieu dirige sa puissance. Dieu donne la souveraineté à qui il veut.
Des
personnages appartenant à une famille royale parviennent quelquefois à fonder
un empire sans avoir eu l’appui de leur propre parti.
Cela peut arriver si le parti qui avait soutenu la famille du prince
était déjà parvenu à subjuguer un grand nombre de peuples. Dans les p.323 provinces situées sur les frontières de
l’empire, les chefs à qui cette famille avait confié des commandements
conservent toujours pour elle un profond sentiment de dévouement. Aussi,
lorsqu’un prince appartenant à cette illustre maison et nourri au sein de la
puissance est obligé de se réfugier auprès d’eux, ils se rallient autour de lui *283 pour le protéger et pour soutenir sa cause.
Dans l’espoir qu’il reprendra sa haute position [14]
et qu’il enlèvera le pouvoir à ses parents [15],
ils travaillent à fonder son autorité sur une base solide, et ne songent même
pas à partager le pouvoir avec lui. Ils se dévouent à la cause de leur protégé,
parce que le prestige du commandement l’entoure, lui et les siens [16],
et parce qu’ils regardent comme un article de foi qu’une obéissance entière
leur est due. S’ils cherchaient à partager l’autorité [17]
avec lui ou à l’exercer à son exclusion, ils perdraient la cause qu’ils
voulaient défendre [18].
Ce fut ainsi que les Idrîcides fondèrent un empire dans le Maghreb‑el‑Acsa [19]
et que les Fatémides établirent leur domination en Ifrîkiya et en Égypte. Ces
descendants d’Ali Ibn Abi Taleb (gendre de Mohammed) avaient abandonné l’Orient
pour se réfugier dans les provinces les plus éloignées du siège du khalifat, et
entrepris d’arracher le pouvoir aux mains des Abbacides. Cela eut lieu après
que la souveraineté des descendants d’Abd Ménaf eut passé des Omeïades dans la
famille de Hachem. (Les Idrîcides et les Fatémides), s’étant réfugiés dans le
fond du Maghreb, prirent les armes (contre la dynastie abbacide) et rallièrent
plusieurs fois les peuples berbères autour de leurs drapeaux. Les Auréba [20]
et les Maghîla embrassèrent la cause des p.324
Idrîcides ; les Kétama, les Sanhadja et les Hoouara se rallièrent
autour des Obéidites (Fatémides). Soutenus par ces bandes, les princes Alides
réussirent à fonder des dynasties, et à détacher le Maghreb entier du royaume
des Abbacides. Ensuite ils enlevèrent l’Ifrîkiya à l’autorité de la même
famille. Pendant que la domination des Abbacides reculait, celle des Fatémides
prenait de l’extension ; aussi ces derniers finirent par soumettre
l’Égypte, la Syrie et le Hidjaz. De cette manière, l’empire se trouva partagé
également entre les deux dynasties rivales. Les Berbers, qui avaient établi et
soutenu l’empire des Fatémides, ne cessèrent de leur montrer un dévouement sans
bornes, leur seule ambition étant d’obtenir des charges honorables à la cour
de cette famille [21].
Ils cédèrent ainsi au prestige dont l’exercice du pouvoir avait entouré les
descendants de Hachem [22],
et à la renommée que les Coreïchides et les tribus modérides avaient conquise
en subjuguant les autres peuples. En effet, la souveraineté *284 resta dans la lignée de Hachem jusqu’à la
ruine totale de l’empire des Arabes. Dieu décide, et personne ne peut
contrôler ses décisions. (Coran,
sour. XIII, vers. 41.)
La religion enseignée par un prophète
ou par un prédicateur de la vérité est la seule base sur laquelle on puisse
fonder
un grand et puissant
empire.
C’est par la conquête que se fondent les empires ; pour
conquérir, il faut s’appuyer sur un parti animé d’un même esprit de corps et
visant à un seul but. Or l’union des cœurs et des volontés ne peut s’opérer que
par la puissance divine et pour le maintien de la religion. Dieu lui-même a
dit : « Tu dépenserais toutes les richesses de la terre avant de
pouvoir réunir les cœurs. (Coran,
sour. VIII, vers. 64.) Ce verset fait entendre que les hommes, lorsqu’ils
livrent leurs cœurs aux vaines passions et au désir des biens mondains,
deviennent jaloux les uns des autres et que la discorde se met entre eux. Si,
au contraire, les cœurs se tournent vers la vérité et rejettent le monde et p.325 ses vanités pour l’amour de Dieu, ils
prennent tous une bonne direction ; les jalousies
disparaissent ; la discorde s’éteint, les hommes s’entr’aident avec
dévouement ; leur union les rend plus forts ; la bonne cause fait un
progrès rapide et aboutit à la fondation d’un grand et puissant empire. Plus
loin, nous reviendrons là‑dessus.
Une
dynastie qui commence sa carrière en s’appuyant sur la religion double la force
de l’esprit de corps qui aide à son établissement.
La religion, avons‑nous dit, est une teinture au moyen de laquelle on
fait disparaître les sentiments de jalousie et d’envie qui règnent chez les
peuples animés d’un fort esprit de corps. Elle donne à *285 tous les cœurs la même direction, celle de la vérité.
Aussi, lorsque un pareil peuple veut s’occuper de ses intérêts, rien ne peut
lui résister : il agit avec un ensemble parfait, visant toujours au même
but et s’exposant à la mort pour parvenir à ses fins. Les habitants de l’empire
dont ce peuple cherche à effectuer la conquête peuvent être bien plus nombreux
que leurs adversaires, mais ils forment plusieurs partis dont chacun travaille
follement pour ses intérêts privés et s’abstient, par lâcheté, de porter
secours à ses concitoyens. Bien qu’ils surpassent en nombre le peuple qui vient
les attaquer, ils ne sauraient lui résister. Vaincus dans la lutte, ils
s’éteignent rapidement, suite inévitable de l’amollissement des mœurs et de la
dégradation. Ce fut ainsi que, dans les premiers temps de l’islamisme, les
Arabes effectuèrent leurs grandes conquêtes : l’armée musulmane, forte de
trente et quelques mille guerriers, combattit à Cadeciya toutes les forces de
la Perse, composées de cent vingt mille hommes ; à Yermouk, elle se mesura
avec les troupes qu’Héraclius y avait rassemblées, et dont le nombre, s’il
faut en croire El‑Ouakedi [23],
montait à quatre cent mille hommes. Dans ces deux batailles, rien ne résista
aux Arabes ; ils mirent l’ennemi en pleine déroute et s’emparèrent de ses
dépouilles. Voyez encore les mêmes faits se reproduire quand les Lemtouna (les
Almoravides) et les Almohades fondèrent p.326
leurs empires. Il y avait alors dans le Maghreb bien des tribus assez
fortes par leur nombre et par leur esprit de corps pour résister aux
envahisseurs et même pour les vaincre ; mais elles avaient pour adversaires
des peuples dont l’esprit de corps s’était fortifié par une doctrine
religieuse qui, ramenant tous les cœurs vers un même but, leur enseignait à
mépriser la mort et les rendait invincibles. On voit par là comment une nation
s’affaiblit lorsqu’elle ne subit plus l’influence du sentiment religieux et
qu’elle s’appuie uniquement sur son esprit de corps. Une dynastie
maintient [24]
dans l’obéissance des peuples aussi forts qu’elle, et même plus forts, pourvu
qu’elle les ait vaincus après avoir doublé ses forces par l’influence de la
religion. Elle les asservit, quand même elle leur est inférieure en esprit de
corps et quoiqu’elle ait moins qu’eux les habitudes de la vie nomade.
Remarquez, *286 par exemple, ce qui
arriva aux Almohades avec les Zenata. Ceux‑ci étaient plus habitués à la vie
nomade [25]
que les Masmouda (les Almohades) ; ils les surpassaient aussi par
l’âpreté de leurs mœurs ; mais les Masmouda combattaient pour leur
religion sous la conduite du Mehdi, et ils avaient pris une teinture de
fanatisme qui doubla la force de leur esprit de corps. Aussi les Zenata
succombèrent tout d’abord, et durent obéir au gouvernement almohade, bien
qu’ils fussent plus forts que leurs adversaires, tant par l’esprit de tribu que
par leur habitude de la vie nomade. Mais, aussitôt que le sentiment religieux
eut cessé d’agir sur le vainqueur, les Zenata se révoltèrent dans toutes les
parties de l’empire et finirent par s’emparer du pouvoir. Rien ne résiste à la
volonté de Dieu.
Une
entreprise qui a pour but le triomphe d’un principe religieux ne peut réussir
si elle n’a pas un fort parti pour la soutenir.
Nous avons déjà fait observer que, pour rallier [26]
les hommes à une entreprise quelconque, on doit avoir l’appui d’un peuple
dévoué. Selon la tradition déjà citée, » Dieu n’envoie jamais un
prophète aux hommes p.327 à moins que ce
messager divin n’ait des protecteurs [27]
dans son propre peuple. » Puisqu’il en est ainsi à l’égard des prophètes,
hommes les plus capables d’exécuter des choses extraordinaires, il ne faut pas
s’étonner si des individus, sans être prophètes et sans l’appui d’un fort
parti, essayent en vain d’effectuer des conquêtes tout à fait en dehors de
l’ordre commun. Voyez, par exemple, la tentative d’Ibn Cassi [28],
chef des soufis (espagnols) et auteur d’un livre de dévotion mystique
intitulé Discalceatio [29].
Ayant pris les armes en Espagne, il se posa comme prédicateur de la vérité et
donna à ses partisans le nom de morîdîn (aspirants) [30]. Cela eut lieu peu de temps avant la
prédication du Mehdi (des Almohades). Son entreprise eut d’abord quelque
succès : les Lemtouna (Almoravides) s’étaient laissé accabler par les
Almohades, et l’Espagne ne renfermait plus aucun parti, aucune tribu capable de
lui résister. Mais à peine les Almohades eurent‑ils subjugué [31]
l’Afrique septentrionale qu’Ibn Cassi leur fit
*287 sa soumission. Du château d’Arkoch (los Arcos), place forte où il
s’était installé, il leur envoya un acte d’hommage et s’empressa de leur
remettre sa forteresse. Aussi fut‑il le premier partisan que les Almohades
trouvèrent en Espagne. La révolte d’Ibn Cassi fut appelée le soulèvement des aspirants [32].
p.328 On peut ranger dans cette
catégorie les tentatives de plusieurs individus, appartenant les uns à la basse
classe et les autres au corps des légistes, qui prirent les armes avec
l’intention de supprimer les abus et de réformer les mœurs. Pour accomplir cette
tâche et mériter la faveur de Dieu, bien des gens qui s’adonnent à la vie
religieuse et aux pratiques de la dévotion s’insurgent contre le gouvernement
tyrannique de leurs émirs. S’étant entourés d’une foule de partisans [33]
et d’aventuriers appartenant tous à la lie du peuple, ils se mettent à
commander le bien et à défendre le mal ; mais la plupart d’entre eux
courent à leur perte et succombent dans leur entreprise, sans avoir mérité la
faveur divine, car Dieu ne leur avait pas prescrit le devoir de réformer les
mœurs : il ne donne cette commission qu’aux hommes qui ont le pouvoir de
la remplir. Notre saint Prophète a dit : « Si quelqu’un d’entre vous
remarque des abus, qu’il les fasse disparaître en y portant la main ;
s’il ne le peut pas avec la main, qu’il y emploie la parole, et, si la langue
est trop faible, qu’il y travaille avec son cœur. » La puissance des rois
et des empires ne saurait être ébranlée ni renversée que par un homme ayant
pour soutien une puissante tribu ou un peuple animé d’un fort esprit de corps.
Les prophètes ont accompli leur mission parce qu’ils s’appuyaient sur le
dévouement de leurs tribus et de leurs familles. Voilà ceux qui réussissent
avec l’aide de Dieu. Si Dieu l’avait voulu, il aurait pu les soutenir avec les
forces de l’univers entier ; mais, dans sa haute sagesse, il ne changea
rien à la marche ordinaire des événements.
Un homme peut avoir toute l’aptitude nécessaire pour remplir les
devoirs de réformateur ; mais s’il ne se fait pas soutenir par un puissant
parti, il court à sa ruine. S’il revêt le masque de la religion dans le but
d’arriver à un haut rang dans le monde, il mérite bien de *288 voir frustrer ses projets et d’y perdre la
vie. On ne saurait faire triompher la cause de Dieu sans son approbation et son
assistance, sans le servir avec un cœur dévoué et sans avoir un zèle sincère
pour p.329 le bonheur des vrais croyants.
C’est là une vérité dont aucun musulman, aucun homme raisonnable ne saurait
douter.
Le premier mouvement de ce genre qui eut lieu dans l’empire musulman
se fit à Baghdad, lors de la guerre civile dans laquelle Taher tua El-Amîn. El‑Mamoun,
qui se trouvait alors dans le Khoraçan, tardait beaucoup à se rendre en
Irac ; puis il désigna comme son successeur dans le khalifat Ali Ibn Mouça
er‑Rida, un descendant d’El‑Hoceïn (petit‑fils de Mohammed). Les autres membres
de la famille abbacide condamnèrent hautement ce choix et, s’étant décidés à
prendre les armes, ils répudièrent l’autorité d’El‑Mamoun et le remplacèrent
sur le trône par Ibrahîm, fils d’El‑Mehdi. Pendant que Baghdad se trouvait
ainsi en proie à la sédition, la populace, les brigands et la soldatesque se
jetèrent sur les bons citoyens, les hommes paisibles ; ils dévalisaient
les voyageurs et vendaient ostensiblement dans les marchés les fruits de leurs
rapines. Comme les magistrats ne pouvaient empêcher ce scandale ni intervenir
en faveur des personnes qui se plaignaient d’être volées, tous les hommes pieux
et les gens de bien se concertèrent afin de mettre un terme aux brigandages. Un
derviche nommé Khaled parut alors dans Baghdad et somma le peuple de l’aider à
ramener l’ordre. Beaucoup de monde répondit à son appel ; il combattit les
bandits, les vainquit et les châtia avec la dernière sévérité. Peu de temps
après, un homme de la populace de Baghdad, nommé Abou Hatem Sehl Ibn Selama el-Ansari,
se montra avec un Coran suspendu à son cou et somma le peuple de mettre fin aux
abus [34],
de rétablir l’ordre et d’agir selon les prescriptions du livre de Dieu et
l’exemple du Prophète. Soutenu *289 par les
Hachemides (les Abbacides et les Alides) de tout rang et de toute classe, il
s’installa dans l’hôtel de Taher, y organisa des bureaux de recrutement et,
s’étant mis à parcourir la ville, il châtia les malfaiteurs qui dévalisaient
les passants et défendit à qui que ce fût de payer aux brigands un droit de
sauf‑conduit. Khaled le derviche ayant dit qu’il ne reprochait nullement au
sultan les p.330 malheurs qui étaient
arrivés, Sehl lui répondit : « Eh bien ! moi, je combattrai
quiconque agira contre les prescriptions du Coran et de la sonna ; peu m’importe que ce soit le sultan ou tout
autre. » Ceci se passa en l’an 201 (816-7 de J. C.). Vaincu par les
troupes qu’Ibrahîm Ibn el‑Mehdi avait expédiées contre lui, il tomba entre
leurs mains et eut beaucoup de peine à s’évader [35].
Un instant avait suffi pour ruiner sa puissance.
Dans la suite, plusieurs individus à l’esprit exalté suivirent les
mêmes errements ; ils entreprirent de maintenir la vérité, sans se douter
que pour y réussir ils devaient s’appuyer sur un parti très puissant, et sans
prévoir les résultats de leurs tentatives. Envers les gens de cette espèce, il
faut employer les moyens de la douceur, dans le cas où ils ont l’esprit
dérangé ; s’ils excitent des séditions, il faut les mettre à mort ou les
fustiger ; ou bien, il faut les rendre ridicules aux yeux du public et les
traiter comme des bouffons [36].
Quelques hommes se sont donnés pour le Fatémide attendu [37],
ou pour des agents chargés de rallier le peuple à sa cause ; mais aucun
d’eux ne savait qui était ce Fatémide et ce qu’il devait faire. La plupart de
ces individus ont été [38]
des gens à esprit faible, ou des insensés, ou bien des imposteurs qui, en
émettant de pareilles prétentions, cherchaient à saisir le commandement qui
était l’objet de leur ambition. *290 Ne
trouvant aucun moyen [39]
ordinaire pour parvenir au pouvoir, ils se servaient de celui-ci, sans prévoir
le malheur qui les attendait ni les suites fatales de leur révolte et de leur
imposture. Ce fut ainsi qu’au commencement de ce siècle (le huitième de
l’hégire) un nommé p.331 Et‑Touïzeri [40],
qui faisait profession de soufisme, partit dans la province de Sous et alla
s’installer dans le Mesdjid (ou
mosquée) de Massa [41],
lieu situé sur le bord de la mer (atlantique). S’étant donné pour le Fatémide attendu, il séduisit les gens du peuple, dont
l’esprit était déjà frappé par des prédictions annonçant que ce personnage
allait paraître et qu’il ferait de cette mosquée son quartier général. De cette
manière, il rassembla autour de lui une foule de Berbers, qui se précipitèrent
à sa rencontre ainsi que les papillons se laissent attirer par la lumière d’une
bougie. Leurs chefs finirent par reconnaître que cette tentative de rébellion
pourrait prendre une grande extension, et Omar es‑Sekçîouï [42],
celui d’entre eux qui commandait à toutes les tribus masmoudiennes, aposta des
émissaires qui assassinèrent l’imposteur dans son lit.
Vers la même époque, un autre intrigant, nommé El‑Abbas, se montra chez les Ghomara [43],
en se donnant aussi pour le Fatémide
attendu. Les imbéciles et les mauvais sujets de cette tribu s’étant
empressés de répondre à son appel, il se vit bientôt assez fort pour marcher
contre la ville de Badis [44]
et l’emporter d’assaut ; mais quarante jours seulement après avoir
commencé sa carrière, il subit le sort de ses devanciers et perdit la vie.
Nous pourrions citer encore un grand nombre d’exemples de ces folles
tentatives. On s’y laisse entraîner facilement parce qu’on ignore combien
l’appui d’un parti puissant est nécessaire dans une entreprise de cette
nature. Si l’on s’y jette avec le seul dessein de tromper le peuple, on mérite
de ne pas réussir et de subir le châtiment de son crime.p.332 *291
En effet, les partisans de la dynastie, le peuple qui l’a établie et
qui la soutient, doivent se distribuer par bandes dans les divers royaumes et
forteresses dont ils ont obtenu la possession. Il faut occuper le pays afin de
pouvoir le protéger contre l’ennemi et y faire respecter l’autorité du
gouvernement central. Parmi leurs attributions, ces détachements ont pour
mission de prélever l’impôt et de contenir les vaincus. Or, quand un empire a
éparpillé ses forces de cette manière, il épuise ses moyens d’action, et les
limites (extérieures) des provinces (qu’il a conquises) deviennent la frontière
de son territoire et marquent toute l’étendue qu’il est capable de prendre. Si
le souverain voulait essayer d’augmenter ses possessions, il n’aurait plus
assez de troupes pour tout garder, et donnerait à ses ennemis et aux États
voisins une occasion favorable de l’attaquer. La crainte qu’il leur inspirait
d’abord ne les retiendrait plus, et leurs tentatives audacieuses porteraient un
grand préjudice à son autorité. Si les forces de l’empire sont très nombreuses,
si l’on ne les affaiblit pas en les distribuant par détachements dans les
places fortes et sur les frontières,
l’empire a le moyen de s’emparer des régions situées en dehors de ses limites
et d’acquérir toute l’étendue qu’il peut recevoir.
Cela est dans la nature même des choses. L’esprit de corps est une
puissance naturelle ; chaque puissance produit des résultats, et c’est aux
résultats qu’on la reconnaît. Une dynastie est bien plus puissante dans le
siège de son gouvernement qu’aux extrémités et aux frontières de son empire.
Quand elle a étendu son autorité jusqu’aux
*292 frontières, elle ne saurait la porter plus loin. C’est ainsi que
s’affaiblissent les rayons de lumière qui émanent d’un point central, et les
ondulations circulaires qui s’étendent sur la surface de l’eau lorsqu’on la
frappe. Aussitôt que l’empire subit les premières atteintes de la vieillesse et
de la décrépitude, il rétrécit ses frontières, tout en conservant sa capitale,
et il continue à diminuer l’étendue de son p.333
territoire jusqu’au moment où il doit succomber, d’après la volonté de
Dieu, et perdre même sa capitale. Une dynastie qui se laisse enlever le siège
de sa puissance a beau conserver encore ses provinces frontières, elle
disparaît du monde [45]
à l’instant même. La capitale d’un État est, pour ainsi dire, le cœur de
l’empire ; à l’instar du cœur des animaux, il transmet les esprits vitaux
dans tous les membres du corps ; si l’on saisit le cœur, on met toutes les
extrémités en désarroi.
Voyez, par exemple, la Perse : aussitôt que les musulmans se
furent emparés d’El‑Medaïn, capitale de cet empire, toute la puissance des
Perses fut anéantie. Les provinces frontières étaient cependant restées au
pouvoir de Yezdeguird ; mais cela ne lui servit de rien. Il en fut tout le
contraire de la domination de l’empire grec en Syrie : lorsque les
musulmans eurent enlevé ce pays aux Grecs, ceux‑ci se retirèrent vers
Constantinople, siège de leur empire ; aussi la perte de la Syrie ne leur
nuisit pas. En effet, leur puissance se maintiendra jusqu’à ce que Dieu
veuille en permettre la chute. Voyez aussi les Arabes dans les premiers temps
de l’islamisme. Comme ils étaient très nombreux, ils s’emparèrent facilement
des pays voisins : la Syrie, l’Irac et l’Égypte tombèrent promptement
entre leurs mains. Alors ils portèrent leurs armes plus loin et envahirent le
Sind, l’Abyssinie, l’Ifrîkiya et le Maghreb ; ensuite ils pénétrèrent en
Espagne. S’étant fractionnés en bandes, afin d’occuper ces royaumes et de
garder ces frontières étendues, ils finirent par perdre de leur force et se
trouvèrent dans l’impossibilité de faire de nouvelles conquêtes ; aussi
l’islamisme se trouva‑t-il arrêté dans son progrès et n’alla pas plus loin.
Parvenue à cette limite extrême, la domination musulmane commença *293 un mouvement rétrograde qui doit continuer
jusqu’à ce que Dieu permette la ruine de cet empire. Tel a été le sort des
États qui se sont formés depuis (l’établissement de l’islamisme) ; qu’ils
aient eu à leur disposition beaucoup de troupes ou peu, aussitôt qu’ils les
eurent p.334 distribuées dans les provinces,
ils ne purent plus effectuer des conquêtes.
La
grandeur d’un empire, son étendue et sa durée sont en rapport direct avec le
nombre de ceux qui l’ont fondé.
C’est avec l’aide d’un corps puissant qu’on parvient à fonder un
empire. Ce corps se compose de troupes que l’on doit distribuer ensuite dans
les États et les provinces dont l’empire se compose, afin d’y tenir garnison.
Plus la tribu et le peuple qui ont fondé un grand empire sont nombreux, plus
cet empire est fort, et plus il possède de provinces et de territoires. Nous en
voyons un exemple dans l’empire islamique : lorsque Dieu eut rallié tous
les Arabes à la religion, le nombre des musulmans qui prirent part à
l’expédition de Tebouk, dernière campagne entreprise par le Prophète, montait à
cent vingt mille, tant cavaliers que fantassins. De ces guerriers les uns
appartenaient à la grande tribu de Moder et les autres à celle de Cahtan.
Ajoutez à cette masse les gens qui embrassèrent l’islamisme pendant le temps
qui s’écoula depuis cette expédition jusqu’à la mort du Prophète. Lorsque ces
Arabes se mirent en marche pour conquérir des royaumes, aucune forteresse,
aucun pays, quelque bien protégé qu’il fût, ne put leur résister. Ils
envahirent le territoire des Perses et celui des Grecs, de ces deux peuples qui
formaient alors les plus puissantes nations du monde. Ils attaquèrent les Turcs
en Orient, les Francs et les Berbers en Occident et les Goths en Espagne.
S’étant *294 portés, depuis le Hidjaz jusque
dans le Sous El‑Acsa, et depuis le Yémen jusque chez les Turcs, dans la région
la plus reculée du nord, ils étendirent leur domination sur les sept climats.
Voyez ensuite l’empire des Sanhadja (Zîrides) et celui des Almohades, comparés
à celui des Fatémides, qui précéda ceux‑ci. Comme la tribu des Ketama, celle
qui avait établi la dynastie fatémide sur le trône, était plus nombreuse que
les tribus des Sanhadja et des Masmouda (Almohades), elle les surpassa aussi
par l’étendue de l’empire qu’elle fonda. L’Ifrîkiya, le Maghreb, la Syrie,
l’Égypte et le Hidjaz leur p.335 étaient
soumis. Après eux on vit s’élever l’empire des Zenata. Ce peuple, depuis le
commencement de sa carrière, avait toujours été moins nombreux que les
Masmouda ; aussi leur était‑il inférieur quant à l’étendue de son empire.
Le même fait se reconnaît encore quand on considère l’état des Zenatiens [46]
du Maghreb : celui des Mérinides (en Maroc) et celui des Beni Abd el‑Ouad
(à Tlemcen). Lorsque les Mérinides commencèrent à faire des conquêtes, ils
étaient plus nombreux que les Beni Abd el‑Ouad ; aussi les surpassèrent‑ils
par la puissance et l’étendue de leurs possessions ; ils les vainquirent
même à plusieurs reprises. On assure que les Mérinides avaient d’abord trois
mille hommes sous les armes, et que les Beni Abd el‑Ouad n’étaient que
mille [47].
Il est vrai que ces nombres augmentèrent plus tard, avec le progrès du bien‑être
général et par l’adjonction d’une foule de partisans.
Donc l’étendue d’un empire et sa puissance sont en rapport direct avec
le nombre de ceux qui l’ont fondé. Il en est de même de la durée des empires.
La durée de toute chose qui a eu un commencement dépend de la force du
tempérament de cette chose ; or le tempérament des empires [48],
c’est l’esprit de corps. Plus cet esprit est fort, plus l’empire se distingue
par la vigueur de son tempérament et par sa durée. C’est dans les masses
nombreuses que l’esprit de corps se développe le mieux, ainsi que nous l’avons
déjà dit.
Ce que nous venons d’exposer dépend d’une cause réelle. Quand un
empire commence à perdre de son étendue, c’est aux frontières que ce
rétrécissement a lieu [49].
S’il se compose d’un grand nombre de provinces, ses frontières seront très
éloignées de la capitale et auront un vaste développement. Chaque perte de
territoire a lieu dans un certain temps. Si les provinces sont nombreuses, ces
époques de diminution seront nombreuses aussi ; car chaque province a un
temps pour se maintenir et pour faiblir. (Donc un empire renfermant beaucoup
de provinces) aura une longue durée.
p.336 Voyez, par exemple, comment
l’empire des Arabes musulmans s’était maintenu plus longtemps que tout autre.
Nous ne parlons pas ici seulement de la dynastie abbacide, qui siégeait au
centre même de l’empire, mais aussi de celle des Omeïades qui s’étaient retirés
en Espagne ; toutes les deux avaient duré jusqu’au commencement du Ve siècle de
l’hégire. Celle des Fatémides se maintint pendant près de deux cent quatre‑vingts
ans. Celle des Sanhadja, qui relevait de l’empire fatémide, à partir de
l’époque où Maadd el-Moëzz investit Bologguîn Ibn Zîri du gouvernement de
l’Ifrîkiya, se maintint depuis l’an [50]
358 jusqu’à l’an 557, époque ou les Almohades lui enlevèrent la Calaâ [51]
et Bougie. L’empire almohade (hafside) de nos jours a subsisté plus de deux
cent soixante et dix ans ; ainsi la durée des empires est en rapport
direct avec le nombre des guerriers qui les avaient fondés ; règle que Dieu lui-même a suivie dans sa
conduite envers les hommes. (Coran, sour. XL, vers. 85.)
Cela provient de la diversité d’opinions et de sentiments qui règne
chez ces peuples. Chaque opinion, chaque sentiment, trouve un parti pour le
soutenir ; aussi les révoltes sont‑elles très fréquentes contre l’autorité
de l’empire (que l’on vient d’y fonder). L’empire a beau s’appuyer sur le
dévouement de ses partisans ; les peuples qu’il tient en soumission *296 ont aussi un esprit de corps, et chaque
peuple se croit assez fort pour rester indépendant. Voyez, par exemple, ce qui
s’est passé en Ifrîkiya et en Maghreb depuis le commencement de l’islamisme
jusqu’à nos jours. La population de ces contrées est composée de Berbers,
peuple organisé en tribus dont chacune est animée d’un vif esprit de corps. Ibn
Abi Sarh leur fit éprouver une première défaite ainsi qu’aux Francs (qui
étaient avec eux) ; mais cela n’eut aucun résultat ; ils prirent
l’habitude de se révolter et d’apostasier ; à chaque instant ils se
mettaient en insurrection, sans se laisser contenir par p.337 les châtiments que leur infligeaient les armées
musulmanes. Lorsque l’islamisme eut pris pied chez eux, ils retombèrent dans
leurs habitudes de révolte et embrassèrent les opinions religieuses des Kharedjites.
Ces mouvements eurent lieu à plusieurs reprises. « Les Berbers du Maghreb,
dit Ibn Abi Zeïd [52],
apostasièrent jusqu’à douze fois, et la doctrine de l’islamisme ne s’établit
définitivement dans leurs cœurs qu’à partir de l’administration de Mouça Ibn
Noceïr. » Omar (le khalife), voulant désigner cet état de choses, disait
que l’Ifrîkiya semait la discorde [53]
dans les cœurs de ses habitants. Par ces paroles il donnait à entendre que
cette contrée était remplie de tribus et de peuplades ; ce qui
portait les habitants à la désobéissance et à l’insubordination.
Dans l’Irac, à la même époque, ainsi qu’en Syrie, un pareil état de
choses n’existait pas. L’un de ces pays avait des troupes perses pour le
garder, et l’autre, des troupes grecques. Ces armées consistaient en un
mélange de gens de toute espèce, habitants des villes. Quand les musulmans
eurent effectué la conquête de ces deux pays, il n’y eut plus de résistance ni
de révoltes à craindre. Dans le Maghreb, au contraire, les tribus berbères
étaient innombrables ; elles s’adonnaient toutes à la vie nomade, et
chacune d’elles avait pour se soutenir un vif esprit de corps et de famille.
Chaque fois qu’une de ces peuplades venait à s’éteindre, une autre la
remplaçait et en adoptait les habitudes de révolte et d’apostasie ; aussi
les Arabes durent travailler longtemps avant de pouvoir établir l’autorité de
l’empire musulman dans l’Ifrîkiya et dans le Maghreb.
*297 En Syrie, les Israélites
trouvèrent des tribus composées de Philistins, de Canaanéens, de descendants
d’Ésaü, de Madianites, de p.338 descendants de
Lot (les Moabites), d’Édomites, d’Araméens, d’Amalécites, de Gergéséens et de
Nabatéens ; ceux‑ci se tenaient du côté de la Mésopotamie et de Mosul. Le
nombre de ces tribus, ainsi que la diversité de leurs sentiments et de leurs
intérêts, était immense. Les Israélites éprouvèrent donc de grandes difficultés
avant de pouvoir établir leur domination dans ce pays et y fonder un empire.
Leur autorité fut souvent ébranlée par des révoltes, et ils se laissèrent
infecter eux-mêmes par l’esprit de désordre qui animait leurs sujets. Aussi se
mirent‑ils souvent en insurrection contre leurs rois, et ils n’eurent jamais un
empire solidement établi. Vaincus par les Perses, puis par les Grecs, ils
furent enfin subjugués et dispersés par les Romains.
Il en est tout autrement des pays où l’esprit de corps et de tribu
n’existe pas. On peut y fonder un empire facilement ; le souverain est
toujours sans inquiétude, parce que les soulèvements et les révoltes y sont
très rares. Cet empire n’a pas besoin de s’appuyer sur une foule de partisans
animés d’un même esprit de corps. Telle est l’Égypte, ainsi que la Syrie de nos
jours ; il n’y a pas de tribus ni de peuplades organisées en bandes ;
on pourrait même croire que ce dernier pays n’avait jamais été une pépinière de
tribus. Le sultan d’Égypte vit dans une tranquillité parfaite, tant est rare
dans cette contrée l’esprit de faction et de révolte. Là on ne trouve qu’un
souverain et des sujets obéissants. Le gouvernement, dirigé par un prince
d’origine turque et soutenu par des bandes (de mamlouks) appartenant à la même
race, passe d’un souverain à un autre, de famille en famille. Il s’y trouve
aussi un khalife que l’on intitule l’Abbacide et qui descend des khalifes de
Baghdad.
De nos jours, le même état de choses se voit en Espagne, pays *298 gouverné par Ibn el‑Ahmer. Quand la
dynastie de ce prince commençait à s’établir, elle n’était pas très forte et
n’avait pas beaucoup de troupes. Les Beni ’l‑Ahmer appartiennent à une de ces
familles arabes qui avaient été au service des Omeïades et dont il ne restait
qu’un très petit nombre. Lorsque le gouvernement des Arabes fut renversé en
Espagne et que les Berbers lemtouniens (almoravides) et les p.339 Almohades eurent effectué (successivement)
la conquête de ce pays, les musulmans espagnols furent tellement opprimés et
maltraités par les vainqueurs, que leurs cœurs en furent remplis de haine et
d’indignation. A l’époque où le gouvernement des Almohades tirait vers sa fin,
les Cids [54]
(ou princes) de cette dynastie cédèrent au roi chrétien un grand nombre de
forteresses, dans l’espoir d’obtenir de lui [55]
des secours qui les mettraient en mesure d’entreprendre la conquête de Maroc,
capitale [56]
de l’empire. Toutes les anciennes familles arabes qui étaient restées en
Espagne et qui conservaient encore leur esprit national se réunirent
alors ; peu disposées par leur origine à rester dans des villes et à
séjourner dans des établissements fixes, elles s’étaient consacrées à la vie
militaire, et servaient dans les milices de l’empire [57].
Ibn Houd (roi de Saragosse), Ibn el‑Ahmer (le Nasride, sultan de Grenade), et
Ibn Merdenîch (chef de l’Andalousie orientale) [58],
appartenaient chacun à une de ces familles. Le premier, ayant saisi le
commandement, fit proclamer en Espagne l’autorité spirituelle des khalifes
abbacides, souleva le peuple contre les Almohades, dont il venait de répudier
la souveraineté, et parvint à les expulser du pays. Ensuite Ibn el‑Ahmer aspira
au pouvoir et, ne voulant pas reconnaître pour chef religieux le khalife
abbacide, ainsi que l’avait fait Ibn Houd, il fit prononcer la prière publique
au nom d’Ibn Abi Hafs, chef almohade et souverain de l’Ifrîkiya. Pour s’emparer
du pouvoir, il n’eut besoin que d’un très faible parti, composé de membres de
sa propre famille, qu’on nommait les Roouça (les rêïs p.340 ou chefs). Il pouvait se passer d’un corps
plus nombreux parce que l’esprit de tribu existait à peine parmi les
populations du pays. Là aussi il n’y avait qu’un souverain et des sujets. Plus
tard, il prit les armes [59]
contre le roi chrétien et, s’étant attaché les princes zenatiens [60],
qui avaient traversé le détroit pour se réfugier chez lui, il en forma un corps
de troupes, auxquelles il confia la garde de ses
*299 forteresses et de ses frontières. Le souverain zenatien (mérinide)
qui régnait sur le Maghreb avait conçu l’espoir de s’emparer de
l’Espagne ; mais ce corps de réfugiés seconda Ibn el‑Ahmer avec
dévouement, et le soutint jusqu’à ce qu’il pût rétablir ses affaires, concilier
les esprits et se mettre à l’abri de toute attaque. L’autorité reste encore
dans sa famille.
Il ne faut pas croire qu’Ibn el‑Ahmer ait pu fonder un empire sans
être soutenu par un parti animé d’un certain esprit de corps. Lorsqu’il
commença sa carrière il avait un parti, assez faible, il est vrai, mais
parfaitement suffisant pour l’exécution de ses projets. En effet, l’esprit de
tribu et de corps n’était pas fort en Espagne ; ce prince n’avait donc
aucun besoin d’un nombreux corps de partisans afin de faire la conquête du
pays. Dieu seul peut se passer de l’appui
de ses créatures.
Dans un
empire, le souverain est naturellement porté à se réserver toute
l’autorité [61] ; on s’y abandonne au luxe, à l’indolence et au
repos [62].
Commençons par l’esprit d’autocratie. C’est par l’influence de
l’esprit de corps que se fondent les empires [63],
ainsi que nous l’avons dit. Or un peuple animé d’un vif sentiment de sa dignité
se compose p.341 d’un grand nombre de
tribus dont une seule est plus forte que toutes les autres ensemble, et les
domine au point de les réunir et de les absorber. C’est ainsi que se forment
des associations capables de soumettre les autres peuples et conquérir des
empires. Pour éclaircir ce principe, nous ferons observer que l’esprit de corps
dans une tribu est comme le tempérament dans les êtres créés. Le tempérament
est un mélange des (quatre) éléments, ainsi que nous l’avons exposé ailleurs.
Or un mélange d’éléments qui se neutralisent ne saurait former un
tempérament : pour que cet effet se produise, il faut absolument que l’un
des éléments prédomine sur les autres. Il en est de même pour un nombre de
familles réunies en tribu et animées d’un même esprit de corps : une de
ces familles doit être assez forte pour *300 tenir
ensemble les autres, les absorber, les combiner en un seul corps et concentrer
en elle‑même tous les sentiments patriotiques qui les animaient. L’esprit de
corps, porté de cette manière à son plus haut degré d’intensité, ne se trouve
que dans les familles illustres qui ont l’habitude du commandement. Dans une
telle maison, il faut qu’un des membres ait le pouvoir d’imposer ses volontés
aux autres. Cet individu doit à la supériorité de sa naissance l’avantage de
commander en chef à toutes les [64]
familles de la confédération. Comme la hauteur et la fierté sont des sentiments
naturels à l’espèce humaine [65],
le chef d’un peuple ne consent jamais à partager son pouvoir avec un autre, ni
à lui permettre de commander ou d’administrer. Ainsi se développe l’amour‑propre,
sentiment qui est dans la nature de l’homme ; ainsi s’établissent les
principes que la nécessité de gouverner rend indispensables. Le chef, par
exemple, doit être unique ; avec plusieurs surviendraient des conflits
très nuisibles à la communauté. Et, s’il
y avait dans (le ciel et sur la terre) plusieurs dieux, ces deux (régions) auraient déjà péri. (Coran, sour.
XXI, vers. 22.)
Un chef suprême réprime l’ambition des familles placées sous ses
ordres ; il courbe l’audace des autres chefs et ne leur laisse aucun p.342 espoir de partager le pouvoir avec lui. Il
dompte l’ardeur des autres familles qui aspirent au commandement et les empêche
d’y arriver ; autant que possible, il se réserve toute l’autorité et n’en
laisse à personne la moindre portion [66].
Gardant pour lui-même tout le pouvoir, il ne consent jamais à le partager. Le
fondateur d’un empire possède toute l’autorité ; son successeur en perdra
probablement une partie, ou bien ce sera le troisième souverain de la dynastie.
Cela dépendra de l’esprit d’indépendance qui anime ses subordonnés et de leurs
moyens de résistance. Ce que nous venons d’indiquer doit nécessairement arriver
dans tous les empires ; c’est une
des lois observées par Dieu à l’égard de ses créatures. (Coran, sour. XL, vers. 85.)
Passons aux causes qui amènent les habitudes du luxe. Un peuple qui en
a vaincu un autre et qui a enlevé l’autorité souveraine à ceux qui l’exerçaient parvient à un haut degré de bien‑être et d’aisance.
Les habitudes du luxe se développent rapidement chez lui et il abandonne la
vie dure et grossière qu’il avait menée jusqu’alors, afin de jouir du superflu
et de tous les plaisirs délicats qui font le charme de l’existence. Il adopte
les usages du peuple qu’il vient de remplacer
*301 et commence bientôt à s’apercevoir combien le superflu est indispensable.
Se laissant entraîner vers toutes les jouissances, il déploie une grande
recherche dans sa table, ses vêtements, son mobilier et sa vaisselle. Les
individus rivalisent à qui aura les choses les plus belles, et ils tâchent de
surpasser les peuples voisins par l’excellence de leur cuisine, la richesse de
leurs habits et l’élégance de leurs montures. Cela sert d’exemple à leurs
descendants et ne discontinue pas jusqu’à la fin de l’empire. Le degré
d’aisance dont ils jouissent est en rapport avec l’étendue de leur
domination ; chez eux le luxe atteint une limite qui est déterminée par la
grandeur de l’empire, par sa force et par les habitudes du peuple auquel ils
ont succédé.
Quant à l’amour de l’indolence et du repos, nous dirons qu’un peuple
ne parvient pas à posséder un empire, à moins d’en p.343
entreprendre la conquête. Les fatigues qu’il consent à subir afin d’y
parvenir ont pour terme le triomphe de ses armes et l’acquisition du pouvoir.
Parvenu au but, il discontinue ses efforts.
J’ai admiré comment la fortune a travaillé
pour me tenir séparé de ma bien-aimée, et comment, après notre union, elle a
cessé ses efforts.
Après l’acquisition de l’empire, les vainqueurs renoncent aux travaux
et aux fatigues qu’ils s’étaient volontairement imposés et ils cherchent le
repos, la tranquillité et le désœuvrement. Ils s’occupent à goûter les fruits
de la domination, à se bâtir de beaux édifices, de belles maisons et à se
procurer de riches habillements. Ils élèvent des palais, ils construisent des
fontaines, ils plantent des jardins et se livrent à la jouissance des biens mondains.
Préférant le repos aux fatigues, ils ne s’occupent que de beaux habits, de mets
recherchés, de vaisselle et de tapis. S’étant accoutumés à ce genre de vie, ils
en transmettent l’habitude à leurs descendants. Le luxe ne cesse de croître
chez eux, jusqu’à ce que Dieu
fasse connaître sa volonté définitive. *302
Lorsqu’un
empire a acquis sa forme naturelle par l’établissement de l’autocratie et par
l’introduction du luxe, il tend vers sa décadence.
Ce principe peut se démontrer de plusieurs manières : d’abord,
l’établissement de l’empire entraîne nécessairement celui de l’autocratie.
Tant que les familles (dont se compose la tribu) participent au pouvoir et
qu’elles travaillent avec ensemble pour le maintenir, leur désir de vaincre et
leur ardeur à se défendre servent de frein à leur insubordination et à leur
orgueil, en les portant toutes à la recherche de la gloire. Pour élever
l’édifice de cette gloire, elles affrontent la mort avec joie et préfèrent le
trépas au déshonneur. Si un membre de la tribu parvient à s’emparer de toute
l’autorité, il réprime leur insubordination, les tient en bride et s’attribue
tout le butin à leur exclusion. Dès lors, leur ardeur pour la gloire se
refroidit, leur courage fléchit et elles s’habituent à l’abaissement et à la
soumission. La p.344 génération qui
les remplace, ayant été élevée dans la dégradation, se figure que la solde dont
le sultan la gratifie est la juste rétribution du service qu’elle lui rend en
le soutenant par les armes et en protégeant le territoire de l’empire. Elle ne
le comprend pas autrement. Dans cette race déchue, on trouve rarement un
individu qui accepte une solde avec la pensée que cela l’oblige à risquer sa
vie ; aussi l’empire s’affaiblit et, en perdant les forces qu’il tenait
de l’esprit de corps, il s’engage dans une voie qui mène à la décadence et à la
décrépitude.
En second lieu, il est dans la nature des choses que le luxe s’introduise
dans un empire, ainsi que nous l’avons déjà exposé. On prend de plus en plus
les habitudes du faste, on dépense au delà des traitements, le revenu devient
insuffisant, les pauvres meurent d’indigence, les riches dissipent leurs
émoluments en dépenses *303 de luxe, et cet
état de choses s’empire de génération en génération, jusqu’à ce que les
traitements deviennent insuffisants. On commence alors à sentir les atteintes
du besoin ; le sultan ordonne aux officiers de réserver leurs moyens pour
les frais des expéditions militaires, et, comme ils ne le peuvent pas, il les
punit, saisit les revenus assignés à la plupart d’entre eux, se les approprie,
ou les donne à ses enfants et à ses protégés. Cela rend impossible aux officiers
de remplir leurs devoirs et affaiblit ainsi la puissance du maître de l’empire.
De plus, lorsque le luxe a fait de grands progrès dans une nation et
que les traitements deviennent insuffisants, le chef de l’État, c’est-à-dire,
le sultan, se voit forcé de les augmenter, afin de tirer d’embarras ses
employés et de réparer les brèches faites à leur fortune. Or l’impôt produit
une somme fixe que l’on ne saurait augmenter ni diminuer, et l’accroissement
que l’on voudrait lui donner en établissant des impôts extraordinaires a aussi
une limite infranchissable. Si l’on veut consacrer les revenus de l’État à la
solde de l’armée, et qu’on augmente cette solde afin de remédier aux embarras
dans lesquels les militaires se sont jetés par leurs habitudes de luxe et de
dépense, on commencera par diminuer le nombre des troupes.
p.345 L’augmentation accordée, le luxe
fait de nouveaux progrès, une nouvelle augmentation devient nécessaire et le
nombre des troupes continue à diminuer ; cela se répète une troisième et
une quatrième fois, jusqu’à ce que l’armée, étant maintenant très réduite, ne
suffit plus à la garde [67]
du pays. L’empire montre sa faiblesse ; les nations voisines, ou bien les
peuplades et les tribus soumises à son autorité, s’enhardissent au point de
l’attaquer ; enfin il disparaît du monde, avec la permission de Dieu, dont
la volonté a prescrit un sort semblable à tout ce qu’il a créé.
Ajoutons que le luxe corrompt le peuple en portant les esprits vers *304 le mal et la dépravation, ainsi que nous
l’expliquerons dans la section qui traite de la vie sédentaire. On perd alors
les nobles qualités qui servent à désigner une race digne de commander, et l’on
se fait remarquer par des vices qui annoncent le mouvement rétrograde, la ruine
de l’État. Tel est le sort que Dieu réserve à toutes ses créatures. L’empire
tombé en décadence voit disparaître sa prospérité, et subit périodiquement les
attaques de la décrépitude jusqu’à ce qu’il succombe.
Troisièmement, dans un empire, on est porté naturellement à aimer la
tranquillité et le repos. Comme toutes les habitudes, l’indolence devient pour
le peuple une seconde nature. La génération suivante, ayant été élevée au sein
de l’abondance [68]
et dans le luxe, n’a plus cette rudesse de mœurs qui se contracte dans la vie
nomade ; elle a perdu cette bravoure qui mène aux conquêtes, elle a oublié
ses habitudes de brigandage, elle ne sait plus ni voyager dans le désert, ni se
diriger dans les lieux solitaires. Un tel peuple ne se distingue de la vile
populace que par sa finesse d’esprit et par son habillement ; il devient
incapable de garder le pays, il perd son énergie et sa vigueur. Tout cela
retombe sur l’empire, revêtu déjà de la robe de la vieillesse. Ces gens
continuent à prendre de nouvelles habitudes de luxe en jouissant de la vie
sédentaire ; ils s’abandonnent au repos, à p.346
l’indolence et à la mollesse ; plus ils s’y plongent, plus ils
s’éloignent de la simplicité de la vie nomade et plus ils se dépouillent de la
rudesse *305 de mœurs qui naît dans le
désert ; ils perdent ce courage au moyen duquel ils avaient protégé
l’empire ; et ils deviennent une telle charge pour le gouvernement qu’ils
auraient eux‑mêmes besoin de troupes pour les protéger. Le lecteur en trouvera
assez d’exemples dans l’histoire des diverses dynasties [69] ;
qu’il consulte ces volumes [70]
et il conviendra que nous avons raison.
Il arrive quelquefois que, dans un empire atteint de la faiblesse que
produisent le repos et les jouissances du luxe, le souverain prend des
partisans et des défenseurs chez les autres peuples ; il choisit des
hommes habitués à mener une vie rude et il en forme un corps de milices bien
plus vaillant que les anciennes troupes, bien plus capable de soutenir les
fatigues de la guerre, la faim et les privations. De cette manière, il remédie
à la décrépitude qui allait atteindre l’empire. Cela est arrivé en Orient pour
l’empire des Turcs (mamlouks) ; la majeure partie de l’armée se compose
des dépendants et des clients des chefs. Le sultan choisit parmi les esclaves
que l’on importe dans le pays un certain nombre d’hommes pour en faire des
cavaliers et des fantassins. Ces nouvelles troupes sont plus braves et plus
endurcies aux fatigues que leurs prédécesseurs, les fils des mamlouks, gens
élevés dans les délices, au sein du pouvoir et sous l’abri de la souveraineté.
En Ifrîkiya, le même fait s’est reproduit ; le sultan almohade
choisit ordinairement ses troupes parmi les tribus zenatiennes et
arabes ; il en augmente le nombre tous les jours et laisse [71]
de côté les Almohades, peuple énervé par le luxe. De cette manière, l’empire
reçoit une nouvelle vie et se garantit contre les atteintes de la décrépitude.
Dieu est l’héritier de la terre et de
tout ce qu’elle porte !
p.347 Selon les médecins et les
astrologues, la vie naturelle de l’homme
*306 est de cent vingt ans, de l’espèce que ceux‑ci nomment grandes
années lunaires. La vie, dans chaque race d’hommes, est sujette à des
variations, sa durée étant déterminée par les conjonctions (des corps
célestes) [73].
Elle dépasse quelquefois ce nombre d’années et quelquefois elle ne les atteint
pas ; ainsi les hommes nés sous certaines conjonctions vivent jusqu’à
cent ans, d’autres jusqu’à cinquante et d’autres jusqu’à quatre‑vingts ou
soixante et dix. Selon les observateurs (des corps célestes), tout cela dépend
des indications fournies par les conjonctions. Pour la race actuelle des
hommes, la durée de la vie est de soixante ou soixante et dix ans ; ainsi
que cela se trouve mentionné dans une des paroles attribuées au Prophète. La
vie naturelle de l’homme, celle dont la durée est de cent vingt ans, ne se
prolonge que très rarement au delà de ces limites ; cela dépend de
certaines positions extraordinaires de la sphère céleste. Nous en voyons un
exemple dans Noé, ainsi que dans un petit nombre d’Adites et de Thémoudites. La
durée de la vie des empires varie aussi sous l’influence des conjonctions,
mais, en général, elle ne dépasse pas trois générations. La vie d’une
génération est de la même longueur que l’âge moyen de l’homme ; à savoir,
quarante ans, période à laquelle la croissance du corps est parvenue à son
terme. Dieu a dit : Lorsqu’il
parvient à la maturité (de l’âge) et
atteint quarante ans, etc. [74]
Voilà pourquoi, nous avons dit que la vie d’une génération est égale à l’âge
moyen de l’homme, et notre assertion se trouve justifiée par ce trait de la
sagesse divine qui fixa à quarante ans, l’espace de temps que les Israélites
devaient passer dans le désert. Ce terme fut choisi afin de faire disparaître
du monde la génération qui vivait alors et de la remplacer par une autre à
laquelle l’humiliation de l’esclavage p.348 était
inconnue. Cela nous porte à regarder l’espace de quarante ans, qui est l’âge
(moyen) de l’homme, comme égal à la vie d’une génération.
Nous avons dit que la durée d’un empire ne dépasse pas ordinairement
trois générations. En effet, la première génération conserve son caractère de
peuple nomade, les rudes habitudes de la vie sauvage, *307 la sobriété, la bravoure, la passion du brigandage et
l’habitude de s’entre‑partager l’autorité ; aussi l’esprit de tribu dans
cette génération reste en vigueur ; son glaive est toujours affilé, son
voisinage redoutable, et les autres hommes se laissent vaincre par ses armes.
La possession d’un empire et le bien‑être qui s’ensuit influent sur le
caractère de la seconde génération ; chez elle, les habitudes de la vie
nomade se remplacent par celles de la vie sédentaire, la pénurie est changée en
aisance et la communauté du pouvoir en autocratie. Un seul individu exerce
toute l’autorité ; le peuple, trop indolent pour essayer de la
reconquérir, échange l’amour de la domination contre l’avilissement et la
soumission. L’esprit de corps qui l’anime s’affaiblit à un certain degré ;
mais on aperçoit que cette génération, malgré son abaissement, en a conservé encore
une portion considérable [75],
qu’elle tenait de la génération précédente. Elle en a connu les mœurs, la
fierté, l’amour de la gloire, l’ardeur à repousser l’ennemi et à se
défendre ; aussi ne peut‑elle perdre cet esprit tout à fait. Elle espère
même reprendre un jour tous ces traits de caractère ; peut‑être penset‑elle
qu’elle les possède encore.
La troisième génération a oublié complètement la vie nomade et les
mœurs agrestes du désert ; elle ne reconnaît plus les douceurs de la
gloire et de l’esprit de corps, habituée, comme elle l’est, à subir la
domination d’un maître et plongée, par l’influence du luxe, dans toutes les
délices [76]
de la vie. Des hommes de cette espèce sont une charge pour l’empire ; à
l’instar des femmes et des enfants, ils ont besoin de protecteurs ; chez
eux l’esprit de corps s’est éteint, le courage de se défendre, p.349 de repousser un ennemi ou de l’attaquer
leur manque, et, malgré cela, ils cherchent à en imposer au public par leur
équipement (militaire), leur habillement, leurs airs d’habiles cavaliers et
leur ton présomptueux. Mais cela n’est qu’un faux vernis ; car ils sont,
en général, *308 plus lâches que des
femmes [77],
et si on les attaque, ils sont incapables de résister. Le souverain s’appuie
alors sur des étrangers d’une bravoure reconnue, et s’entoure d’affranchis et
de clients en nombre à peu près suffisant pour la défense du pays. Dieu permet
enfin que cet empire succombe avec tout ce qui en dépend. Cela fait voir que,
dans l’espace de trois générations, les empires arrivent à la décrépitude et
changent entièrement de nature. Dans la quatrième génération, l’illustration
dont la nation s’était entourée disparaît tout à fait, ainsi que nous l’avons
indiqué ailleurs. Nous disions alors qu’une tribu doit sa gloire et sa distinction
à quatre générations d’illustres aïeux [78],
et nous en avons donné une preuve tirée de la nature des choses, preuve
parfaitement claire et basée sur des principes que nous avons établis dans nos
discours préliminaires. Si le lecteur veut bien les examiner, il ne manquera
pas d’en reconnaître la justesse, pourvu qu’il soit sans préjugés.
La durée de trois générations est de cent vingt ans, ainsi que nous
l’avons indiqué plus haut, et les dynasties se maintiennent ordinairement
pendant cet espace de temps. Cela est un terme approximatif qui peut cependant
arriver plus tôt ou plus tard. Si l’existence de l’empire se prolonge
davantage, c’est parce qu’on ne songe pas à l’attaquer ; mais cela est un
cas purement accidentel ; la décrépitude lui survient toujours, bien que
personne ne l’ait menacé. Qu’un ennemi se fût présenté, l’empire aurait été
incapable de lui résister. Enfin arrive l’heure de sa chute, heure que personne
ne saurait avancer ni reculer. Donc les empires, comme les individus, ont une
existence, une vie qui leur est propre ; ils grandissent, ils arrivent à
l’âge de p.350 la maturité, puis ils commencent
à décliner. On comprendra maintenant la justesse du dicton populaire qui
assigne aux empires une vie de cent ans.
Le lecteur qui aura apprécié nos observations possédera une règle au
moyen de laquelle il pourra reconnaître combien d’aïeux se trouvent dans une
chaîne généalogique pendant un certain intervalle, pourvu qu’il sache le nombre
d’années dont cet intervalle se compose. Cette règle est pour le cas où l’on
soupçonne que le nombre d’aïeux *309 n’est
pas exact. Pour chaque centaine d’années, il comptera trois générations ;
cette proportion établie, si le nombre d’aïeux qui en résulte s’accorde avec
celui que donne l’arbre généalogique, il peut regarder les indications de cet
arbre comme vraies. Si le calcul donne une génération de moins que l’arbre,
cela montre que l’on a intercalé le nom d’un aïeul dans la liste généalogique.
Si, au contraire, le calcul fournit un aïeul de plus, on doit conclure qu’un
nom a disparu de la liste. On peut employer le même procédé pour obtenir le
nombre d’années quand on connaît avec certitude celui des aïeux. Dieu règle la longueur des nuits et des
jours.
Dans les
empires, les habitudes de la vie sédentaire remplacent graduellement celles de
la vie nomade.
Ce changement arrive nécessairement dans tous les empires. En effet,
la faculté de conquérir et d’atteindre à la souveraineté dérive de l’esprit de
corps et de ce qui s’y rattache, c’est‑à‑dire de l’emploi de la force joint aux
habitudes de rapine : Ces causes ne sauraient avoir tout leur effet que
chez un peuple nomade ; aussi le nouvel empire a d’abord une période
pendant laquelle les conquérants conservent encore les usages de la vie
errante ; ensuite arrivent le bien‑être et l’aisance. Or le caractère le
plus remarquable de la vie sédentaire, c’est l’empressement qu’on met à varier
ses jouissances et à cultiver les arts qui s’emploient dans les diverses voies
et les divers modes que le luxe se plaît à suivre. On s’occupe de la cuisine,
des vêtements, des maisons, des tapis, de la vaisselle et de tout le reste de
l’ameublement p.351 qui convient à
une belle habitation. Pour que chacune de ces choses soit d’une qualité bonne
et recherchée, le concours de plusieurs arts est nécessaire. Un genre de luxe
en entraîne un autre ; les arts se multiplient selon la variété des
fantaisies qui portent les esprits vers les voluptés, les plaisirs et les
jouissances du luxe dans tous ses modes et sous toutes ses formes. Les
habitudes de la vie sédentaire [79]
remplacent, dans l’empire, celles de la vie nomade, de même que l’aisance
suit, de toute nécessité, la possession d’un empire et se répand parmi tous les
fonctionnaires de l’État. Dans les habitudes de la vie sédentaire, ces gens
prennent pour modèle le peuple qu’ils viennent de remplacer ; ils ont sous
les yeux tous les usages de leurs prédécesseurs et, en général, ils se
plaisent à les adopter. Voyez, par exemple, *310
ce qui arriva aux Arabes lors de leurs premières conquêtes. A cette
époque, ils vainquirent les Perses, défirent les Grecs et emmenèrent en
captivité leurs fils et leurs filles ; mais ils n’eurent pas la moindre
habitude de la vie sédentaire [80].
On raconte qu’ils prirent pour des ballots de drap les coussins qu’on leur
présentait et, qu’ayant trouvé dans les magasins de Chosroès une quantité de
camphre, ils le mirent au lieu de sel dans la pâte dont ils faisaient leur
pain. Lorsqu’ils eurent soumis les habitants de ces contrées, ils en prirent
plusieurs à leur service et choisirent les plus habiles pour être leurs maîtres
d’hôtel. Ce fut d’eux qu’ils apprirent tous les détails de l’administration
domestique. Se trouvant dans une grande aisance, ils se livraient aux plaisirs
avec une ardeur extrême et, entrés dans la période du luxe et de la vie
sédentaire, ils recherchèrent tout ce qu’il y avait de mieux en fait de
comestibles, de boissons [81],
de vêtements, de logements, d’armes, de chevaux, de vaisselle, de musique, de
meubles et d’ustensiles de cuisine. Leur amour du luxe dépassait toutes les
bornes et se montrait surtout aux noces, aux p.352
fêtes et aux festins. Voyez ce que Taberi, Masoudi et autres historiens
racontent au sujet du mariage d’El‑Mamoun (le khalife) avec Bouran, fille d’El‑Hacen
Ibn Sehel. El-Mamoun s’étant rendu en bateau à Fem es‑Silh [82]
pour demander à El‑Hacen la main de sa fille, celui-ci combla de dons toutes
les personnes qui formaient le cortège du khalife. Lors du mariage, il dépensa
des sommes énormes et El-Mamoun assigna à Bouran une dot magnifique. Pendant le
repas des fiançailles El-Hacen distribua de riches cadeaux aux serviteurs d’El‑Mamoun :
devant ceux de la première classe il fit répandre des boules de musc *311 dont chacune renfermait un bulletin portant
le nom d’une ferme ou d’un autre immeuble. Ils ramassèrent les boules et chacun
d’eux obtint possession de la propriété que la chance et la fortune lui avaient
assignée. Aux gens de la deuxième classe il distribua plusieurs bedra d’or ; une bedra se compose de dix mille dinars.
Ceux de la troisième classe recevaient chacun une bedra de dirhems ; tout cela sans compter les sommes énormes
qu’il dépensa pendant qu’El‑Mamoun séjournait chez lui. Dans la soirée où l’on
conduisit la mariée auprès du khalife, celui-ci lui présenta mille rubis comme
don nuptial ; des flambeaux d’ambre gris, pesant chacun cent menn,
à une livre et deux tiers de livre le menn,
— brûlaient dans la salle. Le matelas du lit était en drap d’or, brodé de
perles et de rubis. En le voyant, El-Mamoun s’écria : « On dirait que
ce maudit Abou Nouas [83]
avait ceci sous les yeux lorsqu’il composa ce vers où il parle du vin :
Les grandes et les petites boules qui se
forment sur sa surface ressemblent à du gravier de perles sur un champ d’or.
Pour la nuit de la fête de noces on avait amassé, dans le bâtiment où
l’on faisait la cuisine, une quantité de bois énorme ; trois fois par
jour, pendant l’espace d’une année, on y avait apporté cent quarante p.353 charges de mulet. Tout cet amas de fagots
fut consumé dans la même nuit [84].
On y brûla aussi des feuilles de dattier arrosées d’huile. El‑Hacen avait fait
ordonner aux bateliers de tenir toutes leurs embarcations prêtes, afin de
transporter sur le Tigre, depuis Baghdad jusqu’au palais [85]
impérial, situé à Medînat el‑Mamoun [86],
les personnes qui devaient assister à la fête. On réunit pour cet objet trente
mille chaloupes, et l’on employa une journée entière à faire passer tout ce
monde ; nous omettons d’autres détails de la même nature. Un luxe
semblable se déploya à Tolède quand El‑Mamoun Ibn Dhi’n-Noun [87]
célébra son mariage. L’historien Ibn Haïyan [88]
en fait mention, ainsi qu’Ibn Bessam [89],
dans son Dakhîra. Or ces mêmes
Arabes, dans la première période (de leur domination), ne connaissaient que *312 les usages du désert et n’auraient pu rien
faire de semblable. Menant alors une vie simple et grossière, ils ne
possédaient ni les moyens, ni les artistes pour monter de pareilles fêtes. On
raconte qu’El‑Haddjadj, voulant célébrer la circoncision d’un [90]
de ses fils, envoya chercher un dihcan [91]
afin d’apprendre de lui comment étaient les fêtes des Perses. « Veux‑tu
m’informer, lui dit El‑Haddjadj, comment était la plus belle fête que tu as
vue ? — Oui, seigneur ! lui répondit le dihcan. Un des marzeban [92]
de Chosroès donna un grand repas aux Persans. On y vit p.354 des plats d’or sur des plateaux d’argent [93] ;
chaque plateau, chargé de quatre plats, était porté par quatre jeunes esclaves.
Quatre [94]
convives se mirent à chaque table, et lorsqu’ils eurent fini de manger et
qu’ils allaient s’en retourner chez eux, leur hôte envoya après eux la table,
les plats et les esclaves qui les avaient servis. » — « Garçon,
s’écria El-Haddjadj, égorge les chameaux et fais manger notre monde (à la
manière arabe). » Il sentait bien que de pareilles magnificences étaient
au‑dessus de ses moyens. Mentionnons ici les cadeaux faits par les
Omeïades ; chaque cadeau consistait ordinairement en chameaux, selon
l’usage des Arabes bédouins. Sous les dynasties des Abbacides, des Fatémides et
de leurs successeurs, les dons étaient magnifiques, ainsi que chacun le sait.
Ces princes envoyaient à leurs amis des bêtes de somme chargées d’or, des
ballots renfermant des objets d’habillement ; ils leur donnaient aussi des
chevaux richement harnachés.
Les Ketama ignoraient les habitudes du luxe à l’époque où ils eurent
affaire aux Aghlebides ; en Égypte, les Beni Toghdj [95]
avaient des mœurs très simples ; les Lemtouna (Almoravides) n’étaient
guère avancés dans la civilisation quand ils s’attaquèrent aux petites dynasties
qui régnaient en Espagne ; il en fut de même des Almohades (avec les
Almoravides), ainsi que des Zenata (Mérinides) quand ils combattirent les
Almohades, et c’est ainsi que cela se passe toujours [96].
Les usages de la vie sédentaire se transmettent de la dynastie qui
précède à celle qui la remplace. Les Perses communiquèrent les habitudes du
luxe aux Omeïades et aux Abbacides. Les Omeïades espagnols transmirent les
usages de la vie sédentaire aux souverains almohades et zenatiens du Maghreb,
et ceux‑ci les conservent jusqu’à *313 ce jour.
Les habitudes de la vie à demeure fixe passèrent des p.355 Abbacides aux Déilémites, puis aux Turcs seldjoukides,
puis aux Turcs mamlouks [97]
d’Égypte, puis aux Tartars dans l’Irac arabique et l’Irac persan. Plus une
dynastie est puissante, plus se développent chez elle les usages de la vie
sédentaire. En effet, ces usages naissent du luxe ; le luxe suit la
possession des richesses et du bien‑être ; ceux‑ci s’acquièrent par la
conquête d’un royaume et sont (toujours) en rapport avec l’étendue des pays
soumis à l’autorité du gouvernement. Le luxe est donc en rapport direct avec
la grandeur de l’empire. Examinez ce principe et comprenez‑le bien ; vous
le trouverez exact en ce qui regarde les empires et la civilisation. Dieu est l’héritier de la terre et de tout ce qu’elle porte !
Dans une tribu qui parvient à fonder un empire et à se procurer le
bien‑être, le nombre des naissances prend un grand accroissement, les liens de
parenté se multiplient et le corps de ses guerriers devient plus considérable
ainsi que le nombre des affranchis et des clients. La nouvelle génération,
élevée au sein de l’opulence, contribue à grossir la force armée, vu qu’à cette
époque le nombre des troupes s’accroît avec la population. Quand la première et
la seconde génération viennent à s’éteindre, l’empire ressent les premières
atteintes de la vieillesse ; les clients et les affranchis sont incapables
de le soutenir ou d’y maintenir l’ordre, parce qu’ils n’ont aucune part dans
les affaires publiques. Au contraire, ils sont devenus une charge et un
fardeau [98]
pour la nation. D’ailleurs, quand la racine de l’arbre dépérit, les branches, ne
pouvant plus se soutenir, tombent et se meurent. La puissance d’aucun empire ne
reste invariable. Voyez, par exemple, ce qui est arrivé au premier empire fondé
par les Arabes *314 musulmans. Ce
peuple, ainsi que nous l’avons dit, formait, du temps de Mohammed et des
(premiers) khalifes, une population d’environ cent vingt mille hommes, les uns
descendus de Moder et les autres p.356 de
Cahtan. Lorsque la prospérité de l’empire eut atteint son plus haut degré, l’armée augmenta avec l’accroissement du bien‑être
général ; elle se doubla même par l’adjonction des clients et des affranchis
que les khalifes avaient à leur service. On dit qu’à la prise d’Ammouriya [99]
par El-Motacem, ce prince avait dans son camp neuf cent mille hommes. On n’est
pas éloigné d’admettre l’exactitude de ce chiffre, quand on pense au grand
nombre de troupes que le gouvernement employait alors pour la garde de ses
frontières les plus rapprochées et les plus éloignées, qui s’étendaient depuis
l’orient jusqu’à l’occident. Ajoutez à cela le corps des milices chargé de
soutenir le trône, et celui des affranchis et des clients. « Sous le règne
d’El‑Mamoun, dit Masoudi, on fit le dénombrement des membres d’une seule
famille, celle des Abbacides, afin de leur assigner des pensions, et l’on
trouva qu’elle se composait de trente mille individus, tant hommes que
femmes. » Voilà comment une famille augmente en moins de deux cents ans.
Cela provient de la prospérité de l’empire et de l’aisance dont on a joui
pendant plusieurs générations ; car les Arabes, lors de leurs premières
conquêtes, étaient loin d’être nombreux. Dieu,
le créateur, sait tout !
Indication des phases par lesquelles
tout empire doit passer, et des changements qu’elles produisent dans les
habitudes contractées par le peuple pendant son séjour dans le désert [100].
Chaque empire passe par plusieurs phases et son état subit diverses
altérations. Ces changements influent sur le caractère de ceux qui soutiennent
l’empire et leur communiquent des sentiments qu’ils ne connaissaient pas
auparavant. En effet, le caractère d’un peuple dépend naturellement de la
nature de la position dans laquelle il se trouve. Les phases ou changements qui
ont lieu dans l’état des empires *315 peuvent
ordinairement se réduire à cinq. Dans la première, p.357
la tribu a obtenu tout ce qu’elle souhaitait [101],
elle a résisté aux attaques, repoussé ses ennemis, conquis un royaume et enlevé
le pouvoir à une dynastie qui l’exerçait avant elle. Pendant la durée de cette
phase, le souverain partage l’autorité avec les membres de la tribu ; il
les associe à sa puissance et travaille avec eux pour faire rentrer les impôts
et protéger le territoire de l’empire. Il ne s’attribue exclusivement aucun
avantage, car l’esprit de corps, qui avait conduit le peuple à la victoire et
qui se maintient encore, l’oblige à borner son ambition. Dans la seconde phase,
le souverain usurpe toute l’autorité, il en prive le peuple et repousse les
tentatives de ceux qui voudraient partager le pouvoir avec lui. Tant que dure
cette phase, il s’occupe à gagner par des bienfaits l’appui des hommes
influents, à se faire des créatures, à s’attacher des clients et des partisans
en grand nombre, afin de pouvoir réprimer l’esprit d’insubordination qui anime
sa tribu et ses parents. Bien que tous ces gens soient descendus du même
ancêtre que lui et qu’ils aient eu leur part de pouvoir, il finit par les
exclure de toute autorité et à les en repousser, afin de se la réserver en
entier pour lui-même. La haute position qu’il s’est faite donne à sa famille
une influence exceptionnelle ; aussi se trouve‑t‑il dans la nécessité de
contenir l’ambition de ses parents, même par l’emploi de la force. Cette tâche
est souvent plus difficile que celle de ses prédécesseurs, dont les efforts se
bornèrent à conquérir un empire. Ceux‑ci n’avaient à combattre qu’un peuple
étranger et ils s’étaient assuré l’aide de toute une population animée d’un
même esprit de corps, tandis que maintenant le souverain doit combattre ses
proches parents sans avoir d’autres auxiliaires qu’un petit nombre d’étrangers.
Il a donc de grandes difficultés à vaincre pour réussir dans le dessein qu’il a
formé. La troisième phase est une période de désœuvrement et de repos. Le
souverain jouit maintenant des fruits de ses efforts ; maître de l’empire,
il peut se livrer à la passion qui entraîne les hommes vers la recherche des
richesses, qui les porte à laisser des p.358 monuments
durables de leur existence et à se faire une haute renommée. *316 Il consacre ses efforts au soin de faire
rentrer les impôts, de bien constater les revenus et les dépenses, de tenir
compte de tous ses déboursés et d’employer son argent avec prévoyance. Il fait
construire de vastes édifices, des bâtiments immenses, de grandes villes, des
monuments énormes. Il comble de dons les chefs de tribu et les grands
personnages étrangers qui viennent le complimenter, il enrichit ses parents et
prodigue l’or et les honneurs à ses créatures et à ses serviteurs. Il a soin de faire la
revue [102]
de ses troupes et de leur donner régulièrement, chaque mois lunaire, une solde
convenable. Aussi voit‑on, aux jours de fête, les bons résultats de cette
conduite : l’habillement du soldat, son équipement et ses armes, tout est
en excellent état. Par la beauté de ses troupes, il excite l’admiration des
nations amies et impose à celles qui ont pour lui des sentiments hostiles. Pendant
cette phase, le chef de l’État exerce une autorité absolue et agit d’après ses
propres inspirations ; jusqu’alors il n’avait travaillé que pour la gloire
commune et pour tracer un chemin que ses successeurs devaient suivre. La
quatrième phase est une période de contentement et de repos. Le souverain se
montre satisfait de la gloire que ses prédécesseurs lui ont transmise [103] ;
il vit en paix avec les princes capables de régaler ou de rivaliser avec lui en
puissance ; il imite avec une attention scrupuleuse [104]
la conduite de ses prédécesseurs, et, bien convaincu de la grande habileté
qu’ils avaient déployée en travaillant pour la gloire de la nation, il croirait
se perdre s’il cessait de suivre leur exemple. La cinquième phase amène le
gaspillage et la prodigalité. Le souverain dépense en fêtes et en plaisirs les
trésors amassés par ses prédécesseurs ; il en distribue une partie à ses
courtisans sous le titre d’honoraires, et il emploie le reste à maintenir
l’éclat de ses réceptions et à s’entourer de faux amis et d’intrigants [105],
auxquels il p.359 *317 confie des charges
qu’ils sont incapables de remplir et dans lesquelles ils ne savent comment se
conduire [106].
Il froisse l’amour‑propre des chefs de la nation ; il offense les gens qui
doivent leur fortune à la bonté de ses prédécesseurs, et en fait ainsi des
ennemis qui n’attendent, pour le trahir, que le moment opportun. Il gâte
l’esprit de l’armée en employant pour ses plaisirs l’argent qui devait servir à
la solder ; jamais il ne s’entretient avec ses soldats, jamais il ne les
interroge sur leurs besoins. De cette manière, il détruit l’édifice fondé par
ses prédécesseurs. Pendant cette phase, l’empire tombe en décadence et ressent
les attaques d’une maladie qui doit remporter et qui n’admet aucun remède.
Enfin la dynastie succombe d’une manière dont nous exposerons ailleurs les
détails. Dieu est le meilleur des héritiers [107].
La
grandeur des monuments laissés par une dynastie est en rapport direct avec la
puissance dont cette dynastie avait disposé lors de son établissement.
Les monuments laissés par une dynastie doivent leur origine à la
puissance dont cette dynastie disposait à l’époque de son établissement. Plus
cette puissance fut grande, plus les monuments, tels que les édifices et les
temples, sont vastes. Nous disons qu’il y a un rapport intime entre la
grandeur des monuments et la puissance de la dynastie naissante. En effet, il
faut, pour les achever, le concours d’une multitude d’ouvriers ; il faut
réunir beaucoup de monde pour aider aux travaux et pour les exécuter. Si
l’empire a une vaste étendue et renferme beaucoup de provinces ayant une
nombreuse population, on peut tirer de toutes les parties du pays une foule
immense d’ouvriers. Alors on parvient à élever des bâtiments énormes. Songez
aux constructions laissées par les Adites et les Thémoudites, et souvenez‑vous
de ce que le Coran en raconte. On voit encore debout (à Ctésiphon) le palais de
Chosroès (Eïwan Kisra), qui offre une preuve frappante de la
puissance des Perses. On sait que le khalife (Haroun) Er-Rechîd forma la
résolution de l’abattre, et qu’après quelque p.360
hésitation [108]
il fit commencer le travail ; il n’eut cependant pas assez de *318 moyens pour accomplir son projet. On
connaît ce qui se passa à ce sujet entre lui et Yahya Ibn Khaled le
Barmekide [109].
Cet exemple nous montre qu’une dynastie est quelquefois capable de bâtir ce
qu’une autre dynastie est incapable de renverser ; et, cependant, il est
bien plus facile d’abattre que de construire. On voit par là quelle différence
il y avait entre les deux empires. Voyez encore le Belat el‑Ouélîd [110], à
Damas, la mosquée fondée à Cordoue par les Omeïades et le pont qui
traverse la rivière de cette ville. Mentionnons encore l’aqueduc de Carthage,
dont les arcades portent un conduit par lequel passait l’eau. Indiquons aussi
les anciens monuments de Cherchel, en Mauritanie, et les pyramides d’Égypte,
sans parler d’autres constructions qui se voient encore debout. Ces édifices
montrent que les dynasties ne se ressemblent pas, les unes étant fortes et les
autres faibles. Pour construire ces temples et ces monuments, les anciens
employaient les secours de la mécanique et une foule d’ouvriers [111].
On doit bien se garder d’adopter l’opinion du vulgaire, qui prétend que les
hommes de ce temps‑là avaient des corps et des membres beaucoup plus grands que
les nôtres. Entre la taille des anciens et celle des modernes il y a bien moins
de différence qu’entre les monuments laissés par les premiers et les édifices
construits par les peuples de notre époque. La fausse idée que nous avons
signalée a cependant donné naissance à bien des fables extravagantes : on
a écrit, au sujet d’Ad, de Themoud, des Amalécites et des Cananéens [112],
des histoires d’une fausseté insigne. Une des plus étranges est celle d’Og,
fils d’Enac, l’un des Amalécites que les enfants d’Israël [113]
p.361 combattirent en Syrie. Selon ces
conteurs, Og était si grand qu’il saisissait des poissons dans la mer et les
tenait auprès [114]
du soleil pour les faire cuire. Ils connaissaient aussi peu la nature des corps
célestes que la constitution de l’espèce humaine, puisqu’ils croyaient que le
soleil *319 était chaud et que, plus on se
rapprochait de cet astre, plus la chaleur augmentait ; ils ne savaient pas
que la chaleur c’est la lumière, et que la lumière, dans le voisinage de la
terre, est plus intense qu’ailleurs. Ce phénomène a pour cause la réflexion
des rayons solaires, qui, ayant touché le sol, s’en retournent à rencontre des
autres rayons et ajoutent encore à leur chaleur. Lorsqu’on dépasse la limite
jusqu’à laquelle les rayons réfléchis peuvent atteindre, on n’y trouve plus de
chaleur ; dans les régions parcourues par les nuages, il fait froid. Quant
au soleil, il n’est ni chaud ni froid, c’est un corps simple, lumineux, sans
tempérament distinctif. Selon les mêmes individus, Og, fils d’Enac, appartenait
à la nation amalécite ou à la nation chananéenne, races qui devinrent la proie
des Israélites lors de la conquête de la Syrie. Or la taille des Israélites
était alors à peu près comme la nôtre ; ce qui est démontré par les
dimensions des portes de Jérusalem. On a bien pu abattre ces portes et les
relever, mais on n’a jamais changé leur forme ni leur grandeur. Comment donc
serait‑il possible que la taille d’Og eût dépassé à un tel point celle de ses
contemporains. L’erreur que nous signalons provient de l’étonnement que l’on
ressent à l’aspect des monuments anciens. Ne sachant pas que les dynasties
d’alors pouvaient réunir des ouvriers en foule et se servir de machines dans la
construction des grands édifices, on attribua ce résultat aux forces énormes
qu’une taille gigantesque avait données aux anciens peuples ; mais la
chose est bien loin d’être ainsi.
Masoudi rapporte, sur l’autorité des philosophes (grecs), une opinion
de cette nature ; mais elle est sans fondement et tout à fait arbitraire.
Ils disent qu’à l’époque de la création le corps de l’homme était, par sa nature,
aussi vigoureux que parfait. Grâce à cette perfection, les hommes vivaient
jusqu’à un âge très avancé, et les corps p.362
*320 jouissaient d’une grande force. Selon eux, la mort survient par
suite de la désorganisation des forces naturelles ; plus ces forces sont
intenses, plus la vie se prolonge. Au commencement du monde, la durée de la
vie était à son maximum et le corps humain était dans toute sa perfection. Ces
avantages diminuèrent graduellement, avec la diminution de la matière
constituante, et ils se trouvent à présent dans l’état d’amoindrissement que
nous voyons. Cette diminution (disent‑ils) doit continuer jusqu’à l’époque de
la désorganisation générale et de la ruine de l’univers. On voit combien cette
opinion est fantastique ; elle n’a, pour se soutenir, aucune preuve tirée
de la nature des choses, aucune démonstration fournie par le raisonnement. Nous
pouvons examiner de nos yeux les habitations des anciens, les portes [115]
(de leurs villes), les rues qui passent auprès de leurs édifices, leurs
temples, leurs maisons et lieux d’habitation, tels que les demeures que les
Thémoudites s’étaient taillées dans le roc ; nous y verrons les maisons
assez petites et des portes très étroites. Le Prophète luimême nous a fait
savoir que ces excavations servaient de demeures aux Thémoudites. Il ordonna de
jeter la pâte qu’on avait pétrie avec l’eau de cette localité, de ne pas
employer cette eau, mais de la verser par terre. « N’entrez pas, dit‑il,
dans la demeure des gens qui se sont fait tort à eux‑mêmes, ou bien entrez‑y en
pleurant, afin de ne pas éprouver un malheur semblable à celui qui les a
frappés. » Les observations qui précèdent s’appliquent également aux monuments
du pays des Adites, de la Syrie, de l’Égypte et de toutes les contrées de la
terre, depuis l’orient jusqu’à l’occident. Ce que nous venons d’énoncer à ce
sujet est l’exacte vérité.
On peut compter au nombre des souvenirs qui attestent la puissance
des anciennes dynasties les descriptions des fêtes et des mariages. Voyez ce
que nous venons de raconter au sujet de Bouran, du repas donné par El‑Haddjadj [116]
et de la munificence d’Ibn Dhi-Yezen [117].
Une autre classe de souvenirs, ce sont les indications au sujet des p.363 dons que les princes se plaisaient à
prodiguer. La valeur de ces dons est en rapport direct avec la grandeur de
l’empire ; cela s’observe même dans les empires qui approchent de leur
décadence. Les sentiments généreux qui animent les princes se mesurent d’après
la puissance de leurs royaumes et l’étendue de leur domination. Ces nobles
inspirations ne les abandonnent pas, jusqu’à ce que leur pouvoir soit
renversé. Considérez, par exemple, la manière dont Ibn Dhi-Yezen traita la
députation des Coreïchides qui s’était rendue
*321 auprès de lui [118]
: il leur fit cadeau de plusieurs livres pesant d’or et d’argent ; à
chaque membre de la députation il donna dix jeunes esclaves et un sachet
d’ambre gris ; il décupla ce présent pour Abd el-Mottaleb. Et cependant le
royaume de ce prince ne se composait alors que de la capitale du Yémen, et il
subissait lui-même la domination de la Perse. Il se laissa porter à cet acte
de générosité par sa noble disposition et par l’exemple de ses ancêtres, les
Tobba, qui possédaient un grand royaume et qui avaient subjugué les habitants
des deux Iracs, de l’Inde et du Maghreb. Les Sanhadja de l’Ifrîkiya [119]
se distinguèrent aussi par leur générosité : chaque fois qu’une députation
composée de chefs zenatiens arrivait à leur cour, ils donnaient à chacun de ces
émirs plusieurs charges d’argent, plusieurs paquets de vêtements et un grand
nombre de bêtes de somme très bien dressées. La chronique d’Ibn er‑Rekîk
renferme, à ce sujet, une foule d’anecdotes. N’oublions pas comment les
Barmékides prodiguaient les cadeaux et les gratifications. S’ils se chargeaient
de soulager un pauvre, ils ne se contentaient pas de lui offrir de quoi le
soutenir pendant la moitié d’une journée ou une journée entière ;
ils lui donnaient une propriété, une place dans l’administration ou les
moyens de vivre dans l’aisance pendant le reste de ses jours. On trouve dans
les livres un grand nombre de traits de générosité par lesquels les Barmékides p.364 s’étaient illustrés. La valeur de ces dons
était en rapport avec la splendeur de l’empire. A cette liste nous pouvons
ajouter [120]
Djouher l’Esclavon, secrétaire d’état et chef de l’armée fatémide :
lorsqu’il quitta Cairouan pour faire la conquête de l’Égypte, il emporta avec
lui mille charges d’or et d’argent. Or rien de semblable ne pourrait arriver
sous une de nos dynasties modernes. Un état [121]
écrit de la main d’Ahmed Ibn Mohammed Ibn Abd el‑Hamîd, renferme l’indication
de toutes les redevances que les provinces de l’empire envoyaient au trésor
public, à Baghdad, sous le règne d’El‑Mamoun ; je l’ai extraite de
l’ouvrage intitulé Djirab ed‑Doula (Ressources [122] de l’Empire), et je la reproduis ici.
*322 Le Souad, 27, 780, 000 dirhems [123] ;
de plus, en contributions diverses, 14, 800, 000 dirhems ; 200 manteaux
de Nedjran ; 240 livres de terre sigillée (bol‑d’Arménie).
Kesker,
11, 600, 000 dirhems.
Les districts du
Tigre, 20, 800, 000 dirhems.
Holouan, 4, 800, 000
dirhems [124].
Ahouaz,
25, 000 dirhems [125] ;
30, 000 livres de sucre.
p.365 Le Fars, 17, 000, 000 dirhems ; 30,
000 flacons d’eau de rose ; 20, 000 livres de raisins secs noirs.
Le Kerman, 4, 200,
000 dirhems ; 500 pièces d’étoffe du Yémen ; 20, 000 livres de
dattes ; 1, 000 livres de cumin.
Le Mekran, 400, 000
dirhems.
Le Sind et les pays
voisins, 11, 500, 000 dirhems [126] ;
150 livres de bois d’aloès indien.
Le Sidjistan, 4,
000, 000 dirhems ; 300 pièces
d’étoffe de soie rayée [127]
de diverses couleurs ; 20, 000 livres de sucre raffiné.
Le Khoraçan, 28,
000, 000 dirhems ; 1, 000 [128]
lingots d’argent : 4, 000 *323 bêtes de
somme ; 1, 000 esclaves ; 27, 000 tuniques [129] ;
3, 000 livres de myrobolans (fruit médicinal).
Le Djordjan, 12,
000, 000 dirhems ; 1, 000 pièces de soie.
Coumis, 1, 500,
000 dirhems ; 1, 000 lingots
d’argent.
Le Taberistan,
Rouïan et Nihaouend, 6, 300, 000
dirhems ; 600 tapis de Taberistan [130] ;
200 habits ; 500 tuniques (thoub) ; 300 serviettes ;
300 tasses d’argent.
Reï, 12, 000, 000
dirhems ; 20, 000 livres de miel.
Hamadan, 11, 800,
000 dirhems ; 1, 000 livres de confitures de grenades ; 12, 000
livres de miel.
La région située
entre Basra et Koufa, 10, 700, 000
dirhems.
Masébédan et
Reban [131],
4, 000, 000 dirhems.
Chehrezour, 6, 000,
000 dirhems.
Mosul et ses
dépendances, 24, 000, 000 dirhems ; 20, 000 livres de miel blanc.
L’Aderbeïdjan, 4,
000, 000 dirhems.
La Mésopotamie et
les districts de l’Euphrate qui en dépendent, 34, 000, 000 dirhems.
p.366 El‑Keredj, 300, 000 dirhems.
Guilan, 5, 000, 000
dirhems ; 1, 000 esclaves ; 12, 000 outres de *324 miel, 10 faucons ; 20 habits.
L’Arménie, 13, 000,
000 dirhems ; 20 tapis (de l’espèce nommée) mahfoura [132] ; 580 livres de recom [133] ;
10, 000 livres de maïh sourmahi [134] ; 10, 000 livres de petits
poissons en saumure [135] ;
200 mulets ; 30 faucons.
Kinnisrîn, 420,
000 [136]
dinars ; 1, 000 charges de raisins secs.
Damas, 420, 000
dinars.
L’Ordonn (territoire du Jourdain), 96, 000
dinars.
La Palestine, 310,
000 dinars ; 300, 000 livres d’huile.
L’Égypte, 2, 920,
000 dinars.
Barca, 1, 000, 000
dirhems.
L’Ifrîkiya, 13, 000,
000 dirhems ; 120 tapis.
Le Yémen,
370, 000 dinars, sans compter les étoffes.
Le Hidjaz, 300, 000 dinars [137].
En ce qui regarde l’Espagne, nous dirons, sur l’autorité des historiens
de ce pays les plus dignes de foi, qu’à la mort [138]
d’En‑Nacer Abd er-Rahman, le huitième souverain de la dynastie omeïade, celui
qui prit le titre de khalife, on trouva dans les chambres où il renfermait ses
trésors cinq millions de dinars [139],
et que cet amas d’or pesait cinq p.367 cents
quintaux. J’ai lu dans une histoire de (Haroun) Er‑Rechîd que, sous le règne de
celui-ci, une somme de sept mille cinq cents quintaux d’or monnayé entra, tous
les ans, au trésor public.
*325 [Passons à l’empire Fatémide [140].
J’ai lu dans l’ouvrage historique (et biographique) d’Ibn Khallikan, à
l’article où il parle d’El‑Afdel, fils d’Amîr el-Djoïouch Bedr el‑Djemali [141],
chef qui avait tenu les khalifes (fatémides) en tutelle, qu’après son
assassinat on trouva dans son trésor six cents millions de dinars [142],
deux cent cinquante boisseaux de dirhems, sans compter les pierres fines, les
perles, les étoffes, les effets, les selles et les litières, qui étaient en
quantité immense. Quant aux empires de nos jours, le plus puissant est celui
des Turcs, en Égypte. Il était dans toute sa force pendant le règne d’En‑Nacer
Mohammed, fils de Calaoun. Lorsque ce prince fut monté sur le trône, les émirs
Bibars (El‑Djachneguîr) et Selar le tinrent en tutelle. Bibars le déposa
ensuite, s’empara du trône et prit Selar pour lieutenant, mais En‑Nacer
parvint à lui enlever le pouvoir. Quelque temps après, ce prince s’empara des
trésors de Selar, qui était tombé en disgrâce [143].
J’ai vu l’inventaire de ses richesses et j’en ai extrait les articles
suivants :
Quatre livres et
demie de rubis indiens [144]
et de rubis balais ;
Dix‑neuf livres
d’émeraudes ;
Trois cents gros diamants
et œils‑de‑chat ;
Deux livres de
pierres fines de diverses espèces, pour monter en bagues ; p.368
Mille cent cinquante
perles de forme ronde et de divers poids, depuis un grain jusqu’à un mithcal [145] ;
Un million quatre
cent mille dinars en or monnayé ;
Un jet d’eau
jaillissant d’un bassin fondu en or ;
Une quantité
innombrable de bourses remplies d’or ; on les avait trouvées dans une
cachette ménagée entre deux murs ;
Deux millions
soixante et onze mille dirhems ;
Quatre quintaux
d’objets de bijouterie.
*326 La quantité d’étoffes, d’effets,
de harnais, de chevaux et de mulets, était dans la même proportion, ainsi que
le produit des domaines, les troupeaux, les mamlouks, les filles esclaves et
les immeubles.
Ensuite les Beni-Merîn fondèrent un royaume dans le Maghreb el‑Acsa
(le Maroc actuel). J’ai trouvé dans la bibliothèque [146]
de ces princes un document écrit de la main du grand trésorier, Hassoun Ibn el‑Bouac,
qui nous apprend qu’à la mort du sultan Abou Saîd le trésor impérial renfermait
plus de sept cents quintaux de dinars d’or, et que le reste de sa propriété
personnelle était dans la même proportion. Son fils et successeur, le
sultan [147]
Abou ’l‑Hacen était encore plus riche. Lorsqu’il s’empara de Tlemcen, il
trouva dans le trésor d’Abou Tachefîn l’Abd el‑Ouadite, souverain de cette
ville, plus de trois cents quintaux d’or en lingots et d’or monnayé, sans
compter les autres objets de prix qui y étaient en quantité. Passons aux Almohades [148]
(Hafsides), souverains de l’Ifrîkiya. (Abou Yahya) Abou Bekr, prince que j’ai
eu l’occasion de rencontrer, et qui était le neuvième sultan [149]
de cette dynastie, ayant disgracié son général en chef [150],
Mohammed Ibn el‑Hakim [151],
lui enleva quarante quintaux de dinars p.369 d’or et
un boisseau de perles fines et de pierreries ; au pillage de son hôtel, on
emporta une quantité énorme de tapis et d’effets. Je me trouvais en Égypte sous
le règne du sultan El‑Mélek ed‑Dhaher Barcouc. Ce prince ayant destitué son
majordome, l’émir Mahmoud, le fit mettre à la torture afin de lui arracher ses
richesses. L’officier chargé de cette opération m’assura qu’il avait tiré du
prisonnier la somme d’un million six cent mille [152]
dinars, et qu’il s’était emparé d’une très grande quantité d’étoffes, de
harnais, de troupeaux, de produits agricoles, de chevaux et de mulets.]
*327 Cela se comprend [153]
lorsqu’on sait apprécier la différence des rapports qui existent entre les
empires [154]
(en ce qui regarde leur grandeur et leur puissance). L’homme qui nierait la
possibilité d’un fait parce qu’il n’en a pas été témoin oculaire, ou parce
que rien de semblable ne serait arrivé
de son temps, cet homme serait incapable de reconnaître les choses possibles.
La plupart des personnages haut placés s’empressent de regarder comme fausses
toutes les anecdotes de ce genre que l’on raconte au sujet des anciennes
dynasties. Ils ont cependant tort, car la nature de la civilisation et de tout
ce qui existe éprouve des variations. Celui qui comprend seulement les plus simples
de ces phénomènes, ou même ceux qui sont d’un ordre moyen, ne saurait saisir
ceux d’un ordre plus élevé. Examinons ce qu’on raconte des Abbacides, des
Omeïades et des Fatémides ; comparons les faits dont la réalité n’admet
aucun doute avec ce que nous observons dans les dynasties qui existent de nos
jours et qui sont bien moins considérables que celles‑là ; nous
reconnaîtrons que la différence entre les empires dépend de leur puissance
primitive et de la population de leurs provinces. Donc les monuments d’un
empire sont toujours en rapport avec sa puissance primitive, ainsi que nous p.370 l’avons dit. Nous ne devons pas regarder
comme fausses toutes ces anecdotes, car, le plus souvent, elles concernent des
faits tellement manifestes et notoires que nous sommes obligés de les
accueillir, et, dans certains cas, elles se rangent parmi les récits les mieux
connus et les plus authentiques. Nous voyons encore de nos yeux les monuments
que ces dynasties ont laissés. Étudiez l’histoire des empires, observez s’ils
étaient puissants ou faibles, grands ou petits ; rapprochez ensuite ces
notions de l’anecdote assez curieuse que nous allons raconter (et jugez si
nous avons raison).
Sous le règne du sultan mérinide Abou Eïnan [155],
un membre du *328 corps des cheïkhs [156] de Tanger, nommé Ibn Batoutah, reparut dans le Maghreb. Une
vingtaine d’années auparavant il s’était rendu en Orient, où il avait parcouru
l’Irac, le Yémen et l’Inde. Dans le cours de ses voyages, il visita Dehli [157],
capitale de l’Inde, et fut présenté à Mohammed Chah, sultan de cet
empire [158].
Ce prince l’accueillit avec bonté et lui confia la charge de grand cadi
malékite. Revenu dans le Maghreb, Ibn Batoutah fut reçu par le sultan Abou
Eïnan et, s’étant mis à raconter les merveilles qu’il avait vues pendant ses
voyages dans les divers empires du monde, il parlait surtout du royaume de
l’Inde et racontait, au sujet du sultan de ce pays, des anecdotes qui remplissaient
d’étonnement tout l’auditoire. Il disait, par exemple, que le souverain de
l’Inde, toutes les fois qu’il allait entreprendre une campagne, faisait faire
le dénombrement des habitants de la capitale, hommes, femmes et enfants, et
qu’ensuite il leur assignait à tous, sur ses propres fonds, de quoi se nourrir
pendant six mois. Revenu de p.371 l’expédition,
il entrait dans sa ville au milieu d’une multitude immense. Les habitants
sortaient en masse au‑devant de lui, et, l’ayant rencontré dans la plaine,
l’entouraient de tous les côtés. On voyait, en tête du cortège, plusieurs
balistes portées à dos (d’éléphant), et, avec ces engins, on lançait au milieu
des spectateurs une quantité de bourses remplies de monnaies d’or et d’argent,
et cela durait jusqu’à ce que le sultan fût entré dans son palais. Les courtisans
mérinides causaient entre eux de ces étranges récits et se disaient à voix
basse que le voyageur racontait des mensonges. Un de ces jours‑là, je
rencontrai Farès Ibn Ouedrar, le célèbre vizir [159],
et l’ayant entretenu de ces histoires, je lui donnai à entendre que je
partageais l’opinion publique au sujet de leur auteur. A cette observation, le
vizir répondit [160] :
« Garde‑toi bien de considérer comme fausses les anecdotes extraordinaires
que l’on raconte au sujet d’autres nations ;
*329 tu ne dois jamais démentir un fait pour la seule raison que tu n’en
as pas été témoin. Si tu persistes dans cette voie, tu seras comme le fils du
vizir qui avait vécu dans une prison depuis sa naissance. Je vais te raconter
cette histoire : « Un vizir fut mis en prison par l’ordre de son
sultan, et y resta plusieurs années avec son enfant. Celui-ci, étant parvenu à
l’âge de raison, demanda à son père quelles étaient les viandes qu’on leur
donnait à manger. Le père lui répondit que c’était de la chair de mouton, et il
fit la description de cet animal. Mon cher père, lui dit le fils, cela doit être
semblable à un rat, n’est‑ce pas ? — Ah ! lui répondit son père, il y
a une grande différence entre un mouton et un rat. Le même discours se
répétait quand on leur servait de la chair de bœuf ou de chameau. L’enfant,
n’ayant jamais vu d’autres animaux dans la prison que des rats, croyait que
tous étaient de cette espèce. »
Cela arrive très souvent aux hommes qui entendent parler de choses
nouvelles ; ils se laissent influencer aussi facilement par leurs
préventions à l’égard des faits extraordinaires que par la manie de les p.372 exagérer, afin de les rendre plus
surprenants, ainsi que nous l’avons dit au commencement de ce livre ;
aussi doit‑on toujours rechercher les principes des choses et se tenir en garde
contre ses premières impressions ; on pourra alors distinguer, par le
simple bon sens et par la justesse de l’esprit, ce qui entre dans le domaine du
possible et ce qui n’y entre pas ; on reconnaîtra ensuite pour vrai tout
récit qui ne dépassera pas les bornes du possible. Par ce mot, nous n’entendons
pas la possibilité absolue, notion purement intellectuelle, dont le domaine
est immense et n’assigne aucune limite à la contingence des événements ;
le possible dont nous parlons est celui qui dépend de la nature des choses.
Lorsqu’on aura reconnu le principe d’une chose, son espèce, sa différence (avec
d’autres), sa grandeur et sa force, on pourra partir de [161]
là et porter un jugement sur tout ce qui s’y rattache. Si elle dépasse les
limites du possible, on ne doit pas l’accueillir. Dis : Seigneur ! augmente [162]
mon savoir. (Coran, sour. XX, vers. 113.)
*330
Le souverain qui s’engage dans une
lutte avec sa tribu ou avec les membres de sa famille se fait appuyer par ses
affranchis et ses clients.
Le souverain doit son autorité aux efforts des hommes de sa tribu,
ainsi que nous l’avons déjà exposé. C’est avec leur aide qu’il réussit à
maintenir son pouvoir et à réprimer les révoltes. Il choisit parmi eux ses
vizirs, ses percepteurs et les gouverneurs de ses provinces, pour les récompenser
de l’avoir soutenu dans sa carrière de conquêtes, de s’être intéressés à tous
ses projets, et parce que, dans toutes les affaires importantes, ils ont les
mêmes intérêts que lui. Tel est l’état des choses pendant que l’empire est dans
la première phase de son existence. Dans la seconde phase, le souverain
manifeste des intentions despotiques ; il enlève aux membres de sa tribu
l’autorité qu’ils exerçaient et les repousse vigoureusement [163]
quand ils essayent de la ressaisir. Comme il se fait de ses compatriotes de
véritables ennemis par cette manière d’agir, il se trouve obligé à chercher des
amis ailleurs. p.373 C’est à des
étrangers qu’il confie alors le soin de sa défense et l’administration de ses
États. Bientôt ces gens parviennent à jouir de la faveur spéciale du
souverain ; ils se voient comblés de bienfaits, de richesses et
d’honneurs, parce qu’ils s’exposent volontiers à la mort pour le protéger
contre les tentatives de sa tribu, toujours prête à ressaisir le pouvoir et à
regagner la haute position qu’elle avait
occupée. S’étant ainsi assurés de toute la confiance du prince, ils obtiennent
de nouvelles faveurs, de nouveaux honneurs. Les emplois, réservés jusqu’alors
aux membres de la tribu, les grands commandements, les charges de vizir, de
général en chef, de receveur d’impôts, tout est distribué à ces étrangers. Le
souverain leur accorde même la permission de prendre les titres honorifiques
que, jusqu’alors, il s’était spécialement réservés. Ces gens sont devenus en
effet les favoris les plus intimes du prince, ses amis les plus sincères *331 et les plus dévoués. Cet état de choses
annonce l’abaissement de l’empire et l’approche de la maladie lente qui doit
priver la tribu de son esprit de corps, de ce sentiment qui l’avait conduite à
conquérir un royaume. L’hostilité que le sultan montre envers les grands
personnages de la nation, et les avanies dont il les accable, finissent par les
indisposer contre lui ; ils n’attendent qu’une occasion favorable pour se
venger ; et leur mécontentement devient fatal à l’empire ; c’est là
un mal qui n’admet pas de guérison. En effet, le changement qui vient de
s’opérer laisse une profonde impression, qui se propage dans les générations
suivantes, jusqu’à ce que l’empire ait cessé d’exister. Regardez la dynastie
des Omeïades (d’Orient) : ces princes se faisaient soutenir dans leurs
guerres et dans l’administration de leurs provinces par les grands chefs
arabes, tels qu’Amr, fils de Saad Ibn Abi Oueccas ; Obéid‑Allah, fils de
Zîad Ibn Abi Sofyan ; El-Haddjadj, fils de Youçof ; El-Mohelleb,
fils d’Abou Sofra ; Khaled, fils d’Abd Allah el‑Casri [164] ;
Ibn [165]
Hobéira, Mouça Ibn Nocéir ; p.374 Bellal,
fils d’Abou Borda, fils d’Abou Mouça El‑Achari, et Nasr Ibn Séiyar. Ensuite les
khalifes s’emparèrent de toute l’autorité et réprimèrent l’ambition des
Arabes, qui recherchaient toujours les hauts commandements. Alors le vizirat
passa entre les mains d’étrangers et de créatures du souverain, tels que les
Barmekides, les Beni Sehel Ibn Noubakht et les Beni Taher ; puis il se
transmit aux Bouïdes et à des affranchis turcs, à Bogha, à Ouésîf, à Atamech, à
Bakyak, à Ibn Touloun et à leurs enfants. Des gens qui n’avaient rien fait pour
l’établissement et pour la gloire de la nation obtinrent ainsi tout le pouvoir.
Cela est conforme à la règle que
Dieu observe dans sa conduite envers les hommes. (Coran.) *332
Dans les empires, une grande différence existe entre les nouveaux clients
et ceux d’ancienne date, en ce qui regarde les liens qui les attachent au
souverain. Le sentiment qui porte à se défendre et à vaincre fait partie de
l’esprit de corps, et ne peut atteindre toute sa force que par l’influence des
liens du sang et de la parenté. On est alors disposé à secourir ses parents et
ses proches et à refuser son appui aux étrangers. Mais la familiarité et
l’intimité qui naissent du rapport de maître et d’esclave, ou du serment (qui
lie le client à son patron), peuvent aussi tenir lieu d’esprit de corps. En
effet, bien que les rapports de parenté soient établis par la nature, ils n’ont
qu’une importance de convention, tandis que le véritable attachement
résulte [166]
d’un sentiment réel, fondé sur l’habitude de se voir, de se tenir compagnie, de
travailler de concert ; il se forme entre ceux qu’on a élevés ensemble,
ceux qu’on a nourris au même sein, ceux qui ont été compagnons inséparables
dans toutes les circonstances de la vie et de la mort.
Cette confraternité dispose les hommes à se soutenir mutuellement et
à s’entr’aider, ainsi que cela se remarque partout. Voyez, par exemple [167],
ce que produisent les bienfaits : celui qui les accorde et celui qui les
reçoit s’attachent l’un à l’autre par des liens d’un genre particulier, liens qui
remplacent ceux du sang, et qui consolident l’union des deux parties. Ainsi les
liens du sang [168]
peuvent manquer ; mais leurs avantages se retrouvent ailleurs. Si [169]
l’attachement qui existe entre une tribu et ses clients a pris naissance avant
que cette tribu fût devenue maîtresse d’un empire, il pousse des racines très
profondes ; considéré sous deux points de vue que nous allons indiquer,
il est plus sincère et mérite plus de confiance (que l’attachement formé après
l’établissement de l’empire).
1° Avant cet événement, les membres de la tribu et leurs clients
participent également à la même fortune ; très peu de personnes font alors
une distinction entre les liens de la clientèle et ceux du sang ; on
considère les clients comme des parents et des frères ; mais, après
l’établissement de l’empire, les dignités et les honneurs deviennent *333 le partage du seigneur et de ses parents, à
l’exclusion des nouveaux clients [170],
des affranchis et des créatures du souverain. Pour commander et gouverner, il
faut nécessairement établir une distinction de rangs dans la nation. Dès lors
les clients (nouvellement adoptés) se trouvent placés au niveau des étrangers,
les liens qui les attachent au seigneur sont très faibles et leur dévouement
est peu certain ; aussi jouissent‑ils d’une moindre considération que les
clients d’ancienne date.
2° Si la tribu s’est attachée des clients avant la fondation de l’empire,
le souverain et ses ministres ignorent [171]
ordinairement la nature de cette liaison, tant il s’est écoulé de temps depuis
cette époque. On croit ordinairement qu’ils y tiennent par les liens de la
parenté, et cela sert à fortifier chez eux l’esprit de corps. Si l’admission
des clients a eu lieu après la fondation de l’empire, le fait est généralement
connu, vu le peu de temps qui s’est écoulé depuis lors : p.376 aussi se garde‑t‑on de croire qu’ils
tiennent à la tribu par les liens du sang. L’esprit de tribu est donc plus
faible (chez ceux‑ci) que chez les clients d’ancienne date. Si l’on examine
bien, on trouvera des exemples de ce fait dans tous les empires, et dans toutes
les nations gouvernées par un seul chef. Ceux qui se sont fait admettre dans la
tribu [172]
avant l’établissement de l’empire montrent un grand dévouement au chef qui
leur a rendu ce service ; rapprochés de lui par la vive affection qu’ils
lui portent, ils se regardent comme ses enfants, ses frères, ses parents. Les
clients adoptés par un chef déjà parvenu au commandement de l’empire se
montrent bien moins dévoués, bien moins attachés à leur patron. C’est là un
fait qui frappe tous les yeux ; aussi, quand l’empire se trouve dans la
dernière période de son existence, le souverain cherche à s’entourer
d’étrangers ; mais ces hommes ne parviennent pas à jouir d’une
considération égale à celle dont on honore les clients affiliés à la tribu
avant l’établissement de l’empire. Cela tient à deux causes : leur
introduction dans la tribu est trop récente pour qu’on l’oublie, et l’empire se
trouve sur le point de succomber ; aussi se voient‑ils privés de toute considération.
Ce qui porte le *334 sultan à s’en
faire des créatures et à les préférer aux anciens clients et affranchis, c’est
l’arrogance avec laquelle ceux‑ci se conduisent envers lui, et leur audace à le
regarder avec les mêmes yeux [173]
que ses parents et les membres de sa tribu. Les familles des anciens clients,
incorporées dans la tribu depuis longtemps, élevées par les soins du prince ou
de ses aïeux, placées sur le même rang que les maisons les plus illustres de
l’empire, s’habituent à traiter le souverain avec une familiarité choquante et
une insolence extrême ; aussi finit‑il par les éloigner de sa personne et
prendre des étrangers à son service. Comme l’époque où il choisit ceux‑ci est
assez récente, ils ne parviennent jamais à jouir de la considération publique
et ils conservent toujours leur caractère d’étrangers. Cela a lieu dans tous
les empires qui penchent vers leur chute. Pour désigner les anciens clients on
emploie ordinairement les termes ouéli « proche, ami, » et p.377 sanîah « favorisé » ;
quant aux nouveaux, on les appelle khadem
« serviteur », ou
aoun « aide ». Dieu est le ouéli des vrais croyants.
(Coran, sour. III, vers 61.)
Aussitôt que la souveraineté commence à résider dans une certaine
branche de la tribu qui soutient l’empire, et dans une certaine famille de
cette branche, (ceux qui gouvernent) gardent tout le pouvoir pour eux‑mêmes et
empêchent les autres membres de la tribu d’y prendre part. Leurs enfants,
élevés à l’exercice des hauts commandements, héritent de l’autorité et se la
transmettent les uns aux autres. Quelquefois cependant l’un des vizirs ou des
courtisans parvient à dominer le souverain. Cela arrive ordinairement quand un
enfant en bas âge ou un prince d’un caractère faible a été désigné par son
père, ou par ses amis et ses parents [174],
comme héritier du pouvoir souverain. Aussitôt monté sur le trône, le jeune
prince se montre incapable de gouverner ;
*335 alors son tuteur, personnage choisi ordinairement parmi les vizirs
ou les courtisans de son père, ou parmi les clients du sultan ou de la tribu,
s’empare du gouvernement de l’empire en déclarant qu’il le remettra au
souverain aussitôt que celui-ci se montrera capable de s’en charger. S’étant
ainsi frayé le chemin du pouvoir, il tient le jeune prince dans une réclusion
complète et l’habitue à goûter de tous les plaisirs que le luxe pourra
fournir ; il lui permet de se vautrer dans toutes les voluptés, afin de
lui ôter la pensée de s’occuper des soins du gouvernement, et il finit par le
tenir sous sa domination. Le sultan, accoutumé aux plaisirs, se figure que les
devoirs [175]
d’un souverain se bornent à s’asseoir sur son trône, à recevoir de ses officiers
le serment de fidélité, à s’entendre appeler Votre Majesté [176], à rester enfermé et à vivre au milieu
de ses femmes. Quant au droit de p.378 lier et
de délier, d’ordonner et de prohiber, de diriger les affaires de l’empire et de
surveiller l’état de l’armée, du trésor et des forteresses, il s’imagine que
tout cela appartient naturellement au vizir et le lui abandonne. Ce ministre
consolide ainsi son autorité, prend une forte teinture de l’esprit de
commandement et de domination, et finit par exercer une puissance absolue,
qu’il transmet [177]
à ses fils ou à ses parents. C’est ainsi que firent, en Orient, les Bouïdes,
les Turcs (qui étaient au service du khalifat), Kafour el‑Ikhchîdi et d’autres,
et qu’El‑Mansour Ibn Abi Amer s’empara du pouvoir en Espagne. Quelquefois le
souverain que l’on retient en tutelle, sans lui laisser la moindre influence,
cherche à se dégager des filets où il se trouve pris, et à saisir le
commandement qui lui appartient de droit. Il songe d’abord à châtier l’usurpateur,
soit en lui donnant la mort, soit en le destituant ; mais des tentatives
de cette nature réussissent très rarement : une fois le pouvoir tombé
entre les mains des vizirs et des courtisans, il y reste presque toujours. La
séquestration du sultan est amenée ordinairement par les progrès du luxe :
les enfants du souverain, ayant passé leur jeunesse dans les plaisirs, *336 oublient le sentiment de leur dignité
d’homme [178]
et, habitués à vivre dans la société de nourrices et de servantes, ils
contractent, en grandissant, une mollesse d’âme qui les rend incapables de
ressaisir le pouvoir ; ils ne savent même pas la différence entre
commander et se laisser dominer. Satisfaits de la pompe dont on les entoure,
ils ne cherchent qu’à varier leurs plaisirs sans se soucier d’autre chose.
Aussitôt que la famille impériale est parvenue à enlever l’autorité au reste de
la nation, les affranchis et les clients s’emparent de l’esprit du sultan. Cela
arrive nécessairement dans tous les empires, ainsi que nous l’avons déjà fait
observer. (La mollesse du souverain et l’ambition de son entourage, ) voilà les
deux maladies dont un empire ne se guérit que très rarement. Dieu donne le pouvoir à qui il veut. (Coran, sour. II, vers. 248.)p.379
Le
ministre qui tient un souverain en tutelle se garde bien de prendre les titre
et les attributs de la royauté.
Depuis l’établissement de l’empire, les aïeux du souverain régnant
avaient exercé l’autorité souveraine. Ils la devaient au sentiment de
nationalité qui animait sa famille, au patriotisme qui la distinguait et qui
lui avait acquis le dévouement de toute la nation. L’esprit de commandement et
de domination, esprit dont la famille royale a contracté une forte teinture, se
conserve dans sa postérité et garantit la durée de l’empire. Si le
fonctionnaire qui parvient à tenir le souverain dans sa dépendance a un fort
parti dans cette famille, ou dans le corps des clients et des affranchis, ce
parti, peu habitué au commandement, se laisse entraîner par celui des grands et
se confond avec lui ; aussi le ministre, tout en s’emparant du pouvoir, ne
laisse pas percer son désir d’usurper le trône ; il se contente des avantages
de la royauté, c’est‑à‑dire, du pouvoir d’ordonner et de prohiber, de lier et
de délier, de décider et d’annuler. Par cette conduite [179]
il amène les grands de l’empire à croire qu’il agit d’après les instructions *337 que le souverain lui transmet de son
cabinet [180],
et qu’il ne fait qu’exécuter les ordres du prince. Bien qu’il se soit emparé de
toute l’autorité, il évite [181]
d’usurper les marques, les emblèmes et les titres de la souveraineté, afin de
ne pas faire soupçonner ses projets ambitieux. La portière, qui, depuis le
commencement de l’empire, dérobait le sultan et ses aïeux à la vue du public [182],
sert aussi à cacher les empiétements du ministre et à faire accroire au public
que ce fonctionnaire n’est que le simple lieutenant du prince. S’il laissait
échapper le moindre trait qui pût faire deviner ses véritables intentions, la
famille royale et tous les autres partis qui existent dans la nation se montreraient
indignés de son audace [183],
et tâcheraient de lui arracher le p.380 pouvoir [184].
A la première alerte, il est sûr de trouver la mort, parce qu’il n’a pas encore
acquis assez d’autorité pour tenir ses adversaires dans l’obéissance et la
soumission. Tel fut le sort d’Abd er‑Rahman, fils d’El‑Mansour Ibn Abi
Amer : il eut l’ambition de se mettre au même rang que (le khalife
omeïade) Hicham et les autres membres de la famille royale, et de prendre le
titre de khalife. Sans se contenter du pouvoir absolu que son père et son
frère avaient exercé, méconnaissant les avantages qui résultaient d’une si
haute position, il demanda à son souverain, Hicham, de lui transmettre le
khalifat. Ce trait d’insolence indigna tellement les Mérouanides (Omeïades) et
les autres Coreïchides d’Espagne, qu’ils placèrent sur le trône Mohammed [185]
Ibn Abd el‑Djebbar Ibn en‑Nacer, cousin du khalife Hicham, et marchèrent contre
les partisans du ministre. Cela eut pour résultat la ruine du parti
améride [186]
et la mort d’El‑Mowaïed, prince qu’il avait proclamé khalife et que l’on
remplaça par un autre membre de la famille royale. Les Omeïades, rentrés en
possession du trône, conservèrent l’autorité jusqu’à ce que l’empire tombât en
dissolution. Dieu est le meilleur des
héritiers.
La royauté est une institution conforme au naturel de l’homme. *338 Nous avons déjà dit que c’est la réunion
des hommes en société qui assure la vie et l’existence de l’espèce humaine.
Pour se procurer des aliments et les choses de première nécessité, ils doivent
s’entr’aider ; le besoin les habitue au trafic et les pousse même à
enlever de force les objets dont ils ne peuvent se passer. Chacun d’eux porte
la main sur la chose qu’il convoite et tâche de l’arracher à son voisin [187],
tant la p.381 violence et l’inimitié sont des
passions naturelles à tous les animaux. Celui-ci, poussé par la colère et l’indignation,
résiste de toutes ses forces à la tentative du ravisseur. Cette contestation
amène un combat qui donne lieu à une mêlée générale, à l’effusion du sang et à
la mort de plusieurs individus, d’où pourrait résulter l’anéantissement de
l’espèce [188]
humaine. Cela a pour cause le sentiment qui porte à défendre son bien,
sentiment que le Créateur n’a donné qu’à l’homme. Donc les hommes ne sauraient
vivre sans un chef qui les empêche de s’attaquer les uns les autres. Pour
contenir la multitude, il faut un modérateur, un gouverneur, c’est‑à‑dire, un
roi fort, qui dispose d’une grande puissance ; cela est exigé par la
nature même de l’homme. Ce modérateur n’aurait aucune influence sans l’appui
d’un fort parti ; car nous avons déjà montré que, pour résister aux
attaques et repousser ses adversaires, on doit être soutenu par un corps d’amis
dévoués. La royauté est donc une noble dignité ; elle excite toutes les
ambitions [189],
et a, par conséquent, besoin de défenseurs ; aussi, pour être utile, elle
doit avoir un parti qui la soutienne. Or, chez les divers peuples, les partis
sont plus ou moins forts, et chaque parti ne peut dominer que sur la peuplade
au milieu de laquelle il s’est formé. Ce n’est donc pas à tous les partis que
la royauté peut échoir ; elle n’appartient, en réalité, qu’au chef qui
sait tenir son peuple dans l’obéissance, faire rentrer les impôts, protéger les
frontières de ses États, qui expédie des ambassadeurs et ne subit pas le
contrôle d’une autorité supérieure. Telle est la véritable royauté selon
l’opinion généralement reçue. *339 Le chef
qui, par la faiblesse de son parti, est incapable de remplir l’un ou l’autre de
ces devoirs [190],
n’est qu’un roi incomplet. Tels furent la plupart des souverains berbers
pendant que les Aghlébides régnaient à Cairouan ; tels furent les
souverains des peuples asiatiques [191]
à l’époque où les Abbacides venaient d’occuper le trône. Le prince qui n’a pas
un parti assez fort pour dominer [192]
tous les autres, qui p.382 n’a pas le
moyen de châtier ses ennemis, ou qui se trouve placé sous les ordres d’un autre
souverain, voilà un roi incomplet. Dans cette catégorie se rangent les émirs
des provinces et les gouverneurs des pays dont se compose le royaume. Nous
pouvons en voir de nombreux exemples dans les empires qui ont une grande
étendue ; je veux dire que, dans les provinces reculées de chaque empire,
on trouve des peuples administrés par des rois qui obéissent tous aux ordres
du gouvernement central. Tels furent les rois sanhadjiens (les Zîrides) sous
les Fatémides, les rois zénatiens (les Miknaça, les Maghraoua et les
Ifrénides [193]),
qui reconnaissaient tantôt l’autorité des Omeïades (espagnols) et tantôt celle
des Fatémides ; tels furent les princes persans sous les Abbacides, les
émirs et les rois berbers, qui, avant l’islamisme, obéissaient aux Francs, les
rois des provinces de la Perse sous la domination d’Alexandre et de son peuple,
les Grecs. Nous pourrions en citer bien d’autres exemples. Le lecteur qui voudra
y regarder avec attention trouvera que nous avons raison. Dieu domine sur
ses serviteurs. (Coran, sour. VI, vers. 18.)
Ce n’est ni la personne — du sultan, ni sa bonne tournure, ni sa *340 beauté, ni sa belle taille, ni son grand
savoir, ni l’élégance de son écriture, ni la pénétration de son esprit qui sont
utiles au peuple. Ce sont les rapports qui existent entre lui et ses sujets qui
leur sont avantageux. En effet, le mot sultan est un terme qui implique
un certain rapport, c’est‑à‑dire une relation qui existe entre deux corrélatifs.
Le sultan est, en réalité, celui qui est le maître (ou possesseur) d’un
troupeau (de sujets), qui le régit et qui se charge de tout ce qui le concerne.
Donc, le sultan est celui qui a des sujets, et les sujets sont ceux qui ont un
sultan. La qualité qui lui est propre, en tant qu’il est en relation avec eux,
est celle de maîtrise (possession), et signifie qu’il est leur maître.
Quand la maîtrise est bonne, ainsi que ses conséquences, le souverain possède
toutes les qualités qu’on peut p.383 désirer.
Tant qu’elle continue bonne et bienfaisante, tout l’avantage en est pour les
sujets ; mauvaise et malfaisante, elle nuit aux sujets et peut amener leur
ruine. La bonne maîtrise est donc l’équivalent de la douceur. Quand un
souverain se montre violent, prompt à punir, empressé à rechercher les fautes
de ses sujets et à tenir compte de leurs méfaits, le peuple, effrayé et abattu,
cherche à se garantir contre la sévérité du prince par le mensonge, la ruse et
la tromperie. Cela influe sur le caractère des sujets et devient pour eux une
seconde nature ; aussi perdent‑ils leur droiture naturelle et leurs autres
bonnes qualités. Quelquefois ils abandonnent le sultan au moment on il va livrer
une bataille ou qu’il s’occupe à repousser ses ennemis ; aussi la défense
du pays se fait mal, tous les cœurs étant indisposés. D’autrefois ils
conspirent contre [194]
lui et l’assassinent. Cet événement jette le désordre dans l’État et laisse
l’empire exposé aux invasions [195].
Si, au contraire, son règne tyrannique se prolonge, le patriotisme de la nation
s’affaiblit, et les frontières restent exposées aux insultes, faute de
défenseurs. Le souverain qui gouverne ses sujets avec douceur et les traite
avec indulgence gagne leur confiance et s’attire leur amour ; ils se
rallient tous autour de lui, l’aident avec dévouement à combattre ses
ennemis [196],
et son autorité se maintient *341 partout.
Le bon caractère du souverain se manifeste [197]
dans la douceur qu’il montre envers son peuple et dans le zèle qu’il met à le
protéger. L’essence de la souveraineté c’est de protéger les sujets. La
douceur et la bonté du sultan paraissent dans l’indulgence qu’il leur montre et
dans les soins qu’il met à leur assurer les moyens de vivre ; c’est là une
bonne manière de gagner leur affection. Il faut maintenant savoir qu’un
souverain à l’esprit vif et sagace est peu disposé à la douceur ; cette
qualité ne se trouve ordinairement que chez un monarque débonnaire et
indulgent. Le moindre défaut d’un souverain doué d’une vive intelligence,
c’est d’imposer à ses sujets des tâches au‑dessus de leurs forces ; car il
porte ses vues bien au delà p.384 de ce
qu’ils peuvent faire et, quand il commence une entreprise, il croit deviner,
par sa perspicacité [198],
les suites qu’elle peut avoir. Son administration est donc funeste au peuple.
Le Prophète lui-même a dit : « Réglez votre marche sur celle du plus
faible d’entre vous. »
A ce sujet, nous rappellerons que la loi n’exige pas dans un administrateur
une trop grande [199]
pénétration d’esprit. Cette maxime est basée sur ce qui arriva à Zîad, fils
d’Abou Sofyan, quand Omar le priva du gouvernement de l’Irac. « Émir des
croyants ! lui dit Zîad, est‑ce pour incapacité ou pour malversation que
vous m’avez destitué ? » « Ni pour l’un ni pour l’autre, lui
répondit Omar ; mais je ne veux pas que votre haute intelligence soit un
fardeau pour le peuple. » De là on a tiré la conclusion qu’un gouverneur
ne devait pas se distinguer par un excès d’intelligence et de pénétration,
comme Zîad et Amr Ibn el‑Aci. Ces qualités portent à gouverner d’une manière
tyrannique et à imposer au peuple des charges qu’il est incapable de supporter.
Au reste, nous reviendrons là‑dessus vers la fin de cette section. Dieu est le meilleur des maîtres.
De ce qui précède il est évident que, dans un administrateur, une
pénétration trop vive est un défaut : c’est un excès d’intelligence, de
même que la niaiserie est un excès de naïveté. Or, dans les qualités de
l’homme, chaque extrême est également blâmable ; le juste milieu *342 seul mérite des louanges. Ainsi la
générosité tient le milieu entre la prodigalité et l’avarice ; la bravoure
se place entre la témérité et la lâcheté. Voilà pourquoi [200]
on dit d’un homme dont l’intelligence est hors du commun : « C’est un
démon (cheïtan), un endiablé (motacheïtan). » Dieu crée ce qu’il veut.
Le caractère véritable de l’empire, c’est
d’être une réunion d’hommes p.385 produite
par la force des choses et rendue nécessaire par l’esprit de domination et de
force qui provient de l’appétit irascible et de l’animalité [201].
Quand l’empire est fondé, les ordres du souverain s’écartent très souvent de
l’équité et nuisent au bien‑être matériel de ses peuples. En effet, il leur
impose ordinairement des charges qu’ils sont incapables de porter, et cela dans
le but d’avancer ses projets, ou de satisfaire à ses passions. Il est vrai que
(dans chaque dynastie) cette manière d’agir varie de souverain à souverain,
selon la nature de leurs desseins. Dans tous les cas, le peuple se prête difficilement
à la soumission ; ensuite il commence à désobéir ; ce qui amène des
révoltes et des combats. Alors le prince se voit obligé d’adopter un code de
lois que les sujets acceptent et dont ils consentent à respecter les
prescriptions. C’est ce qui est arrivé aux Perses et à d’autres peuples. Une
dynastie qui ne se sert pas de ce moyen de gouverner ne saurait accomplir ses
projets ni établir sa domination sur une base solide. Telle est la loi que Dieu a posée. Si ce code a été
dressé par les sages, les prud’hommes et les grands de l’empire, il offre un
système de lois fondées sur la raison ; s’il émane de Dieu, qui l’aura
fait promulguer par un législateur divinement inspiré, il renferme une suite de
règlements basés sur la religion et profitables
*343 aux hommes, non seulement dans cette vie, mais dans l’autre. Car
l’homme n’a pas été créé uniquement pour ce monde ; la vie d’ici-bas
n’est que vanité et illusion, puisqu’elle se termine par la mort. Dieu nous dit
encore à présent : Pensez‑vous que
ce fût par un simple jeu que nous vous avons créés ? (Coran, sour. XXIII, vers. 117.) L’homme
a été mis au monde pour pratiquer la religion, qui doit le conduire au bonheur,
dans la vie future, par la voie de Dieu,
maître de ce qui est dans les cieux et sur la terre. (Coran, sour. XLII, vers. 53.) Les hommes ont reçu divers recueils
de lois révélées, servant à les diriger vers la vérité et à fixer leurs devoirs
dans tout ce qui se rapporte à p.386 leurs
pareils et à la religion. La royauté, institution qui dérive naturellement de
la réunion des hommes en société, y trouva aussi des prescriptions pour la
régler, et qui lui donnèrent un caractère religieux, afin que toutes les
institutions humaines fussent placées sous le contrôle de la loi divine. Aux
yeux de cette loi, l’oppression, l’emploi de la force brutale, les outrages
que l’on commet lorsqu’on donne carrière à sa colère, sont des actes
tyranniques et répréhensibles. Les lois qui émanent de la sagesse humaine
réprouvent aussi ces actes ; mais tout ce qu’elles prescrivent de
contraire aux prévisions de la loi divine [202]
mérite condamnation. En effet, c’est essayer de voir sans le secours de la
lumière de Dieu, et celui à qui Dieu n’a
pas départi sa lumière reste dans les ténèbres. (Coran, sour. XXIV, vers. 40.) D’ailleurs, le législateur inspiré
sait mieux que personne ce qui convient au bonheur des hommes, puisqu’il
connaît ce qui leur est caché, c’est-à‑dire les choses de l’autre vie. Au
reste, les œuvres de chaque individu, qu’il soit roi ou sujet, se présenteront
toutes devant lui au jour de la résurrection : Ce sont vos actions qui se présenteront devant
vous, a dit le Prophète. Les lois d’origine humaine n’ont en vue que le
bien-être des hommes en ce bas monde ; ils connaissent l’extérieur de ce monde (Coran, sour. XXX, vers. 6) ; mais les lois d’origine divine
ont pour but de leur assurer le bonheur dans l’autre. Les lois émanées de Dieu
imposent (au souverain) l’obligation de porter les hommes à observer ce
qu’elles prescrivent relativement à leurs intérêts dans ce monde et dans
l’autre. Pour faire exécuter cette prescription, il faut un prophète, *344 ou un homme qui tienne la place d’un
prophète ; tels sont les khalifes. Le lecteur comprend maintenant la
nature du khalifat ; il voit que la royauté pure est une institution
conforme à la nature humaine, et qu’elle oblige la communauté à travailler
pour accomplir les projets et satisfaire aux passions du souverain ; il
reconnaît que le gouvernement réglé par des lois sert à diriger la communauté
selon les vues de la raison, afin que le peuple jouisse des biens du p.387 monde et se garantisse contre ce qui
pourrait lui nuire ; il sait que le khalifat dirige les hommes selon la
loi divine, afin d’assurer leur bonheur dans l’autre vie ; car, en ce qui
regarde les biens de ce monde‑ci, le législateur inspiré les rattache à ceux de
la vie future. Donc le khalife est, en réalité, le lieutenant du législateur
inspiré, chargé de maintenir la religion et de s’en servir pour gouverner le
monde. Plus tard, quand nous reviendrons sur ces matières, le lecteur pourra
les étudier et les bien comprendre. Le
sage, le savant, c’est Dieu. (Coran, sour.
XII, vers. 101.)
De la
diversité d’opinions qui existe au sujet du khalifat, et des qualités qu’un
khalife doit posséder.
Nous avons dit que cette dignité n’est, en réalité, qu’une lieutenance.
Celui qui en est revêtu remplace le législateur inspiré, étant chargé de
maintenir la religion, et, par ce moyen, de gouverner le monde. [Cet
office [203]
est désigné indifféremment par les mots khîlafa
(khalifat, ou lieutenance) et imama (imamat).
On donne à celui qui le remplit les titres de khalife et d’imam ; on l’intitula aussi sultan, dans les derniers siècles,
lorsqu’il y avait plusieurs khalifes contemporains. Diverses nations éloignées
les unes des autres, ne trouvant personne qui possédât toutes les qualités
requises dans un khalife, se voyaient obligées de conférer cette dignité à
quiconque s’emparait du pouvoir chez elles.]
On a nommé le khalife imam, parce
qu’on l’a assimilé à l’imam qui dirige la prière publique, et dont les
mouvements sont imités par toute la congrégation. De là provient l’emploi du
terme grand imamat pour désigner la
qualité de khalife. On adopta d’abord le mot khalife, parce que ce chef remplaça le Prophète auprès du peuple.
On peut dire le khalife sans aucune
addition, ou bien le khalife du Prophète
de Dieu. Quelques personnes avaient d’abord employé le titre de khalifat Allah « le lieutenant de Dieu » ; mais cela donna
lieu à une p.388 *345 controverse :
ceux qui admettaient cette forme s’appuyaient sur le fait que Dieu avait
accordé aux hommes la lieutenance universelle (sur toutes les créatures). Il a
dit, par exemple : Je vais instituer un lieutenant sur la terre (Coran,
sour. II, vers. 28), et : Il vous a institués comme ses lieutenants sur
la terre. (Coran, sour. VI, vers. 165.) La plupart des docteurs
repoussent cependant l’emploi de ce titre, en déclarant que la signification
des versets qu’on cite ne l’autorise pas. Ils s’appuient aussi sur la parole
d’Abou Bekr, qui défendit aux musulmans [204]
de l’appeler lieutenant de Dieu. « Je ne suis pas son lieutenant,
leur dit-il, mais le lieutenant de l’Apôtre de Dieu. » Celui qui est
absent, disent‑ils encore, peut seul avoir un lieutenant ; celui qui est
toujours présent n’en a aucun besoin.
L’établissement d’un imam est une chose d’obligation ; la loi, se
fondant sur l’accord général des compagnons du Prophète et de leurs disciples,
en a déclaré la nécessité. Aussitôt après la mort du Prophète, ses compagnons
s’empressèrent de prêter le serment de fidélité à Abou Bekr et de lui confier
la direction de toutes leurs affaires. Cet exemple fut suivi pendant les
siècles suivants, de sorte que les hommes ne restèrent jamais abandonnés à eux‑mêmes.
Cet accord général (des peuples) prouve encore la nécessité d’un imam. Quelques
docteurs ont enseigné que cette nécessité se comprend par le simple raisonnement
et que l’accord général dont il s’agit est le résultat d’un jugement fondé sur
la raison. « La simple raison, disent‑ils, suffit pour démontrer la
nécessité de l’imamat. Les hommes sont obligés de vivre en société ; s’ils
se tenaient isolés les uns des autres, ils ne sauraient exister. Or la réunion
des hommes en société et la diversité de leurs intérêts amènent des conflits,
et, tant qu’il ne s’y trouve pas un modérateur pour les contenir, ces
querelles aboutissent à des combats. Un tel état de choses menace l’existence
de l’espèce entière. Or la conservation de l’espèce est un des principaux buts
de la loi divine. » Ce raisonnement est identiquement celui
qu’employaient [205]
les philosophes, lorsqu’ils voulaient démontrer que la faculté du p.389 prophétisme existe nécessairement dans
l’espèce humaine, et j’ai déjà indiqué la faiblesse de leur argument [206].
Je n’admets pas le principe qui déclare que l’établissement d’un modérateur
auquel tout le peuple doit se soumettre avec confiance et résignation soit
ordonné par la *346 loi divine. Le
modérateur peut dériver son autorité de la puissance que la possession de
l’empire lui donne, ou bien des forces dont il se fait appuyer. (Que diraient‑ils)
s’il s’agissait d’un peuple tel que les Madjous (les pirates normands), qui
n’avaient pas reçu une loi révélée, ou d’un peuple chez lequel on n’était
jamais allé pour enseigner la religion ? (Ces gens‑là avaient cependant
des chefs pour les gouverner.) On peut encore répondre à leur argument d’une
autre manière : pour prévenir des conflits, il suffit que chaque individu
sache bien que l’injustice lui est défendue par la raison. Lorsqu’ils disent
que des contestations n’ont pas lieu dans tel pays, parce que les habitants ont
une loi révélée, et que, dans tel autre pays, elles n’arrivent pas parce qu’il
y a un imam, leur raisonnement n’a aucune valeur : quelques chefs
puissants suffiraient, tout aussi bien qu’un imam, à maintenir le bon
ordre ; le peuple lui-même pourrait le faire, si l’on s’accordait à éviter
les contestations et à ne pas se nuire mutuellement. La conclusion que ces
docteurs tirent de leurs prémisses n’a donc aucune valeur. Du reste, leur
argument aboutit à ce principe : Ce qui fait comprendre la nécessité
d’un imam, c’est la loi ; c’est‑à-dire, l’accord général dont nous
avons parlé plus haut.
Quelques personnes entretiennent au sujet de l’imamat une opinion
toute particulière. Ni la loi ni la raison, disent‑ils, ne démontre la
nécessité d’un tel office. Certains Motazelites opiniâtres, quelques
Kharedjites et d’autres individus ont professé cette doctrine. Selon eux, le
seul devoir [207]
de l’imam c’est d’exécuter les prescriptions de la loi ; or si le peuple
s’accorde à suivre les règles de la justice et à faire exécuter la loi de Dieu,
l’établissement d’un imam n’est pas nécessaire, puisqu’on peut très bien se
passer d’une tel chef. Pour p.390 réfuter
cette opinion, l’accord général de tous les peuples musulmans aurait suffi,
mais les hommes qui la professaient avaient tant de haine pour la souveraineté
et pour ses abus, tels que l’ambition, l’esprit de la domination et l’amour des
biens du monde, qu’ils embrassèrent le principe de l’inutilité de l’imamat. Ils
furent d’autant plus portés à rejeter cette institution, qu’ils trouvèrent dans
la loi une foule de passages dirigés contre ces abus et contre ceux qui les
pratiquent. Or nous devons faire observer que la loi ne condamne pas la
souveraineté ni celui qui l’exerce ; elle n’en blâme que les abus, c’est‑à‑dire,
la tyrannie, l’injustice et la sensualité. Personne ne doute *347 que la loi ne réprouve les vices qui
naissent de la souveraineté, de même qu’elle loue la justice, la modération, le
zèle à maintenir les prescriptions de la religion et à la défendre ; mais
ces vertus peuvent aussi résulter de la souveraineté, et la loi leur assigne
une récompense. Il est donc évident que la loi ne condamne pas la souveraineté
en elle‑même, mais certaines choses qui en dérivent ; elle ne cherche pas
à l’abolir, de même qu’en blâmant l’appétit irascible et concupiscible dans
les êtres responsables, elle ne veut pas la suppression totale de ces passions qui,
au besoin, peuvent avoir des résultats utiles ; elle cherche seulement à
leur donner une bonne direction. David et Salomon possédaient un royaume sans
pareil ; ils étaient cependant des prophètes chéris de Dieu. Nous dirions
encore à ces personnes. « La souveraineté vous répugne parce que vous la
croyez inutile ; mais ce motif n’a aucune valeur : vous convenez tous
que l’on doit faire observer les prescriptions de la loi ; or, pour y parvenir,
on est obligé de recourir à l’emploi de la force et de s’appuyer sur un parti
dont l’esprit de corps soit bien prononcé. Mais l’esprit de corps conduit à la
souveraineté, et voilà la royauté fondée. D’ailleurs, supposons qu’on ait
négligé d’établir un imamat, objet principal de votre aversion, les Compagnons
et leurs disciples s’étaient accordés à regarder cette institution comme
nécessaire ; donc l’obligation d’avoir un imam est imposée à toute la
communauté, et c’est aux hommes qui exercent des commandements d’en choisir un
et de l’installer dans p.391 ses fonctions.
Tout le peuple est alors obligé à lui obéir, car Dieu lui-même a dit : Obéissez
à Dieu et à son Prophète et à ceux de
votre peuple qui exercent des commandements. (Coran, sour. IV, vers. 62.)
[Il n’est pas permis d’avoir
deux imams à la fois [208] ;
telle est l’opinion de presque tous les docteurs de la loi, opinion basée sur
le sens littéral de certaines traditions qui se trouvent dans le Sahîh de Moslem [209],
au chapitre qui traite du droit de commandement (emara). Quelques
légistes croient, cependant, que cette règle ne s’applique qu’à un seul pays ou
à deux pays qui se touchent ; mais, quand il y
*348 a une telle distance entre les provinces que l’autorité de l’imam
établi dans l’une ne pourra pas se faire sentir dans l’autre, ils déclarent
qu’il est permis d’installer dans celle‑ci un second imam, pour veiller au bien
de la communauté. Parmi les docteurs célèbres qui ont émis cette opinion, on
compte l’ostad Abou Ishac el‑Isféraïnî, chef de tous les théologiens
dogmatiques [210].
L’imam el‑Harémeïn [211]
semble approuver la même doctrine dans son ouvrage intitulé El‑Irchad « la direction ». Les docteurs de l’Espagne et du
Maghreb penchent aussi vers cette opinion. Ceux de l’Espagne étaient en très
grand nombre [212]
quand ils prêtèrent le serment de fidélité à En‑Nacer Abd er‑Rahman, de la
famille des Omeïades, et qu’ils lui donnèrent le titre d’Emîr el‑Moumenîn ainsi qu’à ses
descendants. Ce titre, qui est une des marques de la dignité de khalife, ainsi
qu’on verra plus loin, fut ensuite pris par les souverains almohades du
Maghreb. L’opinion de ceux qui justifient la nomination des deux imams est
repoussée par certains légistes comme opposée à l’accord général (des anciens
docteurs). Cette objection nous paraît faible ; si les anciens avaient p.392 vu, à ce sujet, une opinion unanime, l’ostad
Abou Ishac et l’imam el-Harémeïn, eux qui savaient [213]
si bien les doctrines basées sur l’accord général (des premiers musulmans), se
seraient bien gardés de les contredire. Il est vrai qu’El‑Mazeri [214]
et En‑Newaouï [215]
ont essayé de réfuter l’imam el‑Harémeïn, en s’appuyant sur le sens littéral
des traditions dont nous avons déjà parlé. Dans les temps plus rapprochés de
nous, quelques docteurs ont tâché de prouver (d’une autre manière, que
l’existence de deux imams à la fois est illégale). Ils disent que chaque imam
serait capable de contrarier les desseins de l’autre, et ils citent, à ce
sujet, le passage du livre révélé, où Dieu a dit : S’il y avait dans les cieux et sur la terre d’autres
divinités que Dieu, certes, ils seraient ruinés. (Coran, sour. XXI, vers. 22.) L’application de ce verset n’est pas
juste ; il renferme une preuve intelligible que Dieu présente à notre
considération : voulant conduire les hommes à professer son unité, dogme
auquel il a ordonné de croire, il leur offre une preuve fondée sur la raison et
capable de fortifier leur conviction. Mais nous traitons ici de l’imamat, et
nous cherchons un texte qui défende d’établir deux imams et qui puisse former
une prohibition légale et absolue. Or un texte ne pourrait servir de preuve
dans la question dont nous nous occupons, à moins d’être précédé d’une
introduction ainsi conçue : Considérant que la multiplicité d’imams amène le mal, etc. Alors la preuve
serait bonne, et la prohibition, légale, car nous devons nous abstenir de ce
qui amène le mal.]
*349 Les qualités requises dans un imam
sont au nombre de quatre : le savoir, la probité, l’aptitude et l’usage
des sens et des membres qui influent sur l’activité de l’esprit ou du corps. On
a posé encore une cinquième condition, celle d’appartenir par la naissance à la
tribu p.393 de Coreïch ; mais sa
nécessité a été révoquée en doute. Le savoir est évidemment nécessaire ;
il faut être [216]
savant pour (connaître et) exécuter les ordonnances de Dieu ; la
nomination d’un imam qui ignore la loi n’est pas valide. Le savoir, toutefois,
ne suffit pas ; on doit être capable de juger par soi-même, car c’est un
défaut que de s’en rapporter toujours à l’avis d’autrui ; et l’individu
qui remplit les fonctions d’imam doit être parfait en ce qui regarde les
qualités morales et en toute chose. La probité est indispensable, parce que
l’imamat est une dignité religieuse, et que l’imam doit avoir sous sa
surveillance tous les fonctionnaires dans lesquels la probité est requise comme
condition indispensable (de leur nomination). C’est là une très forte raison
pour exiger la même qualité dans un imam. L’imam perd sa qualité de probité
s’il abuse de ses membres pour commettre des actes répréhensibles ou contraires
à la loi. La perd‑il s’il introduit des nouveautés dans les croyances
religieuses ? Cette question reste encore indécise. L’aptitude, dans un
imam, c’est son courage à faire exécuter les peines légales et à se montrer
dans les combats ; c’est sa prévoyance dans la guerre, son habileté à y
entraîner son peuple, sa connaissance du sentiment national et des intrigues
politiques, la force d’âme avec laquelle il soutient les fatigues du
gouvernement, afin de remplir ses devoirs, qui sont de défendre la religion, de
combattre l’ennemi, de maintenir les ordonnances de Dieu, [de régir le
monde] [217]
et de travailler pour le bien public.
Dans un imam, tous les organes des sens et tous les membres du corps
doivent être exempts d’imperfection et d’impuissance. La folie, la privation
de la vue, la surdité, le mutisme, sont autant de motifs pour exclure de
l’imamat. Ce qui nuit à l’activité du corps en exclut également, comme la perte
des deux mains ou des deux pieds. On exige, dans un imam, qu’il ait tous les
sens, tous les membres en bon état ; car l’absence d’un membre ou d’un
sens nuirait à ses occupations et l’empêcherait de remplir les fonctions dont
on l’a p.394 chargé. La perte [218]
d’une seule main ou d’un seul pied, ou toute autre imperfection (qui ne nuit
pas à l’activité du corps, mais) qui blesse
*350 la vue, suit aussi pour exclure de l’imamat ; il est
absolument nécessaire que l’imam soit sans défaut ; cela est une des
conditions auxquelles il doit satisfaire. On met sur la même ligne, avec la
perte d’un membre, tout ce qui prive l’imam de la faculté d’agir. Cette
impuissance peut avoir deux caractères distincts ; dans le premier cas,
l’incapacité d’agir résulte de la captivité, de la force majeure, ou de tout
autre empêchement de ce genre. La règle qui exige impérieusement que le corps
de l’imam soit sans défaut s’applique également à ce cas. Dans le second, un
des serviteurs de l’imam le tient en tutelle et le domine, sans y être parvenu
à la suite d’une rupture avec lui ou par une révolte contre son autorité. Si,
en examinant la conduite de ce gardien, on reconnaît qu’il agit selon les
préceptes de la religion et de la justice, et que sa manière de gouverner
mérite des éloges, l’imam peut être conservé dans son office. Si la conduite
générale du gardien est répréhensible, les musulmans doivent appeler à leur
aide quelqu’un qui soit capable de lui enlever son autorité usurpée, et de
mettre l’imam en état de remplir les devoirs d’un khalife.
La condition d’être descendu de Coreïch fut adoptée, dans la journée
de la Sekîfa [219],
par les Compagnons du Prophète. Ce jour‑là les Ansars (les Médinois) voulaient
reconnaître pour imam Saad Ibn Abada : « Il y aura, disaient‑ils, un
émir choisi parmi nous et un autre choisi parmi les Coreïch. » Ceux‑ci
leur opposèrent cette parole du Prophète : « Les imams se prennent
dans la tribu de Coreïch. » Puis ils ajoutèrent : « Notre saint
Prophète nous a recommandé de faire du bien à ceux qui vous feraient du bien,
et de pardonner les offenses que nous recevrions de vous. Or, si vous étiez
assez forts pour commander aux autres, le Prophète ne nous aurait pas fait p.395 cette recommandation. » Les Ansars se
laissèrent convaincre et renoncèrent au projet d’élever Saad à l’imamat. On
trouve aussi dans le Sahîh une
parole du Prophète ainsi conçue : « L’autorité ne sortira pas de
cette tribu de Coreïch [220]. »
On pourrait citer encore beaucoup de textes semblables.
La tribu de Coreïch s’affaiblit ensuite par l’influence de l’aisance
et du bien‑être ; elle épuisa ses forces en combattant pour l’empire dans
les diverses parties du monde ; elle perdit à la fin son esprit de corps
et, devenue incapable de soutenir le khalifat, elle se laissa arracher le
pouvoir par des étrangers.
*351 Plusieurs docteurs, habiles
investigateurs de la vérité, se sont laissé égarer par le fait que nous venons
d’indiquer, et sont allés jusqu’à nier que la qualité de Coreïchide fût
nécessaire dans un imam. Ils s’appuient aussi sur la signification littérale de
certaines paroles du Prophète, telles que celles‑ci : « Écoutez et
obéissez, quand même on vous donnerait pour chef un Abyssin esclave et
baveux. » Cette recommandation ne fournit aucune preuve qui puisse s’appliquer
à la question ; elle se présente sous la forme d’un exemple et d’une
supposition, afin de mieux faire sentir la nécessité de l’obéissance. Ils
citent encore cette parole d’Omar : « Si Salem, l’affranchi d’Abou
Hodeïfa, vivait encore, je lui confierais cette dignité, à moins que je n’eusse
quelque soupçon à son sujet. » Cela ne prouve rien ; tout le monde
sait que l’opinion d’un seul des Compagnons du Prophète ne fait pas autorité.
Ils citent aussi la maxime :
L’affranchi fait partie de la famille qui lui a donné la liberté, et ils
ajoutent que Salem, devenu l’affranchi des Coreïch, avait contracté l’esprit
de corps qui animait cette tribu. « La
condition d’être Coreïchide (disent‑ils) n’a pas d’autre signification. Omar,
qui attribuait à l’office de khalife la plus haute importance, s’était imaginé
que les conditions requises dans un imam ne se retrouveraient bientôt plus, et
il avait pensé à Salem, qui lui paraissait les réunir toutes, même
celle d’être p.396 Coreïchide par droit
d’affranchissement. Or l’affranchissement communique au client l’esprit de
corps dont la tribu qui l’affranchit est animée. » Nous reviendrons là‑dessus : « Rien ne manquait à Salem,
excepté l’avantage d’être issu de Coreïch ; mais, dans l’opinion d’Omar,
il pouvait très bien s’en passer, puisque le seul avantage d’être né membre
d’une famille, c’est d’acquérir l’esprit de corps dont elle est animée ;
or Salem avait contracté l’esprit coreïchite par le fait de son
affranchissement. Omar, toujours zélé pour le bien du peuple musulman, avait
voulu confier le gouvernement de la nation à un homme au‑dessus de tout
reproche et dégager ainsi sa propre responsabilité. »
Le cadi Abou Bekr el‑Bakillani [221]
ayant remarqué que la tribu de Coreïch avait perdu son esprit de corps par
suite de sa faiblesse et de son épuisement [222],
et que les princes de la Perse tenaient les khalifes sous leur domination,
déclara que la condition d’être né Coreïchide n’était pas essentielle. Sur ce
point il tomba d’accord avec les Kharedjites, parce qu’il avait remarqué le
triste état dans lequel *352 le khalifat se
trouvait de son temps. La grande majorité des docteurs persista toutefois à
regarder cette condition comme nécessaire et à déclarer qu’il fallait toujours
donner l’imamat à un Coreïchide, quand même cet homme n’aurait pas le pouvoir
de diriger les affaires du peuple musulman. Pour réfuter ces docteurs, on leur
faisait observer que leur propre déclaration portait atteinte à la condition
d’aptitude, qualité qui donne à l’imam le pouvoir de gouverner. En effet, si
l’esprit de corps vient à s’éteindre dans un peuple, la puissance de ce peuple
disparaît aussi, et la condition d’aptitude ne pourra plus être remplie. Et
cependant, si l’on ne respectait pas cette condition, on finirait par négliger
celles du savoir et de la piété ; on cesserait même d’attacher la moindre
importance aux autres conditions. Un tel résultat serait en opposition avec
l’opinion unanime des anciens docteurs.
p.397 Il nous reste maintenant à
exposer pour quel motif on adopta la condition d’être né Coreïchide ; le
lecteur pourra alors reconnaître la vérité au milieu de cette diversité
d’opinions. Nous commencerons par dire que chaque prescription de la loi a un
but déterminé et renferme (implicitement). une sage pensée, celle qui motiva
sa promulgation. Or, si nous cherchons les motifs qui firent imposer la condition
d’être Coreïchide de naissance, et le but du législateur en y donnant son
approbation, nous ne nous contenterons pas d’avoir trouvé qu’un de ces motifs
était d’attirer sur l’imamat la faveur divine, par l’entremise du Prophète
(Coreïchide lui-même). Telle est l’opinion généralement reçue ; mais quant
à nous, tout en admettant que la médiation du Prophète a lieu en ce cas, et
que la bénédiction divine est effectivement accordée, nous dirons que cette
faveur ne saurait être l’objet d’une loi ; tous nos lecteurs savent cela
très bien. Il faut donc qu’en établissant la nécessité d’être né Coreïchide
pour remplir les fonctions d’imam, le législateur ait voulu procurer au peuple
un certain avantage, et que, pour l’obtenir, il ait promulgué cette loi. Après
avoir cherché à découvrir quel était cet avantage, nous avons reconnu que la
condition d’être Coreïchide avait pour motif la haute importance attachée à
l’esprit de corps, à ce sentiment qui porte chaque tribu à protéger ses amis,
et à combattre ses ennemis, et qui, se retrouvant dans le cœur de l’imam, lui
donne les moyens de mettre un terme aux disputes et aux conflits qui pourraient
diviser la nation. De cette manière, il gagne la confiance du peuple entier et
s’attache tous ses sujets par les liens de l’affection. Or les Coreïchides
formaient la tribu la plus noble, la plus ancienne et la plus puissante de la
race de Moder. Par leur nombre, leur esprit de corps et leur illustre origine,
ils se faisaient respecter de toutes les autres familles descendues de Moder.
Le reste du peuple *353 arabe leur
reconnaissait ces avantages et s’humiliait devant leur puissance. Si une autre
tribu que celle de Coreïch eût reçu le haut commandement, l’esprit
d’opposition et d’indépendance qui régnait chez les Arabes aurait fait naître
la discorde et mis la désunion dans la nation. p.398
Parmi les tribus descendues de Moder, aucune, excepté celle de Coreïch,
n’aurait été capable de mettre fin à ces dissensions, quand même elle aurait
employé la force des armes, et la grande communauté musulmane, déchirée par
des factions, aurait risqué de se dissoudre. Le législateur, craignant une
pareille catastrophe, voulut maintenir le bon accord entre les tribus, et
empêcher les querelles et les luttes. En faisant régner l’union et le
sentiment de la nationalité dans toutes ces peuplades, il rendit beaucoup plus
facile la défense de l’empire. En confiant le commandement à la tribu de
Coreïch, il écarta le danger qu’il appréhendait ; car cette tribu était
alors assez forte pour mener les autres Arabes à la baguette et les diriger à
son gré. Tant qu’elle serait chargée de maintenir le bon ordre et d’empêcher
les révoltes, on n’aurait à craindre, ni la désobéissance des tribus, ni leurs
dissensions. Voilà pourquoi le législateur déclara que, pour remplir les
fonctions d’imam, il fallait être né Coreïchide. (Il savait que) cette tribu,
étant animée d’un vif sentiment de patriotisme, parviendrait, mieux que toute
autre, à maintenir la concorde dans les tribus et à les organiser en nation.
Si la bonne entente régnait parmi les Coreïch, elle s’établirait entre toutes
les tribus descendues de Moder ; alors le reste du peuple arabe
s’empresserait d’obéir, les peuples étrangers se soumettraient à la nation
musulmane, et les armées arabes iraient subjuguer les pays les plus éloignés.
Cela eut effectivement lieu à l’époque où les musulmans s’engagèrent dans la
carrière des conquêtes, et le même état de choses se prolongea, sous la
dynastie des Omeïades et sous celle des Abbacides, jusqu’à la chute du khalifat
et la ruine du parti arabe. Quiconque a étudié l’histoire de ce peuple sait à
quel point les Coreïch surpassaient les autres tribus modérides en nombre et
en puissance ; il s’en apercevrait même s’il se bornait uniquement à
examiner l’histoire des Coreïch. Plusieurs écrivains ont traité ce sujet et Ibn
Ishac s’en est occupé dans son Kitab es‑Sîer [223].
Quand on s’est assuré que la condition d’être
Coreïchide a eu pour p.399 *354 objet de
mettre un terme aux dissensions qui régnaient parmi les Arabes, en y employant
l’esprit de corps et de domination qui prévalait chez les Coreïch ; quand
on se rappelle le principe que le législateur ne fait jamais des lois pour un
seul peuple, ou pour une seule époque, on reconnaîtra que cette condition peut
se ramener à celle d’aptitude ; aussi nous l’y faisons rentrer. Quant au
motif qui fit adopter la condition d’être né Coreïchide, nous lui donnons
l’application la plus étendue et nous disons que l’individu chargé des intérêts
de la nation musulmane doit appartenir à une famille qui, au moyen de son
esprit de corps, domine sur ses contemporains ; il pourra alors se faire
obéir par d’autres familles et les réunir pour la défense de la nation. Il est
vrai que son autorité ne s’étendra pas, comme celle des Coreïch, sur toutes les
parties du monde. Ceux‑ci avaient à soutenir une cause d’un intérêt
général ; en combattant pour l’islamisme, ils obtinrent l’appui
patriotique de toute la race arabe, de sorte qu’ils purent subjuguer les autres
nations. De nos jours encore, il faut à chaque contrée du monde, pour la
gouverner, un homme ayant à sa disposition un parti puissant. Le lecteur qui
aura recherché quels étaient les desseins secrets de Dieu, lorsqu’il établit le
khalifat, a, sans doute, remarqué celui que nous venons de signaler [224].
Dieu institua les khalifes, qui devaient le remplacer dans le gouvernement du
peuple ; il les chargea de diriger ses serviteurs vers ce qui leur serait
avantageux et de les éloigner de tout ce qui pourrait leur nuire. Il adressa
aux khalifes l’ordre formel d’exécuter cette tâche ; et certes on ne
prescrit pas une tâche à celui qui n’a pas la force de l’accomplir. Rappelons
ici une observation faite par l’imam Ibn el‑Khatîb [225]
en parlant des femmes : « Dans plusieurs p.400
prescriptions de la loi, dit‑il, Dieu place les femmes à la suite des
hommes ; il ne les désigne pas expressément, mais implicitement, et cela
parce qu’elles n’ont pas le droit de commander et qu’elles sont placées sous
l’autorité des hommes. En ce qui regarde les devoirs de la religion, le cas
est différent, car là chacun est capable d’agir pour soi ; aussi la loi
(en prescrivant aux femmes ces devoirs) s’adresse à elles directement. »
Ce qui se voit de nos jours témoigne en faveur de nos observations :
personne ne gouverne un peuple ni *355 une race
d’hommes à moins de pouvoir les tenir courbés sous sa domination ; et la
loi divine se trouve rarement en contradiction avec les faits qui sont
conformes à la nature.
Le mot chiyâ (Chîïtes), signifie, dans le langage ordinaire, compagnons ou suivants ; mais,
dans la terminologie des légistes et des théologiens dogmatiques, tant anciens
que modernes, il s’emploie pour désigner les partisans d’Ali et de ses
descendants. Les Chîïtes s’accordent à déclarer que la nomination d’un imam
n’est pas de ces choses ordinaires que l’on abandonne à la décision du
peuple ; que l’imamat est la colonne de la religion et la base de
l’islamisme ; que le Prophète ne doit pas le négliger ; qu’il n’a pas
le droit de laisser le choix d’un imam à la communauté musulmane ; que son
devoir l’oblige à lui en assigner un ; que l’imam est absolument
impeccable ; qu’Ali fut la personne désignée par le Prophète pour remplir
les fonctions d’imam. Ils appuient ces opinions sur certains textes qu’ils ont
reçus par la voie de la tradition, et auxquels ils donnent une explication
conforme à leur doctrine ; textes inconnus aux hommes les plus habiles
dans la critique des traditions qui se rapportent au Prophète et ignorés des
docteurs qui se sont transmis la connaissance parfaite de la loi.
A vrai dire, la plupart de ces indications sont controuvées, ou bien
la voie de leur transmission est justement suspecte, ou bien encore elles ne se
prêtent pas à la perverse interprétation que l’on veut p.401 leur donner. Selon les Chîïtes, ces textes peuvent se
ranger en deux catégories : ceux dont le sens est clair et ceux dont le
sens est caché. Comme exemple des textes clairs, ils citent cette parole du
Prophète : Celui dont je suis
le maître a aussi Ali pour maître. « Ainsi,
disent‑ils, le droit de maîtrise n’appartient
d’une manière absolue et générale qu’à Ali. » Voilà pourquoi Omar dit à
celui-ci : — Te voilà devenu le maître de tous les musulmans, hommes et
femmes. » Ils rapportent encore ce mot du Prophète : Le meilleur juge d’entre vous c’est Ali. « Or, disent‑ils,
l’imamat n’a aucune importance s’il ne donne pas le droit de juger selon les
ordonnances de Dieu. Cette idée est encore exprimée par les mots, revêtus d’autorité, qui se trouvent dans *356 cet ordre émané de Dieu : Obéissez
à Dieu, obéissez au Prophète et à
ceux d’entre vous qui sont revêtus
d’autorité. (Coran, sour. IV,
vers. 62.) Cette autorité, c’est le droit de juger et de décider. Aussi, dans
la journée de la Sekîfa, lorsqu’il fut question de l’imamat, Ali en fut le seul
et unique arbitre [226]. »
Voici encore un de ces textes : Quiconque s’engage à m’être fidèle, même au risque de sa vie, sera mon mandataire
chargé d’exercer l’autorité après moi. Or personne ne prit cet engagement,
excepté Ali.
Comme exemple d’une indication dont le sens est caché, ils rapportent
que le Prophète, ayant reçu du ciel la
sourate du désaveu [227], pendant la fête (du pèlerinage qui se
célébrait à la Mecque), avait chargé Abou Bekr d’en signifier le contenu (aux
Arabes, idolâtres), quand il reçut une nouvelle révélation lui prescrivant de
confier ce message à un de ses proches parents [228]
ou à quelque autre membre de sa famille. Par suite de cet ordre, il chargea Ali
de porter la sourate (aux récalcitrants) et de leur en donner lecture.
« Cela, disent‑ils, indique qu’Ali avait obtenu la préférence. D’ailleurs
le p.402 Prophète, autant qu’on le sache,
n’avait jamais placé Ali sous les ordres de qui que ce fût, tandis qu’Abou Bekr
et Omar avaient fait partie de deux expéditions, l’une commandée par Osama Ibn
Zeïd et l’autre par Amr Ibn el-Aci. » Tout cela suffit aux yeux des
Chîïtes pour démontrer qu’Ali fut désigné pour être khalife, à l’exclusion de
tout autre individu. De ces textes, les uns sont inconnus (aux musulmans
orthodoxes) et les autres ne se prêtent pas à l’interprétation qu’on leur
donne.
Quelques‑uns de ces sectaires croient que chacun des textes et des
indications dont il s’agit montre qu’Ali fut désigné comme imam directement et
personnellement et que ses successeurs furent désignés de la même manière. Les imamiens,
tel est le nom de cette secte [229],
rejettent les deux cheïkhs (Abou Bekr et Omar), parce qu’ils n’avaient pas laissé le suprême
commandement à Ali et qu’ils ne lui avaient pas prêté le serment de fidélité,
ainsi que ces textes l’exigeaient. Ils attaquent même leur droit à l’imamat.
Nous ne relèverons pas les injures que les plus exaltés du parti ont lancées
contre ces khalifes ; les Chîïtes ont blâmé ces invectives autant que nous
le faisons.
Selon d’autres Chîïtes, ces textes désignent Ali par ses qualités
distinctives et non pas d’une manière directe et personnelle ; aussi
(disent‑ils), on peut se tromper sur l’individu quand on a mal compris *357 son signalement. Ceux‑ci sont les Zeïdites ; ils ne rejettent pas les deux cheïkhs et ils ne font aucune
difficulté de les reconnaître pour imams ; mais Ali, selon leur avis,
avait plus de droits à l’imamat qu’eux. « L’imamat du préféré
(disent‑ils) est valide, bien qu’un préférable
existe. »
Les Chîïtes ne s’accordent pas entre eux sur les individus auxquels le
droit à l’imamat [230] passa successivement à partir de la
mort d’Ali. Quelques‑uns enseignent que, par suite d’une déclaration spéciale
(d’Ali), l’imamat s’est transmis successivement aux fils de Fatema (Hacen et
Hoceïn). Plus loin nous reparlerons de cette opinion. On désigne p.403 ces sectaires par le nom d’imamiens,
parce qu’ils enseignent, comme articles de foi, que l’imam doit être
connu [231]
et qu’il doit être régulièrement désigné (par son prédécesseur). Telle est la
base de leur doctrine. Une autre de ces sectes fait passer l’imamat aux
descendants de Fatema, mais à la condition que les Chîïtes choisissent parmi
eux la personne qui doit exercer cette charge. Ils exigent encore que l’imam
soit savant, habitué à une vie austère, généreux, brave et prêt à faire valoir
ses droits les armes à la main. On appelle ces sectaires Zeïdiens, du nom de Zeïd, fils d’Ali, fils d’El‑Hoceïn le sibt [232]. Zeïd, dans une discussion avec son
frère Mohammed el‑Baker, maintenait que l’imam était obligé de faire valoir sa
cause par la force des armes. El‑Baker lui objecta que, d’après ce principe,
leur père Zeïn [233]
el‑Abedîn n’avait pas été imam, puisqu’il n’avait jamais pris les armes ni
pensé à les prendre. Il lui reprocha aussi d’avoir appris de Ouacel Ibn
Atâ [234]
la doctrine des Motazelites. Les imamiens eurent une controverse avec Zeïd au
sujet de l’imamat des deux cheïkhs, et,
comme il le déclara valide et ne nia pas leur droit à cet office, ils
répudièrent (rafed) son autorité et cessèrent de le compter
au nombre des imams. On les nomma rafedites
(récusants) pour cette raison.
D’autres Chîïtes font passer l’imamat d’Ali à l’un ou à l’autre de ses
fils, les deux sibts ; car ils
ne sont pas d’accord sur ce point ; puis ils l’attribuent à Mohammed, fils
(d’Ali et) d’El‑Hanefiya, frère des précédents ; puis aux enfants de
celui-ci. On les appelle Keïçaniens,
du nom de Keïçan, affranchi du fils d’El‑Hanefiya.
p.404 Entre toutes ces sectes il a
régné une grande diversité d’opinions ; mais nous ne voulons pas en parler
afin d’éviter la prolixité.
*358 On désigne une classe de ces
sectaires par le nom de gholat (extravagants,
outrés), parce que, au mépris de la raison et de la religion, ils enseignent la
divinité de l’imam. « C’est un homme, disent‑ils, doué des attributs de la
divinité », ou bien [235] :
« C’est un individu dans l’humanité duquel la divinité s’est
établie ». Cette croyance correspond à ce que les chrétiens enseignent au
sujet de Jésus. Ali fit brûler vifs plusieurs individus qui professaient cette
doctrine, et Mohammed, fils d’El-Hanefiya, ayant appris qu’El‑Mokhtar, fils
d’Abou Obeïd, l’avait adoptée, le maudit publiquement et l’excommunia. Djâfer
es‑Sadec agit de la même manière envers d’autres individus qui proclamaient sa
divinité.
Quelques membres de cette secte enseignent que la nature de l’imam est
tellement parfaite, qu’elle ne se retrouve dans aucun autre individu.
« Aussi, disent‑ils, quand l’imam meurt, son âme passe dans le corps de
son successeur, afin que celui-ci soit tout parfait. » Voilà la doctrine
de la transmigration.
Parmi les extravagants se
trouvent des gens qui disent : « L’imamat cesse de se transmettre
quand il est parvenu à l’individu désigné pour être le dernier des
imams ». On les nomme ouakefïya (qui s’arrêtent). Les uns enseignent que cet imam vit encore, mais
qu’il s’est dérobé à la vue des hommes, et, pour démontrer la possibilité d’une
pareille. chose, ils renvoient à l’histoire d’El‑Khidr [236].
On a émis une opinion semblable à l’égard d’Ali : « Il est dans les
nuages, disait‑on, sa voix c’est le tonnerre ; son fouet produit les
éclairs. » On a dit la même chose du fils d’El‑Hanefya, et l’on prétendait
qu’il vivait encore et qu’il était dans l’intérieur du Ridoua, montagne située
dans la province de Hidjaz ; aussi Kotheïyer [237],
un de leurs poètes, a dit : p.405
Les imams légitimes et
coreïchides sont quatre, tous égaux ; Ali et ses trois fils, voilà les
imams [238] dont les droits sont
manifestes.
(Le premier est) imam ;
(le second est) imam de la foi et de la vertu ; (le troisième est) l’imam
dont la terre de Kerbela recèle les os.
Ensuite (vint) un imam qui
ne goûtera pas la mort avant d’avoir commandé une armée précédée du
drapeau [239] (impérial).
Pendant un temps il se dérobera à la vue
des hommes ; il est caché dans le Ridoua, et à près de lui du miel et de
l’eau.
*359 Les imamiens outrés et les ithna‑acheriya
(duodécimains) surtout, professent une opinion semblable. Ils prétendent
que leur douzième imam, Mohammed, fils d’El‑Hacen el‑Askeri et surnommé par eux
El‑Mehdi (le bien‑dirigé), ayant été
mis aux arrêts avec sa mère, entra dans un souterrain de la maison que sa
famille habitait à Hilla, et qu’il disparut tout à fait. Lors de la fin des
temps, il reparaîtra afin de remplir le monde de sa justice. C’est ainsi
qu’ils appliquent à leur dernier imam la (célèbre) tradition qui se lit dans
l’ouvrage de Termidi [240].
Encore à présent ils attendent son arrivée, et, pour cette raison, ils le
nomment El‑Monthader (l’attendu).
Tous les soirs, après la prière du maghreb [241], ils se rendent à l’entrée du souterrain,
amenant avec eux une monture, et là, se tenant debout, ils appellent l’imam par
son nom et le prient de sortir. Quand les étoiles ont perdu leur éclat, ils se
retirent, pour recommencer [242]
la même cérémonie le lendemain soir. Cette pratique s’est conservée jusqu’à nos
jours.
Une fraction des ouakefïya croit
que l’imam reviendra au monde après sa mort, et, pour justifier leur opinion,
ils citent ce que le Coran raconte au sujet des gens de la caverne [243],
de l’homme qui passa p.406 auprès d’une
ville [244]
et de l’Israélite assassiné, dont on frappa le corps avec les os de la vache
que Dieu avait ordonné d’immoler [245] ;
mais des faits surnaturels, qui ont eu lieu pour montrer la toute‑puissance de
la divinité, ne servent pas à prouver la vérité d’une doctrine avec laquelle
ils n’ont aucun rapport. Le poète Es‑Seïyid el‑Himyeri [246],
un de ces sectaires, composa sur ce sujet les vers suivants :
Quand les cheveux de l’homme
ont commencé à grisonner et que les coiffeuses y appliquent une teinture,
La gaieté de la jeunesse
disparaît et meurt. Donc, lève‑toi, mon
ami, et pleurons la perte de notre jeunesse.
Ce qui est passé de
l’existence ne reviendra pas ; personne ne peut le ressaisir jusqu’au jour
du jugement,
Au jour où les hommes
reviendront dans ce monde avant de rendre compte de leurs actions.
J’affirme que cela est la
doctrine de la vérité ; car je ne suis pas de ceux qui doutent de la
résurrection.
Dieu lui-même a déclaré que certains hommes
sont revenus à la vie après que leurs corps furent tombés en poussière.
*360 Les principaux docteurs de la
secte chîïte nous ont épargné la peine de répondre à ces extravagants ; ils repoussent leurs opinions et réfutent les
preuves sur lesquelles on cherche à les appuyer.
Les Keïçaniya (Keïçaniens)
enseignent que l’imamat s’est transmis de Mohammed Ibn el‑Hanéfiya à son fils
Abou Hachem ; aussi les désigne‑t‑on [247]
par le nom de Hachemiya. A partir de
cet imam, ils ne s’accordent plus : les uns disant que l’imamat passa
d’Abou Hachem à son frère Ali, puis à El-Hacen, fils de celui-ci ; les
autres, qu’Abou Hachem, en revenant de la Syrie, mourut dans le territoire p.407 d’Es‑Cherat [248]
et légua l’imamat à Mohammed, fils d’Ali, fils d’Abd Allah, fils d’Abbas.
Mohammed le transmit à son fils Ibrahîm, surnommé l’Imam, et celui-ci le
légua à son frère Abd Allah Ibn el-Harethiya, surnommé Es‑Seffah (le premier khalife abbacide). Es‑Seffah
laissa l’imamat à son frère Abd Allah Abou Djâfer, surnommé El‑Mansour, et les descendants de
celui-ci se le transmirent, les uns aux autres, par une déclaration formelle et
un engagement solennel. Tel est le système des Hachemiya, partisans de la
dynastie abbacide. Parmi eux on distingue Abou Moslem, Soleïman Ibn Kethîr et
Abou Selma el‑Khallal. Pour mieux prouver les droits de la dynastie abbacide,
quelques-uns de ces sectaires déclarent qu’elle tenait l’imamat d’El‑Abbas
(oncle de Mohammed) ; El‑Abbas, disent‑ils, survécut au Prophète, et
l’opinion générale le regardait comme l’homme le plus digne de cet office.
D’après le système [249]
des Zeïdiya, l’imam n’a pas le droit
de désigner son successeur ; ce sont les principaux chefs de la nation qui
doivent élire le nouvel imam. Selon les mêmes sectaires, l’imamat passa d’Ali à
son fils El‑Hacen, puis à El‑Hoceïn, frère d’El‑Hacen, puis à Ali Zeïn el‑Abedîn,
fils d’El‑Hoceïn, puis à Zeïd, fils d’Ali Zeïn el‑Abedîn et fondateur de la
secte qui porte son nom. Zeïd prit les armes à
*361 Koufa avec l’intention de faire valoir ses droits à l’imamat, mais
cette tentative lui coûta la vie. Son corps fut mis en croix à la Konaça [250].
Selon les Zeïdiya, son fils Yahya lui succéda. Celui-ci se rendit dans le
Khoraçan et fut tué à Djouzdjan ; mais, avant de mourir, il légua l’imamat
à Mohammed, fils d’Abd Allah, fils de Hacen, fils d’El-Hacen, petit‑fils du
Prophète. Ce personnage, que l’on surnommait En‑Nefs ez‑Zekiya (l’âme pure), prit le titre d’El‑Mehdi
(le bien‑dirigé) et souleva le Hidjaz. Attaqué par une armée qu’El‑Mansour
envoya contre lui, il perdit la bataille et la vie. Son frère Ibrahîm, à qui il
avait légué l’imamat, suscita une insurrection à Basra et se fit aider p.408 par Eïça, fils de Zeïd Ibn Ali. Attaqués
par une armée qui arrivait sous la conduite d’El‑Mansour, ou de ses généraux,
ils succombèrent sur le champ de bataille. Comme Djâfer es‑Sadec leur avait
annoncé le sort qui les attendait, les Chîïtes regardèrent cette prédiction
comme un de ses miracles.
Une fraction des Zeïdiya croit
que l’imam En‑Nefs ez‑Zekiya eut pour successeur Mohammed, fils d’El‑Cacem,
fils d’Ali, fils d’Ali, fils d’Omar. Cet Omar était frère de Zeïd Ibn Ali.
Mohammed, ayant pris les armes à Talecan, tomba entre les mains de ses ennemis,
qui l’envoyèrent à El‑Motacem. Il mourut dans la prison où ce khalife le fit
enfermer.
Une autre fraction de cette secte déclara que Yahya Ibn Zeïd eut pour
successeur son frère Eïça, le même qui se trouvait avec Ibrahîm Ibn Abd Allah
lors de la bataille qu’il livra aux troupes d’El‑Mansour. Selon les mêmes
sectaires, l’imamat resta dans la postérité d’Eïça, et ce fut à lui que le chef
des Zendj faisait remonter son origine.
Selon d’autres membres de la secte des Zeïdiya, l’imamat passa de
Mohammed, fils d’Abd Allah, à son frère Idrîs, le même qui se réfugia au
Maghreb et qui mourut dans ce pays. Son fils, Idrîs Ibn Idrîs, qui lui succéda,
fonda la ville de Fez, et laissa le royaume de
*362 Maghreb à ses enfants. Après la chute des Idrîcides, la secte des
Zeïdiya se désorganisa.
El-Hacen, le missionnaire chîïte qui s’empara du Taberistan, appartenait
à la secte des Zeidiya. Il était frère de Mohammed Ibn Zeïd et fils de Zeïd,
fils de Mohammed, fils d’Ismaïl, fils d’El‑Hacen, fils de Zeïd, fils d’El‑Hacen,
petit‑fils du Prophète. Quelque temps après, un Zeïdite nommé El-Hacen, et
généralement connu par le sobriquet d’En‑Nacer el‑Otrouch (le sourd
secourable), s’établit dans le Deïlem, en qualité d’imam, et convertit à
l’islamisme les habitants de ce pays. Il était fils d’Ali, fils d’El‑Hacen,
fils d’Ali, fils d’Omar, frère de Zeïd Ibn Ali. Sa postérité régna dans le
Taberistan, et ce fut avec le concours de cette famille que les Deïlemites
parvinrent à fonder un empire et à faire peser leur domination sur les
khalifes de Baghdad.
Les imamiens enseignent qu’Ali, auquel
le Prophète avait légué l’imamat, le transmit de la même manière à son fils El‑Hacen.
Celui-ci le légua à son frère El-Hoceïn, qui le transmit à son fils Zeïn
el-Abedîn. Cet héritage passa de Zeïn el‑Abedîn à son fils Mohammed el‑Baker,
puis à Djâfer es‑Sadec, fils du précédent. A partir de Djâfer, les imamiens ne
s’accordent plus ; les Ismaéliens, une de leurs sectes, font passer
l’imamat de Djâfer à son fils, Ismaïl, qu’ils surnomment El‑Imam [251].
Ceux de l’autre secte enseignent que Djâfer es-Sadec laissa l’autorité à son
fils Mouça ’l-Kadhem et, comme ils ne comptent que douze imams, on les
désigne par le nom de duodécimains. Ils croient que le dernier imam se
tient caché et qu’il reparaîtra lors de la fin des temps.
Les Ismaëliens déclarent
qu’Ismaïl était imam parce que son père, Djâfer es‑Sadec, l’avait désigné comme
successeur. « Cette désignation, disent-ils, eut un effet réel ;
car, bien qu’Ismaïl mourût avant son père, le droit à l’imamat resta dans sa
postérité, ainsi que cela eut lieu pour Aaron à la suite de ce qui se passa
entre lui et Moïse [252]. »
Ismaïl transmit l’imamat à son fils Mohammed el‑Mektoum (le caché), le premier des
imams cachés. « Il peut arriver,
disent‑ils, que l’imam n’ait aucune puissance ; en ce cas, il se tient
caché, mais ses missionnaires se montrent afin d’établir une preuve
authentique (qui suffise pour faire condamner les incrédules). Quand il a de la
puissance, il paraît et proclame ses droits. Mohammed el‑Mektoum eut pour
successeur son fils Djâfer El-Mosaddec, dont le fils, Mohammed el‑Habîb, fut le
dernier des imams cachés. Puis vint Obeid‑Allah el-Mehdi, dont le
missionnaire, Abou Abd Allah le Chîïte, parut chez les Ketama [253],
les rallia à la cause de son maître, qu’il tira ensuite de p.410 la prison à Sidjilmessa, et se rendit
maître de Cairouan et du Maghreb. » On sait que sa postérité régna en
Égypte. Ces Ismaéliens reçurent le nom de Bateniya, parce qu’ils
croyaient à l’imam qui est baten, c’est-à‑dire caché. On les
désigne aussi par le nom de Molhida (sacrilèges),
à cause de leurs opinions impies. Ils ont des doctrines d’une date ancienne et
des doctrines nouvelles, qu’El‑Hacen Ibn Mohammed Ibn es‑Sabbah prêcha
publiquement, vers la fin du Ve siècle. Il se rendit maître de plusieurs
forteresses de la Syrie et de l’Irac, où son parti se maintint pendant quelque
temps ; mais leur pouvoir finit par se briser, leur empire succomba, et
les souverains turcs de l’Égypte s’en partagèrent les débris avec les
souverains tartares de l’Irac. On trouvera dans le Milel oua’n‑Nohel [254] de Chehrestani, un exposé des doctrines
professées par Ibn es‑Sabbah.
Les duodécimains d’une époque plus moderne se donnent quelquefois
le nom d’imamiens. Ils enseignent que Mouça ’l-Kadhem devint imam
par désignation expresse, son frère aîné Ismaïl el‑Imam l’ayant choisi pour lui
succéder. Ismaïl mourut du vivant de son père Djâfer. Après Mouça, l’autorité
passa à son fils Ali er‑Rida, celui qu’El-Mamoun (le khalife abbacide) avait
désigné comme son successeur. Cette nomination ne profita pas à Er‑Rida, car
il mourut avant El‑Mamoun. Après Er‑Rida, son fils, Mohammed et‑Teki hérita de
l’imamat, qui passa ensuite de lui à son fils Ali el‑Hadi, puis à El‑Hacen *364 el‑Askeri, fils du précédent ; puis à
Mohammed el‑Mehdi, fils d’El‑Askeri. El‑Medhi est l’imam attendu dont nous avons déjà
parlé.
Comme une grande diversité d’opinions ont cours chez les Chîïtes, nous
nous sommes borné à exposer leurs doctrines les plus remarquables. Celui qui
voudrait les étudier et les connaître à fond pourra consulter les traités sur
les religions et les sectes, par Ibn Hazm, par p.411
Chehrestani, et par d’autres savants. Dieu égare celui qu’il veut et dirige celui qu’il veut. (Coran,
sour. XVI, vers. 95.)
Comment
le khalifat (gouvernement spirituel et temporel) se convertit en royauté
(gouvernement temporel).
L’esprit de corps qui anime un peuple le conduit naturellement à
l’acquisition de la souveraineté ; c’est là le terme de son progrès.
L’établissement d’un empire, ainsi que nous l’avons déjà fait observer, ne
dépend pas de la volonté du peuple, mais de la force et de la disposition
naturelle des choses. Les lois, les pratiques de la religion, toutes les
institutions auxquelles on tâche de rallier une communauté n’ont aucune
influence, à moins qu’un parti plein de zèle ne se charge de les faire
prévaloir. Sans l’appui d’un parti imposant, on ne saurait poursuivre (ni
punir) les contraventions. L’esprit de corps est donc indispensable dans une
nation ; sans lui, elle ne remplirait pas sa destinée.
On lit dans le Sahîh :
« Dieu n’a jamais envoyé de prophète qui n’eût pas dans sa nation un parti
capable de le défendre. » Le législateur a cependant désapprouvé l’esprit
de corps ; il a même recommandé d’y renoncer. Dieu, a‑t‑il dit, vous a délivrés de la
fierté [255]
qui vous dominait dans les temps antérieurs à l’islamisme ; il vous a ôté
l’orgueil de la naissance. Vous êtes les enfants d’Adam et Adam fut formé avec
de la terre. » Dieu a dit : « Le plus noble d’entre vous aux
yeux de Dieu, c’est celui qui le craint le plus. (Coran, sour. XLIX, vers 13.) Nous
savons aussi que le législateur a désapprouvé la royauté et reproché aux
souverains de se livrer aux plaisirs [256], de prodiguer leurs trésors sans but
utile et de s’écarter de la voie de Dieu ; mais il n’a voulu, en réalité,
qu’exciter les hommes à devenir amis par la religion et à fuir les
contestations et la discorde. Pour le législateur, ce *365 bas monde, avec tout ce qui s’y rattache, n’est qu’un
moyen de transport vers l’autre vie ; et, pour arriver au terme d’un
voyage, on p.412 doit avoir le moyen de
s’y transporter. Quand il défend de commettre certaines actions, quand il en
désapprouve d’autres et recommande d’y renoncer, il ne veut pas faire cesser
ces actions tout à fait ni annuler les facultés du corps qui les ont
produites ; il veut seulement qu’on tâche, autant que possible, de les
diriger dans les intérêts de la Vérité, afin qu’elles tendent toujours et d’une
manière uniforme à un but louable. « Celui, dit le Prophète, qui
s’expatrie pour plaire à Dieu et à son Prophète, plaît à Dieu et à son
Prophète ; celui qui s’expatrie pour acquérir les biens de ce monde ou
pour épouser une femme n’a que l’avantage d’acquérir ou d’épouser. » Bien
que le législateur ait voulu nous délivrer de l’appétit irascible, il ne
condamne pas cette passion d’une manière absolue : sans elle, personne ne
voudrait maintenir le bon droit, ni combattre les infidèles, ni faire triompher
la parole de Dieu. La colère est blâmable quand elle éclate pour un motif
blâmable et pour plaire au démon ; mais elle est digne de louange quand
elle a pour motif le désir de soutenir la cause de Dieu et de lui plaire ;
aussi la colère faisait‑elle partie des qualités louables qui se trouvaient
réunies dans le Prophète.
Il en est de même pour l’appétit concupiscible. Le législateur n’a pas
voulu l’éteindre complètement ; c’est faire tort à un individu que de l’en
délivrer tout à fait. Le législateur veut seulement diriger vers un but
légitime tout ce que cette passion renferme d’utile, afin que l’homme devienne
un serviteur qui, dans ses actes, reste toujours soumis aux ordres de la
divinité.
Il en est de même de l’esprit de corps ; le législateur l’a blâmé
en disant : « Les liens du sang et le nombre de vos enfants ne vous
serviront de rien [257]. »
Par ces paroles, il entendait blâmer cet esprit de corps qui régnait avant
l’islamisme et qui poussait les hommes à rechercher la vaine gloire et tout ce
qui s’y rattache ; il voulait que personne ne [258]
se vantât de la noblesse de sa famille et ne s’en prévalût *366 pour nuire aux droits d’autrui, car de
pareils traits n’échappent p.413 qu’à des
les hommes insouciants [259]
et ne servent de rien dans l’autre monde, la demeure de l’éternité. Mais, tant
que l’esprit de corps s’emploie au service de la vérité et de la cause de
Dieu, il doit être favorisé ; si on le supprimait, on rendrait inutiles
les prescriptions de la loi ; car nous avons déjà dit qu’on ne peut les
exécuter, à moins d’être appuyé par l’esprit de corps (d’un fort parti).
Il en est de même de la royauté ; bien que le législateur en témoigne
sa désapprobation, il ne veut pas condamner l’esprit de domination qui agit
dans l’intérêt de la bonne cause, ni l’emploi de la force pour obliger les
hommes à respecter la religion et pour contribuer à l’avantage de la
communauté. Il ne blâme que la domination que l’on exerce en vue de la vaine
gloire et l’emploi du peuple pour accomplir des projets ambitieux ou pour
satisfaire à ses passions. Si le roi montrait d’une manière claire qu’il fait
des conquêtes afin de plaire à Dieu, de porter les hommes à l’adorer et à
combattre les ennemis de la foi, une telle conduite ne serait pas
répréhensible. Salomon a dit : « Seigneur ! donne‑moi un empire
qui ne conviendra à personne après moi [260]. »
Il avait la conviction intime qu’en sa qualité de prophète‑roi, il ne
rechercherait pas la vaine gloire. Quand le khalife Omar Ibn el‑Khattab se
rendit en Syrie, il y trouva Moaouïa, vêtu en souverain, environné d’une suite
nombreuse et à la tête d’un cortège vraiment royal. Choqué de ce spectacle, il
lui dit : « Est‑ce du chosroïsme
que tu fais là ? — Émir des croyants, lui répondit Moaouïa, nous
sommes sur la frontière, en face de l’ennemi, et c’est pour nous une nécessité
de rivaliser avec lui en pompe guerrière. » Omar ne lui dit plus rien et
ne lui fit pas de reproches. p.414 Moaouïa
s’était justifié en alléguant les intérêts de la bonne cause et de la religion.
Si Omar avait eu l’intention de condamner, d’une manière absolue, les usages de
la royauté, il ne se serait pas contenté de cette réponse ; au contraire,
il aurait forcé Moaouïa à renoncer tout à fait au chosroïsme, qu’il avait
adopté. Par ce mot, Omar voulait désigner les habitudes répréhensibles
auxquelles les Perses se *367 livraient dans
l’exercice du pouvoir royal ; ils se laissaient emporter par la vanité,
entraîner dans les sentiers de l’injustice et dans l’oubli du vrai Dieu.
Moaouïa, dans sa réponse, lui donnait à entendre qu’il n’agissait pas ainsi par
l’esprit de vanité et de chosroïsme, qui
prévalait chez les Perses, mais bien par le désir de mériter la faveur de
Dieu.
De même qu’Omar, les Compagnons rejetèrent la royauté et tout ce qui
en dépend ; ils laissèrent tomber en désuétude les usages de la
souveraineté dans la crainte de les trouver entachés de frivolité. Le Prophète,
étant sur son lit de mort, et voulant confier à Abou Bekr les fonctions les
plus importantes de la religion, lui ordonna de présider à la prière publique
en qualité de son vicaire (khalife). Tout le monde apprit avec plaisir la
nomination d’Abou Bekr au vicariat (ou khalifat), charge qui consiste à diriger
toute la communauté vers l’observation de la loi. A cette époque, personne ne
pensait à nommer un roi ; on croyait que la royauté était un foyer de
vanité, une institution spéciale aux infidèles et aux ennemis de la religion.
Abou Bekr remplit ses devoirs sans s’écarter des usages de son maître ; il
combattit les tribus qui avaient apostasié et finit par rallier tous les Arabes
à l’islamisme. Omar, à qui il transmit le khalifat, se conduisit comme
lui ; il fit la guerre aux autres peuples, les subjugua et autorisa les
Arabes à dépouiller les vaincus et à
leur enlever l’empire. Le khalifat passa ensuite à Othman, puis à Ali, chefs
pour qui la royauté et ses usages n’avaient aucun attrait. Ce qui fortifia chez
eux ce sentiment d’aversion, ce fut la grande habitude des privations [261]
qu’imposent l’islamisme et la vie du désert. Les Arabes étaient alors le peuple
le moins accoutumé aux biens du monde et à la mollesse : d’un côté, leur
religion les portait à s’abstenir des plaisirs que procure l’aisance ; de
l’autre, ils s’étaient habitués à se tenir dans le désert et à mener une vie
de gêne et de privations [262].
Il n’y eut jamais de peuple dont le dénûment surpassât celui des Arabes
modérides ; *368 ils se tenaient
dans le Hidjaz, pays qui ne produit ni blé ni bétail ; ils ne pouvaient
pas se rendre dans les pays fertiles et riches en céréales, parce que ces
régions étaient très éloignées de leur territoire et appartenaient, les unes
aux tribus descendues de Rebîah, et les autres aux tribus yéménites. Ne pouvant
pas même aspirer à jouir de l’abondance qu’offraient ces contrées, ils se
voyaient réduits, très souvent, à se nourrir de scorpions et de
scarabées ; ils se vantaient même de pouvoir manger de l’eïlhiz,
mets composé de poil de chameau et de sang, pétris ensemble [263]
avec une pierre et cuits au feu. Les Coreïchides étaient à peu près dans le
même état [264] ;
leur nourriture et leurs logements étaient misérables ; mais aussitôt que
l’esprit de la nationalité eut rallié tous les Arabes autour de l’islamisme et
que Dieu les eut illustrés à jamais en choisissant parmi eux son prophète
Mohammed, ils marchèrent contre les Perses et les Grecs, afin d’occuper le pays
que Dieu leur avait promis. Ils s’emparèrent des royaumes et des biens de leurs
adversaires et se virent bientôt nager dans l’opulence. Plus d’une fois, après
une expédition, chaque cavalier de la troupe recevait environ trente [265]
mille pièces d’or (comme sa part de butin [266]) ;
en un mot, ils gagnèrent des richesses incalculables. Malgré cela, ils
demeurèrent attachés aux habitudes simples et grossières de leur ancien genre
de vie. Omar rapiéçait son propre manteau avec des morceaux de cuir ; Ali
s’écriait [267]
de temps en temps : p.416 « (Monnaie)
jaune ! (monnaie) blanche ! allez séduire d’autres que moi. »
Abou Mouça [268]
ne mangeait pas de poules, n’en ayant jamais vu [269]
chez les Arabes bédouins, où, en effet, elles sont très rares. Les cribles leur
étaient inconnus ; aussi, mangeaient‑ils le blé sans le nettoyer. Ils
avaient gagné cependant, à cette époque, plus de richesses qu’aucun peuple du
monde.
« Sous le gouvernement d’Othman, dit Masoudi, les Compagnons
gagnèrent des terres et de l’argent. Ce khalife lui-même, le jour où il fut
tué, avait entre les mains de son trésorier cent cinquante mille *369 dinars et un million de dirhems ; les
fermes qu’il possédait à Ouadi ’l-Cora, à Honeïn [270]
et ailleurs, valaient deux cent mille dinars ; le nombre de chameaux et de
chevaux qu’il laissa après lui fut aussi très considérable. La huitième partie
de l’héritage laissé par Ez‑Zobeïr [271]
montait à cinquante mille dinars. Il possédait mille chevaux et mille
domestiques du sexe féminin. Talha [272]
retirait de ses terres, en Irac, un revenu de mille dinars par jour ;
celles qu’il possédait à Cherat [273]
en rapportaient davantage. Abd er‑Rahman Ibn Aouf [274]
avait mille chevaux au piquet ; il possédait, de plus, mille chameaux et
dix mille moutons. Le quart de l’héritage qu’il laissa en mourant fut estimé à
quatre‑vingt‑quatre mille (dinars). Zeïd Ibn Thâbet [275]
laissa de grosses masses d’or et d’argent qu’on était obligé de briser p.417 avec des haches. Ses terres et le reste de
ses biens valaient cent mille dinars. Ez‑Zobeïr se fit bâtir une maison à
Basra, une autre à Misr, une autre à Koufa et une autre à Alexandrie. Talha se
fit construire une maison à Koufa et une autre à Médine. Celle‑ci était bâtie
de briques, de plâtre et de bois de tec. Saad Ibn Abi Oueccas [276]
se fit bâtir à El-Akîc [277]
une maison très vaste et très élevée, dont le toit était couronné de pavillons.
La maison qu’El‑Micdad [278]
se fit construire à Médine était enduite de stuc en dedans et en dehors. Yala
Ibn Monya [279]
laissa, en mourant, cinquante mille dinars ; ses terres et ses autres
biens valaient trois cent mille dirhems. » On voit par là combien les musulmans avaient ramassé d’argent. Du
reste, cela ne leur était pas défendu par la religion, vu que ces richesses
étaient légitimement acquises, provenant du butin pris sur l’ennemi. Ils l’employaient
sans dépasser leurs moyens et sans faire des dépenses extravagantes ;
aussi furent‑ils à l’abri de tout blâme [280].
Amasser des richesses est réprouvé par la loi, mais c’est à cause du mauvais
emploi qu’on leur donne. Ce sont les dépenses excessives et sans but utile qui *370 encourent le blâme du législateur, ainsi
que nous venons de le dire. Mais lorsqu’on agit avec de bonnes intentions et
qu’on emploie ses richesses de toutes les manières qui peuvent faire avancer la
bonne cause (on n’encourt pas des reproches). Les trésors qu’on a amassés
aident alors à soutenir la vraie religion et à mériter le bonheur dans l’autre
vie.
Quand l’influence de la vie nomade et de la pénurie existe dans toute
sa force, l’esprit de corps porte naturellement la tribu vers l’établissement
d’un empire et lui inspire la passion de dominer et de comprimer. Le régime
impérial est alors pour le peuple une source de bien‑être et de richesses.
L’esprit de la domination ne se laisse pas encore exciter par les vanités du
monde, et la force ne s’emploie qu’au service de la religion et de la vérité.
Lorsque l’esprit de parti eut fait éclater la guerre civile entre Ali
et Moaouïa, chacun de ces princes croyait marcher dans la vraie voie et
travailler de son mieux pour faire triompher la bonne cause. En se combattant,
ils ne visaient pas aux biens de ce monde ni à ses vanités ; ils
n’agissaient pas sous l’influence de la haine, comme on serait tenté de le
supposer, et comme les impies s’empressent de le déclarer. Chacun d’eux, ayant
sa manière de soutenir le bon droit, contrariait nécessairement les projets de
l’autre, et la guerre fut la conséquence de leur dissentiment. Celui qui eut
raison fut Ali, mais Moaouïa n’était pas poussé par des vues ambitieuses :
il croyait bien faire et se trompa. Tous les deux agissaient avec les
meilleures intentions [281].
Comme la possession de l’empire porte naturellement vers l’autocratie, vers le
gouvernement d’un seul, Moaouïa et ses amis ne purent résister à cet
entraînement, auquel, du reste, l’esprit de parti donne toujours une grande
force. Les Omeïades et même les personnes qui n’avaient pas suivi la fortune
de ce chef, subirent cet entraînement, se rallièrent autour de Moaouïa et
s’exposèrent à la mort pour le défendre. S’il avait cherché à donner une autre
direction aux *371 esprits et à contrarier
l’opinion publique, qui souhaitait un gouvernement autocratique, il aurait
semé la discorde dans la communauté. Il était pour lui beaucoup plus important
de maintenir l’union dans la nation que d’adopter un arrangement qui aurait
excité une grande opposition.
Omar Ibn Abd el‑Azîz (le huitième khalife omeïade), ayant vu El‑Cacem [282],
fils de Mohammed et petit‑fils d’Abou Bekr, s’écria : « Si j’avais le
pouvoir, je confierais le khalifat à celui-là ! » Il l’aurait certainement
fait s’il n’avait pas craint de mécontenter les Omeïades, famille qui avait
toute l’autorité entre les mains. Il ne pouvait pas leur enlever le pouvoir
sans mettre la division dans l’empire. Cet entraînement à préférer la
souveraineté d’un seul est le résultat inévitable des tiraillements que
l’esprit de parti fait naître dans un gouvernement monarchique. Lors de
l’établissement d’un empire gouverné par un chef unique, ainsi que nous
l’avons posé en principe, si ce chef profite de sa position pour soutenir de
toutes les manières la cause de la vérité, il ne mérite aucun reproche.
Salomon, ainsi que son père David, exerçait seul le haut commandement chez les
Israélites ; car cet empire exigeait, par sa nature, l’établissement d’un
autocrate. Or tout le monde sait que ces deux monarques étaient prophètes et
hommes de bien. Moaouïa légua l’autorité souveraine à Yezîd, afin d’éviter la
guerre civile ; il savait que les Omeïades ne consentiraient jamais à
laisser sortir le pouvoir de leur famille. S’il avait choisi un autre
successeur que Yezîd, il les aurait eus tous contre lui, malgré la haute
opinion qu’ils avaient de son mérite. On n’a donc pas le droit de mal penser de
Moaouïa. A Dieu ne plaise que l’on croie Moaouïa capable d’avoir légué le
pouvoir à Yezîd, s’il avait su qu’il était un misérable, un vil débauché !
Voyez encore Merouan Ibn el‑Hakem et son fils (Abd el‑Melek) ;
ils exercèrent tous les deux l’autorité souveraine sans agir comme ces princes
qui recherchent les vanités du monde et qui transgressent les règles de la
justice. Ils avaient, au contraire les meilleures intentions, *372 et firent leur possible pour les exécuter. Ce
fut dans des cas de la dernière nécessité qu’ils se laissèrent détourner de
cette voie : préoccupés des malheurs qui résulteraient d’une scission
entre les musulmans, ils tâchèrent de conjurer le danger à quelque prix que ce
fût. L’attention qu’ils mirent à suivre et à imiter (l’exemple des premiers
khalifes), et les renseignements que les anciens musulmans nous p.420 ont transmis à leur égard, suffisent pour
démontrer leur sincérité. Aussi (l’imam) Malek a‑t-il cité un trait d’Abd
el-Melek comme preuve d’un principe qu’il a consigné dans son Mowatta. Parmi les disciples des
Compagnons, Merouan (père d’Abd el-Melek) tenait le premier rang, et son mérite
est connu de tout le monde. L’autorité passa successivement aux fils [283]
d’Abd el-Melek. Ces princes montrèrent un grand zèle pour la religion ;
deux d’entre eux régnèrent avant leur cousin Omar, fils d’Abd el‑Azîz, et deux
après lui. Pendant toute sa vie, Omar tâcha de régler sa conduite sur celle des
Compagnons et des quatre premiers khalifes. Les successeurs de ces princes se
posèrent en souverains temporels ; dans tous leurs desseins et projets ils
ne pensaient qu’aux biens de ce monde ; ils oublièrent l’exemple de leurs
aïeux, qui eurent toujours soin de se diriger dans la bonne voie et de soutenir
avec dévouement la cause de la vérité ; aussi le peuple blâma‑t‑il
hautement la conduite de ces princes indignes, et finit-il par substituer les
Abbacides aux Omeïades. Les premiers souverains de la nouvelle dynastie
étaient des hommes de bien qui firent le meilleur emploi de la puissance
impériale. Après Er‑Rechîd, ses fils montèrent successivement sur le trône.
Parmi eux, les uns étaient vertueux et les autres vicieux. Leurs descendants et
successeurs cédèrent aux exigences du luxe et de la souveraineté ; ils
tournèrent le dos à la religion pour se livrer aux plaisirs et aux vanités du
monde. Dieu permit alors la ruine de cette dynastie ; il enleva [284]
le pouvoir aux Arabes pour le donner à un peuple étranger, et Dieu ne fait tort à personne, pas même du poids
d’un atome. (Coran, sour. IV,
vers. 44.) Si l’on examine la conduite de ces khalifes et souverains, si l’on
observe combien les uns différaient des autres dans les soins qu’ils devaient
mettre à suivre la bonne voie et à repousser les vanités du monde, on
conviendra que nos observations ne manquent pas de justesse. On *373 trouve un trait qui a rapport à cette
matière dans une anecdote que p.421 Masoudi
rapporte en ces termes : « (Le khalife abbacide) Abou Djâfer el-Mansour
avait fait venir ses oncles au palais, et la conversation tomba sur les
Omeïades. « Abd el‑Melek, leur dit‑il, était un homme violent, qui ne se
souciait pas de ce qu’il faisait ; Soleïman ne pensait qu’à son
ventre [285] ;
Omar (Ibn Abd el‑Azîz) était un borgne au milieu d’aveugles ; Hicham était
le seul homme de la famille. Les Omeïades gardaient pour eux la souveraineté,
que d’autres avaient organisée ; ils veillaient à la conservation de
l’autorité que Dieu leur avait accordée ; ils aspiraient aux grandes
choses et méprisaient les petites. Leurs enfants, élevés dans le luxe,
arrivèrent au pouvoir et ne s’occupèrent qu’à satisfaire leurs passions, à
jouir des plaisirs et à transgresser la loi divine. Ils ne se doutaient pas que
Dieu prépare graduellement la chute des méchants et que sa vengeance,
habilement dirigée, les atteindrait un jour. Avec cela, ils négligeaient la
conservation du khalifat ; ils ne respectaient pas la dignité du
commandement, et bientôt ils n’eurent plus la force de gouverner ; aussi
Dieu les dépouilla de leur puissance, les couvrit d’ignominie et fit cesser
leur prospérité. » S’étant alors fait amener Abd Allah, fils de Merouan
(le dernier khalife omeïade), il lui ordonna de raconter l’entretien qu’il eut
avec le roi de Nubie, lorsqu’il s’était réfugié dans ce pays pour échapper aux
Abbacides. « J’y avais passé quelque temps, dit Abd Allah, quand le roi
vint me voir. Il s’assit par terre, bien que j’eusse étendu un tapis de prix
pour lui servir de siège. — Pourquoi, lui dis‑je, ne vous asseyez‑vous pas sur
un objet qui m’appartient ? — Je suis roi, me répondit‑il, et le devoir de
tous les rois c’est de s’humilier devant la grandeur de Dieu, puisque [286]
c’est à lui qu’ils doivent leur élévation. Et vous autres, pourquoi buvez‑vous
du vin, bien que votre livre sacré vous en défende l’usage ? » Je
répondis : — Nos esclaves et nos serviteurs sont assez hardis [287]
pour le faire. — Pourquoi, reprit‑il, avez‑vous foulé les moissons sous les
pieds de vos montures bien que votre
livre p.422 vous
défende de faire le mal ? — Nos esclaves et nos serviteurs ont fait cela
par sottise. — Pourquoi portez‑vous des robes de soie et des ornements en or,
puisque cela vous est défendu dans votre livre ? » A cette question je répondis : — Voyant
l’autorité souveraine sur le point de nous échapper, nous appelâmes à notre secours
des étrangers qui avaient embrassé l’islamisme. Ces gens‑là s’habillèrent de
soie malgré notre volonté. » Le roi baissa la tête, se mit à tracer des
caractères [288]
sur le sol, et murmura ces paroles : — Nos esclaves ! nos
serviteurs ! des étrangers qui embrassent l’islamisme ! »
Ensuite il me regarda et dit : — Ce que tu m’as répondu n’est pas
exact ; vous êtes des gens qui avez méprisé les prohibitions de
Dieu ; vous avez touché aux choses dont il vous avait défendu
l’usage ; vous avez été les tyrans de vos sujets. Dieu vous a dépouillés
de votre pouvoir et vous a revêtus d’ignominie, à cause de vos péchés, et, à
votre égard, la vengeance de Dieu n’aura pas de limites ; aussi je crains
qu’elle ne retombe sur moi pendant que tu es [289]
dans mon pays. Tu sais que l’hospitalité se donne pendant trois jours ;
fais donc tes provisions et sors de mes États. » El‑Mansour écouta cette histoire avec un vif intérêt et garda le
silence. »
Ce que nous avons dit fait comprendre comment le khalifat se
métamorphose en royauté : d’abord il existait comme khalifat, et chaque
individu avait en lui-même un moniteur qui le retenait dans le devoir. Ce
moniteur était la religion ; pour elle on renonçait aux richesses, et l’on
sacrifiait sa fortune et sa vie pour le bien de la communauté. Voyez Othman
lorsqu’il se trouva dans le Dar [290],
et qu’El‑Hacen, El-Hoceïn, Abd Allah Ibn Omar, Ibn‑Djâfer et d’autres vinrent
prendre sa défense. Craignant de mettre la désunion [291]
parmi les musulmans et de briser le bon accord qui donnait de l’unité à la
nation, il leur défendit de tirer leurs épées, même pour lui sauver p.423 la vie. Voyez Ali ; aussitôt qu’il fut
nommé khalife, El‑Moghîra lui conseilla de conserver Zobeïr, Moaouïa et Talha
dans leurs commandements, jusqu’à ce qu’il se fût assuré la fidélité du peuple
et qu’il eût établi le bon accord entre les musulmans. « Alors, lui
dit-il, tu feras ce que tu jugeras convenable. » Ce fut là un conseil de bonne politique, mais Ali le repoussa pour
ne pas agir avec duplicité, *375 chose
défendue par l’islamisme. Le lendemain, El‑Moghîra vint le trouver et lui
dit : « Hier, je t’avais donné un conseil ; mais je suis revenu
là‑dessus ; il n’était pas bon, et c’est toi qui avais raison. » Ali
lui répondit : « Au contraire, tu m’avais bien conseillé, je le
sais ; aujourd’hui, tu veux m’en imposer. Mais l’amour de la vérité m’empêche
de faire ce que tu m’avais recommandé. » Voilà comment les premiers
musulmans sacrifièrent leurs intérêts mondains au bien de la religion ;
mais nous,
Nous déchirons notre religion pour
réparer notre fortune ; aussi notre religion se perd et ce que nous avons
réparé ne dure pas.
On a vu que le khalifat se transforma en monarchie tout en conservant
ses fonctions essentielles : le souverain s’efforçait toujours de faire
observer les préceptes et les pratiques de la religion et tâchait de suivre le
sentier de la vérité. Aucun changement ne s’y faisait remarquer, excepté dans
l’autorité modératrice qui, exercée d’abord par la religion, venait d’être
remplacée par la force d’un parti et par celle de l’épée. Tel fut l’état des
choses aux temps de Moaouïa, de Merouan, d’Abd el‑Melek, fils de Merouan, et
des premiers khalifes abbacides. Sous le règne d’Er‑Rechîd et de quelques‑uns
de ses fils, il en fut de même, mais ensuite la réalité du khalifat disparut et
il n’en resta que le nom. Le gouvernement devint une monarchie pure, et
l’esprit de la domination, porté maintenant au plus haut point, s’employait pour
conquérir et pour gratifier les passions et augmenter les plaisirs du
souverain : ce qui était arrivé aux descendants [292]
d’Abd el‑Melek, se reproduisit chez les Abbacides après les règnes d’El‑Motacem
et d’El‑Motéwekkel. Le titre de khalife resta à leurs p.424 successeurs tant qu’ils purent s’appuyer sur le sentiment
national du peuple arabe. L’empire, pendant les deux premières phases de son
existence, se confondait avec le khalifat ; mais lorsqu’il eut épuisé
(dans ses guerres) les populations qui formaient la nation arabe, le *376 khalifat cessa d’exister. A cette époque
l’autorité suprême prit la forme d’une monarchie pure. En Orient, les
souverains étrangers qui étaient au service de l’empire, reconnaissaient, par
un sentiment de piété, la suprématie des khalifes ; mais ils les avaient
privés des titres et attributions de la royauté pour se les approprier. En
Occident, les rois des peuples zénatiens en firent de même : les Sanhadja
usurpèrent (en Mauritanie) la puissance temporelle des Obeïdites (Fatémides) ;
les Maghraoua et les Beni Ifren traitèrent de la même manière les khalifes
Omeïades d’Espagne et les khalifes Obeïdites de Cairouan.
Ainsi nous avons démontré que le khalifat s’établit d’abord sans
mélange de royauté ; puis il se confond avec la monarchie, qui, plus tard,
s’en dégage et s’en isole, pourvu qu’elle ait pour se soutenir un parti
distinct de celui du khalifat. Dieu règle
la nuit et le jour.
Le mot béiâ signifie prendre l’engagement d’obéir. Celui qui
engageait sa foi en faisant le béiâ reconnaissait,
pour ainsi dire, à son émir, le droit de le gouverner, ainsi
que tout le peuple musulman ; il promettait que, sur ce point, il ne lui
résisterait [294]
en aucune manière, et qu’il obéirait à tous ses ordres, lui fussent‑ils
agréables ou non. Au moment d’engager sa foi envers l’émir, on mettait la main
dans la sienne pour ratifier le contrat, ainsi que cela se pratique entre vendeurs
et acheteurs. C’est pourquoi on a désigné cet acte par le terme béiâ, qui est le nom d’action du verbe baâ (vendre ou acheter). Donc la
signification primitive de béiâ, est
de se prendre par les mains. Telle
est l’acception du mot dans le langage usuel et dans celui de la loi ;
c’est encore ce que l’on entend par béiâ dans
les traditions p.425 où il est
question du serment prêté au Prophète dans la nuit nommée nuit de l’Acaba, et (dans l’assemblée qui eut lieu) auprès de l’arbre [295], telle en est aussi la véritable
signification partout où il se présente. De là vient l’emploi du mot béiâ pour désigner l’inauguration des
khalifes. On dit de même : serment de
béiâ (ou d’inauguration), parce que les khalifes exigeaient que la promesse
d’obéissance envers eux *377 fût accompagnée
d’un serment réunissant les formules qui peuvent s’employer dans une
déclaration solennelle. On ne prêtait pas ordinairement ce serment à moins d’y
être contraint ; aussi l’imam Malek déclara, par une décision juridique,
que tout serment fait à contrecœur était nul. Les officiers du gouvernement
rejetèrent cette déclaration comme portant atteinte au serment de béiâ, et de là vinrent les mauvais
traitements que ce docteur eut à subir [296].
De nos jours, le béiâ est
une cérémonie qui consiste à saluer le souverain de la manière qui se
pratiquait à la cour des Chosroès : on baise la terre devant lui ; ou
bien on lui baise la main ou le pied, ou le bas de la robe. Le mot béiâ, qui a la signification de promettre obéissance, est pris ici dans
un sens métaphorique ; en effet, l’esprit de soumission qui porte à
employer une pareille forme de salut et à subir les exigences de l’étiquette
royale est une conséquence immanquable et naturelle de l’habitude
d’obéissance. Cette forme de béiâ est
maintenant d’un emploi si général, que l’on est convenu de l’admettre comme
valide, et l’on a supprimé l’usage de se donner la main, usage qui était
autrefois la partie essentielle de l’acte d’hommage. Il y avait, en effet,
dans la pratique de donner la main à tout le monde quelque chose d’avilissant
pour le prince, une familiarité qui choquait la dignité du chef et la majesté
du souverain. Un petit nombre de princes se conforment encore à l’ancien usage,
par un sentiment d’humilité ; ils agissent ainsi envers leurs principaux
officiers et ceux d’entre leurs sujets qui se distinguent par leur piété. On
comprend p.426 maintenant la signification
réelle du mot béiâ. C’est une chose
bien essentielle à savoir, puisqu’elle nous permet d’apprécier l’étendue de nos
devoirs envers le sultan ou l’imam, et nous empêche d’agir à la légère et de
faire des imprudences. Nous recommandons ces observations à l’attention des
personnes qui se trouveront en relation avec des souverains [297].
Dieu est le fort, le puissant. (Coran, cour.
XLII, vers. 18.)
L’utilité de l’imamat est si grande que nous avons fait précéder *378 ce chapitre par celui qui traite de cette
institution et de sa légalité. L’essentiel de l’imamat, avons‑nous dit, est de
veiller au bien temporel et spirituel de la communauté. L’imam est le
patron et le syndic de tous les musulmans, le gardien de leurs intérêts pendant
sa vie, et même après sa mort ; car il leur désigne une personne qui doit
diriger leurs affaires avec autant de soin qu’il en avait mis lui-même ;
et ils acceptent ce choix avec la même confiance qu’ils avaient toujours
montrée auparavant. La loi reconnaît à l’imam le droit de se donner un
successeur ; elle repose sur l’accord unanime du peuple à permettre de
telles nominations. Abou Bekr ayant transmis l’imamat à Omar en présence des
Compagnons, ils donnèrent leur approbation à ce choix et prirent l’engagement
d’obéir au nouvel imam. Plus tard, Omar confia aux six survivants des dix
(prédestinés [298])
le soin de choisir un imam pour gouverner les musulmans. Chacun d’eux remit
cette tâche à son collègue, et, à la fin, Abd er‑Rahman Ibn Aouf s’en chargea.
Voulant agir consciencieusement, il interrogea les musulmans, et, trouvant
qu’ils reconnaissaient tous le mérite d’Othman et d’Ali, il prêta au premier
le serment de fidélité. En donnant sa préférence à Othman, il savait que ce
chef était d’accord avec lui p.427 sur le
principe que l’imam devait suivre en toute chose l’exemple des deux cheikhs (Abou Bekr et Omar), sans
avoir recours à son propre jugement. Les principaux Compagnons assistèrent
d’abord à la nomination d’Othman, puis à son inauguration, sans rien improuver
de ce qui se passait. Cela démontre qu’ils s’accordaient à regarder cette
nomination comme valide et conforme à la loi. Or on sait que l’accord (des
Compagnons) est un argument irréfragable.
Aucun soupçon ne doit atteindre l’imam qui lègue l’autorité à son père
ou à son fils. Comme il avait mérité toute confiance de son vivant, pendant
qu’il veillait aux intérêts de la communauté, il ne doit pas supporter le poids
de la médisance après sa mort. Cette maxime suffit pour réfuter l’opinion de
ceux qui disent : Si un imam désigne
pour lui succéder son fils ou son
père, il est justement suspect. On
peut opposer la même maxime à ceux qui déclarent que l’imam est justement suspect s’il lègue l’autorité à son
fils ; mais il ne l’est pas s’il
la lègue *379 à son père. Dans
tous ces cas, l’imam est au‑dessus du soupçon, s’il a eu pour motif le désir de
rendre service au peuple ou de prévenir la corruption des mœurs. Cela étant
ainsi, tous les soupçons défavorables à l’imam doivent être repoussés d’une
manière absolue. Moaouïa désigna son fils Yezîd pour lui succéder ; sa
conduite dans cette circonstance est justifiée, car il agissait avec le
consentement du peuple, et il donnait la préférence à Yezîd dans l’intérêt de
l’État. Pour y maintenir l’ordre, il fallait conserver le bon accord qui régnait
dans les esprits et l’union qui subsistait entre les grands dignitaires de
l’empire. Or ceux‑ci étaient tous des Omeïades et ne voulaient pas d’autre imam
que Yezîd. Il était d’une famille à laquelle appartenaient les chefs les plus
éminents, famille qui, par son esprit de corps, menait le reste de la tribu de
Coreïch et tout le peuple musulman. Pour ces motifs, il choisit Yezîd, bien
qu’il en eût sous les yeux d’autres qui paraissaient plus dignes du
pouvoir ; il se détourna du préférable pour prendre le préféré [299],
afin de ne pas jeter le trouble p.428 dans les
esprits et de ne pas briser le bon accord dont le maintien avait été une des
grandes préoccupations du législateur.
Voilà ce qu’on doit penser de la conduite de Moaouïa ; sa probité
bien reconnue et sa qualité de Compagnon du Prophète ne permettent pas d’avoir
un autre avis à son égard. D’ailleurs les principaux Compagnons assistèrent à
la nomination de Yezîd sans proférer une parole d’improbation, ce qui montre
leur bonne opinion des intentions de Moaouïa. Ils n’étaient pas cependant de
ces gens qui montrent de la nonchalance [300]
lorsqu’il s’agit de soutenir la cause de la vérité, et Moaouïa n’était pas
homme à se laisser influencer par l’orgueil dans l’exercice de ses droits. La
noblesse de leurs sentiments et leur honorable caractère les mettaient tous au‑dessus
d’une pareille conduite. Si Abd Allah, fils d’Omar, évita d’assister à cette
réunion, on doit attribuer son absence à la disposition religieuse qu’on lui
connaissait et qui le portait à fuir toutes espèces d’affaires, soit licites,
soit défendues. La nomination de Yezîd reçut l’approbation de tous les
musulmans, à l’exception d’(Abd Allah) Ibn ez‑Zobeïr et d’un petit nombre
d’autres.
*380 Après Moaouïa, d’autres khalifes
pleins de droiture agirent de la même manière. Tels furent Abd el‑Melek et
Soleïman, les Omeïades ; Es‑Seffah, El‑Mansour ; El‑Mehdi et Er‑Rechîd,
de la famille des Abbacides, et d’autres encore dont on connaît la probité et
le zèle pour le bien des musulmans. On ne doit pas leur faire un reproche
d’avoir quitté la voie tracée par les quatre premiers khalifes et d’avoir légué
l’autorité à leurs fils ou à leurs frères. Ils ne se trouvaient pas dans les
mêmes conditions que les anciens khalifes : au temps de ceux‑ci, l’esprit
de la souveraineté ne s’était pas encore montré ; l’influence de la
religion retenait tout le monde dans le devoir, et chacun portait un moniteur
dans son cœur ; aussi laissèrent‑ils l’autorité à celui qui convenait le
mieux pour les intérêts de la religion, et ils renvoyèrent les ambitieux au
contrôle de leur propre conscience. Mais, à partir de Moaouïa, l’esprit de
corps tendait vers la p.429 monarchie,
terme où sa marche doit toujours aboutir ; l’influence répressive de la
religion s’était affaiblie, et l’on avait besoin d’un souverain et d’un fort
parti pour contenir le peuple. Si Moaouïa avait laissé l’autorité à un
individu que ce parti ne favorisait pas, on aurait annulé la nomination au
risque de jeter le désordre partout et de briser l’unité de la nation. On
adressa cette question à Ali : « Pourquoi les musulmans ont‑ils
résisté à votre autorité ? Ils ont cependant obéi à Abou Bekr et à
Omar. » Il répondit : « Abou Bekr et Omar commandaient à des
hommes tels que moi ; mais aujourd’hui je commande à des hommes tels que
vous. » Par ces paroles il donnait à entendre que la religion avait perdu
son influence modératrice.
Voyez ce qui arriva quand El‑Mamoun désigna, comme son successeur,
Ali, fils de Mouça, fils de Djafer es‑Sadec, et lui donna le titre d’Er‑Rida
« l’agréé ». Tout
le parti abbacide se prononça contre la nomination et reconnut pour souverain
Ibrahîm Ibn el‑Mehdi, oncle *381 du
khalife. Pendant les troubles et la révolte qui s’ensuivirent, les routes
furent coupées (par des brigands), et des insurrections éclatèrent de tous les
côtés. Pour empêcher l’empire de succomber, El-Mamoun dut quitter le Khoraçan
en toute hâte et se rendre à Baghdad afin de remettre les choses dans le même
état qu’auparavant. Voilà à quoi il faut réfléchir quand on a l’intention de
désigner son successeur ; les générations changent de caractère selon les
changements qui ont lieu dans les tribus et dans les partis politiques, et
cela influe sur le choix des moyens qu’on doit employer pour maintenir la
prospérité de la nation. Pour chaque fin il y a un moyen, grâce à la bonté de
Dieu envers ses serviteurs. Si l’imam désigne son successeur avec l’intention
de rendre le pouvoir héréditaire dans sa famille, il agit par un motif qui ne
concerne pas la religion ; au reste, l’autorité vient de Dieu et il
l’accorde à qui il veut. En ce cas, nous devons juger la conduite du khalife
aussi favorablement que possible, afin de ne pas compromettre la dignité d’une
institution religieuse.
Ici se présentent plusieurs questions que nous sommes obligé p.430 d’examiner et d’éclaircir. On nous objecte
d’abord les débauches de Yezîd pendant qu’il était khalife. A cela nous
répondrons : Il faut bien se garder de croire que Moaouïa eût connaissance
de la perversité de son fils. Il était trop [301]
honorable, trop homme de bien pour fermer les yeux sur un tel défaut. Nous
savons d’ailleurs qu’il reprocha vivement à Yezîd d’aimer la musique vocale,
et qu’il la lui défendit. Or l’amour de la musique est bien moins répréhensible
que celui de la débauche, et les docteurs varient d’avis sur la légitimité de
cet art. Lorsque Yezîd eut montré ses inclinations vicieuses, les Compagnons ne
s’accordaient pas sur ce qu’ils avaient à faire. Les uns déclaraient qu’ils
devaient s’insurger contre lui et le renverser du trône. El‑Hoceïn, Abd Allah
Ibn ez‑Zobeïr et leurs partisans respectifs agirent d’après cette opinion. Les
autres désapprouvaient leur avis afin d’éviter la guerre civile et l’effusion
du sang ; ils sentaient, du reste, qu’une pareille tentative ne réussirait
pas tant que *382 Yezîd aurait pour se
soutenir toute la famille des Omeïades et tous les Coreïchides qui exerçaient
des commandements ; ils savaient que cela suffirait pour lui assurer
l’appui de toutes les tribus modérides. A une telle force rien ne pouvait
résister ; aussi prirent‑ils le parti de se tenir tranquilles en priant
Dieu de convertir Yezîd ou de les en délivrer. La grande majorité des musulmans
tint la même ligne de conduite, dans la conviction qu’elle était la seule
bonne. Ceux qui professaient l’une ou l’autre de ces opinions sont également
exempts de blâme ; leurs intentions étaient pures et ils ne désiraient que
le bien, ainsi que tout le monde le sait. Que Dieu, dans sa bonté, nous aide à
marcher sur leurs traces !
Le second point à examiner, c’est la déclaration par laquelle, s’il
faut en croire les Chîïtes, le Prophète aurait désigné Ali comme héritier de
l’imamat. Cette déclaration n’a jamais été faite ; dans les traditions
provenant des meilleures autorités, on ne trouve rien qui s’y rapporte. Nous
lisons dans le Sahîh, que le Prophète
avait demandé un encrier et du papier afin d’écrire ses dernières volontés, p.431 et qu’Omar s’y opposa. Cela démontre d’une
manière évidente que le testament en faveur d’Ali n’a pas été fait. Nous en
avons encore une preuve dans une parole d’Omar. Quand il fut frappé à mort par
un assassin, on lui demanda s’il ferait un testament : « Un meilleur
que moi, répondit‑il, en a fait un », il pensait à Abou Bekr, « et un
meilleur que moi n’en a pas fait », c’est‑à‑dire, le Prophète ;
« je pourrais imiter ou l’un ou l’autre. » Les Compagnons qui avaient
assisté à cette déclaration convinrent que le Prophète n’avait pas fait de
testament. Une autre preuve est fournie par Ali lui-même. Quand El-Abbas
l’invita à entrer avec lui chez le Prophète pour lui demander auquel des deux
il léguerait l’autorité, Ali refusa de l’accompagner et lui dit :
« S’il ne la donne à aucun de nous, nous devrions y renoncer à
jamais. » Donc Ali savait que le Prophète n’avait légué ni promis
(l’imamat) à personne.
L’erreur des imamiens provient d’un principe qu’ils ont adopté comme
vrai et qui ne l’est pas ; ils prétendent que l’imamat est une *383 des colonnes de la religion, tandis que, en
réalité, c’est un office institué pour l’avantage général et placé sous la
surveillance du peuple. S’il était une des colonnes de la religion, le Prophète
aurait eu soin d’en déléguer les fonctions à quelqu’un, de même qu’il l’avait
fait pour la prière publique, dont il confia la présidence à Abou Bekr ;
et il aurait ordonné de publier le nom de son successeur désigné, ainsi qu’il
l’avait déjà fait pour le chef de la prière. Les Compagnons reconnurent Abou
Bekr pour khalife, à cause de l’analogie qui existait entre les fonctions de khalife
et celles de chef de la prière. « Le Prophète, dirent‑ils, l’avait choisi
pour veiller à nos intérêts spirituels ; pourquoi n’en voudrions‑nous pas
pour veiller à nos intérêts mondains ? » Cela montre que le Prophète
n’avait légué l’imamat à personne, et qu’on attachait à cet office et à sa
transmission beaucoup moins d’importance que de nos jours.
Quant à l’esprit de corps, qui, dans les temps ordinaires, sert à unir
les hommes ou à les désunir, il n’excitait pas alors une grande attention. A
cette époque, la religion musulmane offrait une suite p.432 d’évènements qui dérogeaient aux lois de la nature. Tous
les cœurs s’étaient empressés à la recevoir ; les hommes s’étaient dévoués
à la mort pour la soutenir, et cela à cause des choses extraordinaires qui se
voyaient alors : les anges venaient à leur secours sur les champs de
bataille, les nouvelles leur descendaient du ciel, des communications leur
arrivaient de la part de Dieu, chaque fois qu’une affaire grave se présentait,
et on leur en donnait lecture. A cette époque, on n’avait pas besoin
d’encourager l’esprit de corps ; on pouvait s’en passer, car le peuple
était parfaitement soumis et obéissant ; d’ailleurs les musulmans avaient,
pour s’exciter, une série de miracles, de manifestations divines, de visites
que leur faisaient les anges, apparitions qui les obligeaient à baisser les
yeux [302],
et dont la fréquence les remplissait d’étonnement. Aussi la question du
khalifat, les questions de la souveraineté, de la transmission de l’imamat, de
l’esprit de corps et d’autres matières semblables, restèrent absorbées dans cet
océan de merveilles. Lorsque la cessation des miracles eut privé l’islamisme de
l’appui qui l’avait soutenu jusqu’alors, et que la génération *384 témoin de ces manifestations eut disparu du
monde, le sentiment d’obéissance et de soumission s’affaiblit peu à peu ;
l’impression produite par tant de choses extraordinaires s’effaça, et les
événements rentrèrent dans leur cours ordinaire. L’esprit de corps ayant
reparu, et les événements usuels ayant repris leur marche, ainsi qu’on peut le
reconnaître au bien et au mal qui en résultèrent, le khalifat, la souveraineté
et leur transmission devinrent pour les Chîïtes des matières d’un très grave
intérêt, ce qui n’avait pas eu lieu auparavant. Voyez l’imamat au temps du
Prophète : personne n’y pensait, et le Prophète ne le légua à personne.
Sous les premiers khalifes, l’importance attachée à l’imamat devint un peu
plus grande, parce qu’on avait besoin d’un chef pour défendre l’empire, combattre
les infidèles, empêcher les apostasies et conquérir des royaumes. A cette
époque, les khalifes désignaient leurs successeurs ou n’en désignaient pas,
comme bon leur semblait. Omar avait déjà exprimé son opinion p.433 là‑dessus, ainsi que nous venons de le
dire. Aujourd’hui on attache une extrême importance à l’imamat, parce que
l’individu revêtu de celte dignité peut seul rallier tous les hommes pour la
défense de l’empire et maintenir la nation dans un état prospère ; aussi
fait‑on grand cas de l’esprit de corps, sentiment dont la vertu n’est plus
maintenant un secret. Comme puissance répressive, il empêche les dissensions,
oblige les hommes à se protéger mutuellement, maintient le peuple dans l’union
et le bon accord et seconde les vues du législateur en accomplissant ses
desseins et en exécutant ses décisions.
La troisième question se rapporte aux guerres qui eurent lieu dans le
sein de l’islamisme, et auxquelles les Compagnons et leurs disciples prirent
une part si active. Je réponds que la division s’était mise entre eux au sujet
de quelques matières qui intéressaient la religion, et qu’elle résulta de la
discussion consciencieuse de certaines preuves authentiques et de diverses
indications importantes. Quand les personnes qui cherchent de bonne foi à
trouver la vérité ne tombent pas d’accord, c’est la nature des preuves qui les
en empêche. Si nous disions que, dans des questions dont la solution dépendait
d’un examen consciencieux, l’un des partis était dans le vrai et que [303]
l’autre s’était trompé, (cela ne prouverait rien, car) l’opinion générale
n’indique pas le parti qui avait raison [304].
Donc nous devons admettre que la possibilité d’être dans le vrai était égale *385 pour les deux partis ; et alors on ne
peut indiquer positivement le parti qui s’est trompé. D’ailleurs l’opinion
unanime (des casuistes) est que, dans des cas pareils, on ne peut donner tort
ni à l’un des partis ni à l’autre. Si nous disions que chaque parti était dans
le vrai et qu’à force d’efforts ils avaient tous les deux rencontré la vérité,
ce serait encore bien ; car nous éviterions, de cette manière, la nécessité
d’avouer qu’un des partis s’était trompé ou avait agi d’une manière coupable.
En somme, ce qui mit la discorde entre les premiers musulmans, ce furent des
questions qu’ils croyaient être de celles p.434
qui touchent à la religion et dont ils espéraient consciencieusement
trouver la solution. Voilà ce qu’on peut prononcer avec certitude sur le sujet
qui nous occupe. Plusieurs conflits de cette nature ont eu lieu parmi les
musulmans : celui d’Ali avec Moaouïa ; celui du même prince avec Ez‑Zobeïr,
Talla et Aïcha ; celui d’El‑Hoceïn avec Yezîd et celui d’Ibn ez‑Zobeïr
avec Abd el‑Melek. Parlons d’abord de l’affaire d’Ali. Lors du meurtre
d’Othman, les musulmans étaient dispersés dans les grandes villes (pour les
occuper et les garder), de sorte qu’un petit nombre seulement assista à
l’inauguration d’Ali. Parmi ceux‑ci, les uns lui prêtèrent le serment de
fidélité ; mais les autres prirent le parti d’attendre qu’un imam leur fût
désigné par le choix unanime de tous les musulmans réunis. Dans le nombre de
ceux qui s’abstinrent, on remarqua Saad Saîd Ibn Omar, Oçama Ibn Zeïd, El‑Moghîra
Ibn Chôba, Abd Allah Ibn Selam, Codama Ibn [305]
Madhaoun, Abou Saîd el‑Khodri, Kaab Ibn Adjra, Kaab Ibn Malek, En‑Nôman Ibn
Bechîr, Hassan Ibn Thabet, Maslema Ibn Mokhalled, Fodhala Ibn Obeïd et
plusieurs autres des principaux Compagnons. Ceux qui étaient dans les grandes
villes pensaient moins à reconnaître l’autorité d’Ali qu’à venger la mort
d’Othman ; aussi laissèrent‑ils de côté la question de l’imamat, afin de
donner aux musulmans le temps de s’accorder sur le choix d’un chef. Comme Ali
n’avait pas sommé ses amis de protéger Othman contre les assassins, on attribua
sa conduite à l’indifférence ; mais personne ne songea à l’accuser de
complicité dans le meurtre [306].
Moaouïa, tout en le blâmant *386 hautement,
ne lui reprocha que de s’être tenu à l’écart. Quelque temps après, leur
mésintelligence éclata : Ali soutenait que son inauguration, étant
accomplie, obligeait tous les musulmans à lui obéir, même ceux qui n’y avaient
pas assisté : « Elle a été faite, disait‑il, du consentement unanime
des musulmans qui s’étaient réunis à Médine, résidence du Prophète et demeure
des Compagnons. Je pense aussi qu’avant de songer à châtier les assassins
d’Othman, p.435 nous devons rassembler les
musulmans et rétablir la concorde ; la tâche de la vengeance sera alors
plus facile. Ses adversaires lui objectèrent la nullité de son
inauguration : « Elle n’a pas été consommée, disaient‑ils, puisque
les Compagnons chargés des grands commandements se trouvaient dispersés dans
divers pays, et qu’un petit nombre seulement de ce corps avaient assisté à la
cérémonie. Or l’inauguration, pour être valide, doit obtenir la sanction
unanime des grands officiers de l’État. D’ailleurs personne n’est lié par
l’acte d’autrui, ou par la décision d’une minorité. Les musulmans se trouvent
maintenant livrés à eux‑mêmes ; qu’ils s’occupent d’abord à venger la mort
d’Othman ; ils se rallieront ensuite autour d’un imam. — Moaouïa adopta
cet avis, ainsi qu’Amr Ibn el‑Açi, Aïcha, mère des croyants, Ez‑Zobeïr et son
fils Abd Allah, Talha et son fils Mohammed Saad Saîd, En‑Nôman Ibn Bechîr,
Moaouïa Ibn Hodeïdj [307]
et les autres Compagnons qui s’étaient abstenus de prendre part à
l’inauguration d’Ali à Médine.
Dans le IIe siècle (de l’hégire) les musulmans
s’accordèrent tous à dire que cette inauguration était valide, qu’elle imposait
à tous les croyants l’obligation de reconnaître l’autorité d’Ali, et que l’opinion
par lui émise était juste. Ils déclarèrent que Moaouïa et ses partisans
s’étaient trompés, ainsi que Talha et Ez‑Zobeïr, parce que, s’il fallait en
croire l’histoire, ils s’étaient révoltés contre Ali après lui avoir juré fidélité.
Au reste, ils n’incriminaient les intentions d’aucun des partis ;
reconnaissant ainsi que, des deux côtés, on avait agi d’après sa conscience et
avec la pensée de bien faire. On *387 voit que
l’opinion universellement reçue dans le IIe siècle s’accorde avec l’une de celles que les
musulmans du Ier siècle avaient adoptées. Ali lui-même disait
à ceux qui l’interrogeaient au sujet des musulmans qui perdirent la vie aux
batailles du Chameau et de Siffîn : « Par celui qui est le maître de
mon âme ! ceux qui y sont morts ayant le cœur pur, Dieu les fera entrer
dans le paradis. » Il p.436 désigna
ainsi les gens des deux partis. Cette anecdote est rapportée par Taberi et par
d’autres historiens. Il n’est donc pas permis de soupçonner la pureté de leurs
intentions, ni d’attaquer leur réputation. Nous devons les juger d’après leurs
actes et leurs paroles, authentiquement constatés, et qui ont servi à
démontrer, aux yeux des sonnites [308],
leur parfaite intégrité. Quant à ce que les Motazelites disent au sujet de ceux
qui combattirent contre Ali, les amis de la vérité n’y font pas la moindre
attention. Celui qui aura examiné les choses avec impartialité sera porté à
disculper toutes les personnes qui prirent part aux dissensions causées par la
mort d’Othman ; il excusera la conduite des Compagnons qui se révoltèrent
plus tard, et il avouera que ce fut là un malheur par lequel Dieu voulut
éprouver les musulmans. Pendant ces dissensions, il dispersa leurs ennemis et
livra aux vrais croyants les terres et les maisons des vaincus. Les musulmans
s’étaient établis sur les frontières des pays conquis, et occupaient Basra,
Koufa, Es‑Cham (Damas) et Misr (le vieux Caire). La plupart des Arabes
qui [309]
formaient les garnisons de ces villes étaient des gens grossiers [310]
qui appréciaient peu l’honneur d’avoir servi sous les ordres du Prophète.
L’exemple de ses manières et de sa politesse était perdu pour eux ; ils
n’avaient pas essayé de façonner leur caractère sur le sien ; d’ailleurs
ils s’étaient distingués, avant la promulgation de l’islamisme, par la rudesse
de leurs mœurs, leur esprit de parti, leur orgueil de famille, et leur
éloignement pour les habitudes de calme et de dignité qu’impose la religion.
Quand l’empire musulman eut acquis la prédominance, ces hommes se trouvaient
placés sous les ordres des Mohadjers et
des Ansars [311],
premiers néophytes fournis à l’islamisme par les tribus de Coreïch, de Kinana,
de Thakîf et d’Hodeïl, par les pays du Hidjaz et par la ville *388 de Yathrib (Médine). Ils supportaient avec
impatience la subordination où on les tenait, parce qu’ils se figuraient que
leur force numérique, la noblesse de leur origine et leurs conflits avec les
Perses et les Grecs les rendaient dignes du premier rang. Ces Arabes appartenaient
aux tribus de Bekr Ibn Ouaïl et d’Abd el‑Caïs, fractions des Rebîâh, de Kinda
et d’El‑Azd, tribus yéménites, de Temîm et de Cals, tribus modérides. Ils
allèrent jusqu’à déprécier les Coreïchides, à leur témoigner du mépris, à
montrer du relâchement dans l’obéissance qu’ils leur devaient, et à donner
pour prétexte de leur insubordination la manière injuste dont les membres de
cette tribu les traitaient. Ils dirigèrent ensuite contre eux des attaques
plus vives, disant qu’ils étaient trop mous pour prendre part aux expéditions,
et qu’ils s’écartaient des principes de l’équité dans le partage du butin. Ces
perfides insinuations se répandirent jusque dans la ville de Médine, et l’on
sait quel était alors le caractère des Médinois. Ils trouvèrent ces plaintes
si graves qu’ils les firent parvenir à Othman, et ce khalife chargea Ibn Omar,
Mohammed Ibn Maslema, Oçama Ibn Zeïd, et d’autres officiers, de se rendre dans
les grandes villes et de lui faire connaître [312]
le résultat de leurs investigations. Ces agents ne trouvèrent rien à reprocher
aux émirs et ils en informèrent Othman ; mais rien n’arrêta les
criailleries des musulmans établis dans les villes : les imputations
calomnieuses ne faisaient qu’augmenter ; les bruits les plus fâcheux se
répandaient toujours. On accusa El‑Ouélid Ibn Ocba, gouverneur de Koufa,
d’avoir bu du vin ; plusieurs musulmans portèrent témoignage contre lui,
et Othman le priva de son commandement après lui avoir infligé la peine
correctionnelle établie par la loi. Ensuite arrivèrent à Médine plusieurs
députations envoyées par les (musulmans établis dans les) grandes villes et
chargées de demander la destitution de leurs gouverneurs. Sur les représentations
d’Ali, d’Aïcha, d’Ez‑Zobeïr et de Talha, à qui ces agents portèrent leurs
plaintes, Othman révoqua plusieurs gouverneurs. p.438
Cela ne suffit pas pour fermer la bouche aux mécontents ; ils arrêtèrent
même Saîd Ibn el-Aci, qui revenait de Médine pour reprendre son commandement à
Koufa, et l’obligèrent à rebrousser chemin. Quelque temps après, la
mésintelligence se mit [313]
entre Othman et *389 les Compagnons
qui se trouvaient auprès de lui à Médine. Ils le blâmèrent d’abord, parce
qu’il ne voulut destituer ses officiers qu’en vertu d’une déclaration légale
qui constaterait leur improbité [314] ;
ensuite ils allèrent jusqu’à censurer sa conduite dans plusieurs autres
circonstances. Othman était cependant un de ces hommes qui agissent toujours
avec les meilleures intentions, et nous devons en dire autant de ses
adversaires. Quelque temps après, une bande d’individus, sortis de la lie du
peuple, se rendit à Médine, sous le prétexte de demander justice à Othman, mais
avec l’intention secrète de l’assassiner. Les uns venaient de Basra, les autres
de Koufa et de Misr. Ali, Aïcha, Ez‑Zobeïr, Talha et d’autres appuyèrent les
réclamations. de cette foule, dans l’espoir de ramener le khalife à leur avis
et de tranquilliser les esprits. Sur leur demande, il destitua le gouverneur
de l’Égypte. Ceux qui étaient venus se plaindre à lui quittèrent alors la
ville ; mais à peine s’en furent‑ils éloignés qu’ils revinrent sur leurs
pas. Ils venaient, disaient‑ils, d’intercepter un courrier et de trouver sur
lui une lettre adressée au gouverneur de l’Égypte et renfermant l’ordre de les
faire mourir tous. Cette lettre était supposée. Othman ayant fait serment
qu’elle n’était pas de lui, ils lui ordonnèrent de leur livrer son secrétaire
Merouan. Celui-ci jura qu’il n’avait pas écrit la lettre, et Othman déclara que
la justice n’avait plus rien à y voir. Alors, ils assiégèrent le khalife dans
sa maison, y pénétrèrent pendant que ses amis ne faisaient pas bonne garde et
lui ôtèrent la vie. De cette manière la porte s’ouvrit à la guerre civile. Tous
les personnages engagés dans ces affaires étaient excusables, parce qu’ils
avaient l’esprit préoccupé du maintien de la religion et de tout ce p.439 qui s’y rattache. Venus à résipiscence, ils
se conduisirent en gens de bien. Au reste Dieu connaît leurs actes et leurs
sentiments ; quant à nous, nous n’en devons penser que du bien, parce que
les circonstances de leur vie et les renseignements les plus authentiques
témoignent fortement en leur faveur [315].
Passons à El‑Hoceïn. Lorsque l’immoralité de Yezîd fut devenue
évidente pour tous ses contemporains, les partisans de la famille du Prophète
invitèrent El‑Hoceïn à venir les trouver à Koufa, lui promettant de l’aider à
soutenir ses droits. El-Hoceïn pensa que l’immoralité de Yezîd imposait aux
musulmans le devoir de s’insurger contre
*390 lui, surtout s’ils se sentaient assez forts pour soutenir la lutte.
Il croyait que ses droits et les forces dont il disposait lui suffiraient pour
réussir. Quant à ses droits, il en avait plus qu’il n’en fallait ; mais,
quant à ses forces, il se trompa. Que Dieu lui fasse miséricorde !
L’esprit de corps qui animait toute la race de Moder existait surtout dans la
grande famille coreïchide d’Abd Menaf et se trouvait concentré dans la branche
des Omeïades : Tous les Coreïchides reconnaissaient leur autorité, et les
autres tribus n’étaient pas disposées à leur résister. Au commencement de
l’islamisme, on oublia l’influence de cet esprit, tant on était frappé des
merveilles qui se p.440 passaient, des
révélations qui arrivaient du ciel et de la présence des anges, qui venaient, à
plusieurs reprises, au secours des musulmans.
On ne faisait alors aucune attention aux choses ordinaires ;
l’esprit de tribu, si fort dans les temps de l’idolâtrie, avait disparu avec
toutes les passions qu’il suscitait ; on n’y pensait même pas et l’on ne conservait que le sentiment naturel
qui porte à se défendre et à repousser ses ennemis, à maintenir la foi et à
combattre les infidèles. A cette époque, l’influence de la religion prédominait
sur les événements et les détournait de leur marche ordinaire. Mais, aussitôt
que le prophétisme eut cessé de se manifester et que le souvenir de tant de miracles
se fut affaibli, les choses du monde commencèrent à reprendre leur train
ordinaire, et l’esprit de corps reparut tel qu’il avait été, et se montra dans
les mêmes tribus qu’autrefois. Toutes les branches de la grande tribu de Moder
accordaient plus d’obéissance aux Omeïades qu’à aucune autre famille ; car
elles en avaient reconnu la puissance dans les temps antérieurs.
On voit par là qu’El‑Hoceïn se trompa ; mais, comme c’était sur
une question étrangère à la religion, son erreur ne peut pas lui porter
préjudice (dans l’autre monde). Sur la question légale, l’opinion qu’il avait
exprimée montre qu’il était dans le vrai : « Pour agir, disait‑il, on
doit avoir les moyens suffisants. » Lorsqu’il eut formé la résolution de
se rendre à Koufa, Ibn Abbas, Ibn ez‑Zobeïr, Ibn Omar, Ibn el‑Hanefiya, son
propre frère, et autres personnes, lui firent des remontrances, sachant bien
qu’il allait commettre une grande faute ; mais il ne se laissa pas détourner
de son projet, telle étant la volonté de Dieu. Ceux des Compagnons et de leurs
disciples qui se trouvaient alors dans le Hidjaz, ou qui avaient accompagné *391 Yezîd en Syrie et en Irac, étaient d’avis
qu’on ne devait pas s’insurger contre ce prince, malgré le scandale de ses
débauches. Craignant les désordres qui pourraient en résulter et voulant
empêcher l’effusion du sang, ils s’abstinrent de prêter le serment de fidélité
à El‑Hoceïn. Ils n’exprimèrent toutefois, à son égard, ni désapprobation, ni p.441 blâme, sachant qu’il agissait en conscience
et qu’il était l’exemple de tous ceux qui cherchaient à bien faire.
Qu’on ne se laisse pas égarer au point de blâmer les Compagnons qui
s’étaient opposés aux projets d’El‑Hoceïn et qui s’étaient abstenus de lui
prêter leur appui. Ils formaient la majorité du corps des Compagnons ; ils
se trouvaient avec Yezîd et croyaient que la révolte contre son autorité
n’était pas permise. El‑Hoceïn lui-même (avait reconnu la pureté de leurs
motifs) ; au combat de Kerbela, il les invita à donner leur témoignage en
faveur de son caractère et de ses droits. « Demandez, dit‑il, à Djaber
Ibn Abd Allah, demandez à Abou Saïd el-Khodri [316],
à Anès Ibn Malek, à Sehel Ibn Saad, à Zeïd Ibn Arcam et aux autres. » Il
ne les blâma pas de lui avoir refusé leur appui et ne fit aucune allusion à
leur conduite, parce qu’il savait qu’ils agissaient d’après leur conscience
ainsi qu’il le faisait lui-même.
On ne doit pas justifier la mort d’El‑Hoceïn en disant que les
meurtriers agissaient d’après leur conscience et croyaient bien faire ; de
même qu’El‑Hoceïn croyait bien faire, et que ce cas a une analogie parfaite
avec celui du magistrat chaféite et du magistrat malékite, qui punissent le
hanéfite d’avoir bu du nebîd [317]. Il
n’en est pas ainsi : une partie des Compagnons ne regarda pas comme
un devoir de combattre El‑Hoceïn, tout en ayant la sincère conviction de bien
faire en refusant de seconder ses projets. C’est sur Yezîd et ses complices
seuls que doit retomber le blâme de l’avoir combattu. Si, malgré l’immoralité
de Yezîd, ces Compagnons ont déclaré que la révolte contre son autorité n’était
pas permise, on ne doit pas dire qu’ils regardaient tous ses actes comme justes
et valides. Les actes d’un homme vicieux ne sont pas justes à moins d’être
conformes à la loi, et, d’après l’opinion de ces Compagnons [318],
on ne devait pas p.442 combattre les
impies à moins d’avoir avec soi un imam juste ; or, dans le cas qui nous
occupe, cette condition manquait ; donc El‑Hoceïn *392 n’avait pas le droit de combattre Yezîd, ni Yezîd de
combattre El-Hoceïn [319].
Nous pouvons même dire que la conduite de Yezîd, dans cette affaire, le
confirma dans sa perversité, tandis qu’El‑Hoceïn y trouva le martyre et une
juste récompense dans le ciel. El-Hoceïn était dans le vrai, et agissait selon
sa conscience ; il en fut de même des Compagnons qui se trouvaient avec
Yezîd.
A ce sujet, le cadi malékite Abou Bekr Ibn el‑Arebi [320]
a prononcé un jugement erroné dans son livre intitulé : El‑Caouasem
oua ’l-Aouasem [321] ;
il nous fait entendre qu’El‑Hoceïn fut tué en vertu de la loi promulguée par
son aïeul (Mohammed). Pour tomber dans une telle erreur, il fallait perdre de
vue ce principe que, même pour combattre ceux qui professent des opinions
(hétérodoxes), le concours d’un imam juste est une condition essentielle.
Occupons‑nous maintenant d’Ibn ez‑Zobeïr. De même qu’El‑Hoceïn, il
croyait que l’insurrection (contre un imam) était un devoir ; mais il se
trompa encore plus que lui à l’égard des forces dont il pouvait disposer. Les
Beni Aced [322]
(sa famille) ne furent jamais assez forts pour résister aux Omeïades, ni
avant, ni après p.443 l’introduction
de l’islamisme, et l’on ne peut pas donner tort à son adversaire, bien qu’on
donne tort à Moaouïa, l’adversaire d’Ali. En effet, l’opinion générale est
positivement en faveur d’Ali ; mais nous ne trouvons pas (qu’elle ait
blâmé l’adversaire d’Ibn ez‑Zobeïr). L’immoralité de Yezîd suffit pour prouver
qu’il avait tort ; tandis qu’Abd el‑Melek, à qui Ibn ez‑Zobeïr fit la
guerre, était l’homme du monde le plus intègre. Qu’il nous suffise de dire à ce
sujet que l’imam Malek cite, à l’appui de ses doctrines, certains traits d’Abd
el‑Melek. La conduite d’Ibn Abbas et d’Ibn Omar témoigne encore en faveur de ce
prince ; ils vinrent lui prêter le serment de fidélité, après avoir
abandonné Ibn ez‑Zobeïr, qui se tenait dans le Hidjaz. D’ailleurs, la majeure
partie des Compagnons pensaient que l’inauguration d’Ibn ez‑Zobeïr n’était pas
valide, puisque les grands officiers de l’État n’y avaient pas assisté, tandis
qu’ils avaient pris part à l’inauguration de Merouan [323].
Disons d’eux tous, qu’ils agirent selon leur conscience, et, sans donner tort à
l’un ou à l’autre parti, déclarons qu’à en juger d’après les apparences, ils
croyaient tous soutenir le bon droit. Ceci posé, nous ajouterons que les
principes et les règles de la loi justifient la
*393 mort d’Ibn ez‑Zobeïr, et que, malgré cela, quand nous examinons les
motifs de sa conduite et que nous voyons son zèle pour la vérité, nous devons le
regarder comme un martyr qui aura sa récompense. Voilà comment il faut
envisager les actes des Compagnons et de leurs disciples, les hommes les plus
vertueux de la nation. Si leur bonne réputation était exposée aux traits du
dénigrement [324],
qui pourrait conserver la sienne ? Au reste, le Prophète a dit :
« Les hommes les plus vertueux sont ceux de la génération actuelle, puis
ceux [325]
de la génération suivante [326] ;
alors la fausseté se p.444 répandra
partout. » Donc il attribua la vertu, c’est‑à‑dire l’intégrité, à la
première génération et à la suivante ; aussi nous ne devons pas nous
habituer à mal penser ou à mal parler des Compagnons, ni admettre dans nos
cœurs le moindre doute au sujet de leur conduite. Cherchons, autant que
possible, à trouver pour toutes leurs actions une interprétation
favorable ; tâchons de toutes les manières et par toutes les voies [327]
de démontrer la rectitude de leurs intentions ; personne ne le mérite
plus qu’eux. Quand ils se furent mis en désaccord, ils avaient de justes motifs
pour s’excuser ; s’ils tuaient, ou s’ils se faisaient tuer, ce fut pour la
cause de Dieu et de la vérité. Croyons que la miséricorde divine a voulu offrir
l’exemple de leurs dissensions aux générations suivantes, afin que chaque
individu puisse choisir parmi eux un modèle de conduite, un directeur et un
guide [328].
Quand on comprend cela, on reconnaît avec quelle sagesse Dieu gouverne toutes
ses créatures.
On sait que le khalifat est, en réalité, une lieutenance ; le
khalife remplace le législateur en ce qui regarde le maintien de la religion et
le gouvernement du monde. Le législateur, étant chargé de faire respecter les
obligations imposées par la loi et de porter les hommes à s’y soumettre, exerce
nécessairement l’autorité spirituelle ; obligé de veiller au bien de la
société, il exerce également l’autorité temporelle.
*394 Nous avons déjà fait observer que les hommes sont entraînés
forcément à se réunir en société, et qu’ils ont nécessairement besoin de
quelqu’un qui s’occupe de leur bien‑être et les empêche de dépérir faute de
soins. La puissance souveraine, avons‑nous dit, suffit, à elle seule, pour
assurer au peuple les avantages de la civilisation ; mais elle agit avec
plus d’effet lorsqu’elle s’appuie sur les principes de la loi divine. La cause
en est qu’un législateur (inspiré) sait mieux qu’un souverain (temporel) ce qui
contribue au bonheur des hommes. Dans p.445 les
États musulmans, la souveraineté temporelle est subordonnée au khalifat ;
dans les autres, elle est indépendante ; mais partout elle a créé, pour
les besoins de son service, des charges et des emploi qu’elle distribue à ses
protégés et aux grands personnages de l’empire. Chaque fonctionnaire. remplit
les devoirs de la charge que son souverain lui a confiée, de sorte que
celui-ci a les moyens d’assurer son autorité et d’administrer ses États.
Le khalifat, auquel la souveraineté temporelle est subordonnée sous le
point de vue que nous avons indiqué, exerce son influence spirituelle au moyen
d’offices et d’emplois qui lui sont tout à fait spéciaux et qu’on ne trouve
pas en dehors de l’islamisme. Nous allons parler de ces charges ; puis
nous traiterons de celles qui existent dans les gouvernements temporels.
Les charges fondées sur la religion et la loi, et subordonnées au grand
imamat, c’est‑à‑dire au khalifat, sont celles de président de la prière, de
cadi (juge), de mufti (légiste consultant), de directeur de la guerre contre
les infidèles et de chef de la police armée. Le khalifat est donc la mère, pour
ainsi dire, de toutes ces charges, le tronc d’où sortent ces branches et auquel
elles se rattachent. Il jouit de cette supériorité parce que celui qui le
remplit étend sa surveillance sur toute la nation, dirige sans contrôle les
affaires spirituelles et temporelles, et fait exécuter partout les
prescriptions de la loi.
L’imamat (présidence) de
la prière. La place d’imam de la prière
*395 est la plus élevée de toutes celles que nous venons de
nommer ; par sa nature particulière, elle est au‑dessus de la
souveraineté [329],
qui, de même qu’elle, est subordonnée au khalifat. Nous en avons la preuve dans
la déclaration des Compagnons, lorsque le Prophète eut chargé Abou Bekr de le
remplacer comme président de la prière. Cette nomination leur semblait prouver
qu’il l’avait désigné aussi comme son remplaçant dans l’administration
politique. « Le Prophète, dirent‑ils, l’avait choisi pour veiller à nos
intérêts religieux ; pourquoi ne le voudrions‑nous pas pour veiller à nos
intérêts temporels ? » p.446 Or, si,
la présidence de la prière n’était pas supérieure à la direction des affaires
politiques, ils auraient raisonné à faux.
Ce principe établi, nous dirons que les mosquées des grandes villes
sont de deux espèces. Celles de la première sont grandes, peuvent contenir une
foule de monde et sont disposées pour la célébration de la prière
publique ; celles de la seconde sont petites, servant à l’usage de
certaines gens [330]
ou attachées à certains établissements. On n’y célèbre pas la prière publique.
L’administration des grandes mosquées appartient au khalife ;
mais il peut la déléguer au sultan, au vizir ou au cadi. Il y installe un imam
pour présider aux cinq prières (journalières), à celle du vendredi, à celles
des deux grandes fêtes [331],
à celles qui se font à l’occasion des éclipses ou en vue d’obtenir la pluie.
Pour remplir ces fonctions, on préfère l’homme qui en est le plus digne, celui
dont le mérite est généralement reconnu ; par cette précaution, on ôte à
ses ouailles la volonté de dérober la moindre de leurs actions à la surveillance
qu’il doit exercer dans l’intérêt général. Ceux qui regardent la prière du
vendredi comme d’institution divine en disent autant de la charge d’imam.
Quant aux mosquées qui sont à l’usage de certaines gens ou qui
dépendent de certains établissements, c’est aux habitants du voisinage à les
surveiller ; ni le khalife ni le sultan ne sont obligés à le faire. Pour
connaître les lois qui concernent l’imamat des mosquées, les conditions qui
doivent régler le choix d’un imam et l’autorité dont il tient ses pouvoirs, on
peut consulter les traités de jurisprudence. On trouve ces matières exposées en
détail dans les Principes
d’administration temporelle (El‑Ahkam
es‑Soltaniya) d’El‑Maouerdi [332],
et dans d’autres ouvrages ; *396 il est
donc inutile de nous y arrêter plus longtemps.
p.447 Les premiers khalifes se
réservaient la présidence de la prière et ne la confiaient jamais à d’autres.
Voyez à ce sujet ceux qui furent assassinés dans la mosquée au moment où l’on
faisait l’appel à la prière ; voyez comment ils s’étaient tenus prêts à
s’y rendre aux heures canoniques. Cela montre qu’ils y présidaient en personne
et ne s’y faisaient jamais remplacer. Les khalifes de la dynastie omeïade
suivirent leur exemple, voulant garder pour eux‑mêmes un office dont ils
appréciaient hautement l’importance. On raconte qu’Abd el Melek (le khalife
omeïade) dit à son chambellan : « Je vous confie la garde de ma
porte ; n’y laissez entrer personne (sans ma permission), à l’exception
toutefois de trois individus : le maître d’hôtel, car un dîner retardé
n’est jamais bon ; le moueddîn, qui
vient annoncer l’heure de la prière, car il nous appelle à Dieu ; le
courrier qui apporte des dépêches, car, en le faisant attendre, nous
risquerions de perdre une de nos provinces. » Lorsque l’esprit de la
royauté se fut introduit dans le khalifat avec sa suite ordinaire, l’humeur hautaine
et l’orgueil qui empêchent le souverain de reconnaître les autres hommes pour ses
égaux, soit devant Dieu, soit devant le monde, les khalifes se firent remplacer
dans la présidence de la prière. Quelquefois, cependant, ils en remplissaient
les fonctions eux‑mêmes, surtout aux deux fêtes et aux vendredis, afin de faire
sentir toute la dignité de cet office. Plusieurs khalifes de la dynastie
abbacide adoptèrent cet usage, et les Obéidites (Fatémides) en firent de même
dans la première période de leur domination.
La charge de mufti. Le khalife choisit, parmi
les légistes et les professeurs, la personne la plus capable de remplir les
fonctions de mufti [333].
Il lui accorde son appui, et repousse les hommes qui se posent comme muftis
sans en être dignes ; car c’est un office institué p.448 pour l’avantage des musulmans en ce qui regarde les
préceptes et la pratique de la religion ; aussi doit‑il montrer une grande
vigilance afin d’empêcher que des hommes sans mérite n’entreprennent d’exposer
la loi et de tromper ainsi le peuple. Les professeurs désignés pour répandre
par l’enseignement les lumières de la science doivent tenir leurs séances dans
une mosquée. Si c’est une des grandes mosquées dont l’imam et l’administration
sont placés sous la surveillance *397 du
sultan, le professeur ne peut y enseigner sans l’autorisation du prince. S’il veut
faire son cours dans une mosquée ordinaire, il n’a pas besoin de permission. Au
reste, tout mufti, tout professeur doit avoir en lui-même son propre moniteur
qui l’empêche d’entreprendre ce qui est au‑dessus de ses forces ;
autrement il pourrait égarer ceux qui le prennent pour guide, et se fourvoyer
lui-même. Il y a une tradition qui dit : « Celui d’entre vous qui est
le plus hardi [334]
à donner des fetoua (opinions
juridiques) est aussi le plus hardi à courir vers le fond [335]
de l’enfer. » Aussi le sultan doit‑il les surveiller avec attention et ne
jamais perdre de vue les intérêts de la communauté, soit qu’il les autorise (à
prononcer sur des questions de droit), soit qu’il les en empêche.
L’office de cadi. Cette
charge dépend aussi du khalifat, puisque ses fonctions consistent à décider
entre les individus qui sont en contestation, et à faire cesser leurs débats
et réclamations, mais seulement par l’application des articles de la loi qui
sont fournis par le Coran et la Sonna. Elle rentre, pour cette raison, dans les
attributions du khalifat. Aux premiers temps de l’islamisme, les khalifes
remplissaient cette tâche et ne la déléguaient jamais à qui que ce fût. Le
premier qui confia ces fonctions à un autre fut Omar ; à Médine, il prit
pour collègue Abou Derda [336] ;
il désigna Choreïh [337]
pour être cadi à Basra et Abou Mouça ’l-Achâri [338]
pour rendre la justice à Koufa. Ce fut à celui-ci qu’il adressa l’épître si
bien connue qui roule sur les devoirs d’un cadi et qui les rapporte tous. Dans
cet écrit il dit [339] :
« Rendre justice est une obligation rigoureuse, un usage qu’il faut
suivre. Écoute les plaideurs avec attention, car à quoi bon réclamer ses droits
si cela ne produit point d’effet. Dans tes regards, dans ton tribunal et dans ta
justice, qu’il y ait pour tous égalité parfaite, afin que l’homme puissant ne
compte pas sur ta partialité et que l’homme faible ne désespère pas de ta
justice. C’est au demandeur à fournir *398 la
preuve et au défendeur à se purger par serment. Entre musulmans, la transaction
est permise, tant qu’elle n’autorise pas ce qui est défendu et tant qu’elle ne
défend pas ce qui est autorisé. Si tu as prononcé un jugement la veille, et
qu’en y réfléchissant [340]
le lendemain tu sois conduit à rectifier ton opinion, n’hésite pas à revenir
à la vérité, car la vérité est éternelle ; mieux vaut y revenir que
persister dans l’erreur. Pèse bien [341]
les opinions qui te passeront par la tête, et qui n’auront ni Coran ni Sonna
pour les justifier. Familiarise‑toi avec les ressemblances des choses et leurs
similitudes, afin de pouvoir juger de chaque chose d’après celles qui lui sont
analogues. Si un plaideur déclare qu’il n’a pas avec lui le titre ou la preuve
dont il veut se servir, remets la cause à un autre p.450
jour, afin qu’il puisse trouver ce qui lui manque. Si à l’expiration du
délai il produit la preuve qu’il cherchait, décide en sa faveur ; s’il ne
le fait pas, prononce contre lui. C’est la meilleure manière de dissiper les
doutes que l’on peut avoir et d’éclairer son ignorance. Les musulmans peuvent
être adels [342]
les uns des autres, excepté ceux qui ont subi une peine corporelle ou qui ont
été convaincus de faux témoignage [343],
ou que l’on suspecte de se donner comme clients ou membres d’une famille qui
n’est pas la leur. Dieu, que son nom soit glorifié ! est le seul juge qui
puisse se passer de serments et de preuves testimoniales. Pendant l’audience,
ne cède pas à des mouvements d’impatience ou d’ennui ; ne traite pas les
plaideurs avec dédain ; Dieu réserve une grande récompense et une
honorable mention à celui qui rétablit la vérité et la remet dans sa place.
Salut ! »
Bien que les khalifes comptassent les fonctions de cadi au nombre de
leurs attributions, ils les confiaient à d’autres quand ils étaient surchargés
d’occupations. Ils avaient à gouverner l’État, à faire la guerre sainte, à
conquérir des pays, à couvrir les frontières et à protéger le territoire de
l’empire. Ces devoirs leur paraissaient trop importants [344]
pour être remplis par des lieutenants ; mais ils faisaient peu de cas de
l’office institué pour vider les différends qui s’élèvent entre les hommes.
Aussi, pour se soulager, ils confiaient cette tâche à d’autres, *399 mais toujours à des individus qui leur
tenaient de près, soit par les liens de la clientèle, soit par ceux du sang.
Les devoirs d’un cadi et les qualités qu’il doit posséder sont bien
connus : on les trouve exposés dans les livres de droit et surtout dans
les ouvrages qui traitent des principes de l’administration temporelle. Sous le
gouvernement des khalifes, le cadi n’avait d’abord qu’à juger les
différends ; mais [345]
il acquit graduellement d’autres attributions, au fur et à mesure que les soins
de l’administration absorbaient l’attention des khalifes et des souverains
temporels. A la fin, il avait p.451 non
seulement à décider entre particuliers, mais à s’occuper d’affaires qui
intéressaient la communauté musulmane ; il devait administrer les biens
des insensés, des orphelins, des banqueroutiers, des prodigues et d’autres
interdits ; veiller à l’exécution des testaments et aux fondations
pieuses ; marier les orphelins qui n’avaient pas de tuteurs naturels,
dans le cas où le cadi fût du rite dans lequel cela est permis ; il
inspectait les rues et les bâtiments ; surveillait la conduite des témoins
légaux, des syndics et des fondés de pouvoir, en se servant de la voie de justification et d’improbation [346] pour constater leur moralité et savoir
s’ils étaient dignes de confiance. Voilà en quoi consistent maintenant les
attributions d’un cadi et les fonctions de sa charge.
Autrefois les khalifes commettaient à un cadi le redressement des griefs [347].
Dans cet office, la puissance du sultan vient à l’appui de l’équité du
magistrat, afin que celui-ci puisse tenir la main haute et se faire craindre.
Il doit châtier celui des partis qui a opprimé [348]
l’autre et punir celui qui a transgressé ; exécuter, en un mot [349],
ce que les cadis ordinaires et autres fonctionnaires seraient dans
l’impossibilité de faire. Il discute les preuves testimoniales, inflige des
châtiments extraordinaires, et accueille de simples indications et des faits
accessoires ; il diffère la prononciation du jugement jusqu’à ce qu’il ait
bien reconnu *400 la vérité ; il
encourage les parties litigantes à s’arranger, et oblige les témoins à déposer
sous la foi du serment. On voit que ses attributions sont plus étendues que
celles du cadi. Tous les khalifes, jusqu’au règne d’El‑Mohtedi l’abbacide,
remplissaient cet office eux‑mêmes ; mais, dans des cas assez rares, ils
le confiaient à leurs cadis. Ali s’y faisait remplacer par Abou Idrîs el‑Khaoulani ;
El-Mamoun, par Yahya Ibn Akthem [350] ;
et El-Motacem, par Ibn Abi Dawoud.
p.452 Il leur arrivait aussi de placer
les cadis à la tête des troupes qui, chaque été, envahissaient le territoire
des Grecs pour accomplir le devoir de la guerre sainte. Yahya Ibn Akthem
commandait ces expéditions sous le règne d’El‑Mamoun ; El‑Monder Ibn
Saîd, le cadi d’Abd er‑Rahman en‑Nacer, l’Omeïade espagnol, menait les armées
(contre les chrétiens). En somme, les fonctions de cet office étaient exercées
par le khalife ou par un vizir délégué à cet effet, ou par un chef qui s’était
attribué l’autorité temporelle.
Sous les Abbacides, sous les Omeïades espagnols et sous les Obéidites
(Fatemides) du Maghreb et de l’Égypte, le chef
de la chorta [351] connaissait des matières criminelles et
punissait les coupables. Son office était encore une institution basée sur la
religion. Sous les dynasties que nous venons de nommer, il exerçait des
fonctions un peu plus étendues que celles du cadi : il pouvait agir sur de
simples soupçons ; infliger des peines arbitraires avant la preuve du
crime ; appliquer la peine légale une fois le crime constaté [352] ;
prendre connaissance des méfaits qui entraînent la peine du talion ;
infliger un châtiment arbitraire ou une réprimande à celui qui, ayant prémédité
un crime, ne l’a pas accompli. Plus tard, sous les dynasties qui ne
connaissaient *401 plus les attributions du
khalifat, on oublia le caractère de ces deux institutions, et le redressement des griefs revint [353]
au sultan, qu’il fût mandataire du khalife ou non.
Les fonctions de la chorta (police
judiciaire) se partageaient en deux classes : celles de la première
consistaient à établir la culpabilité des gens soupçonnés de crimes ; à
leur appliquer la peine déterminée par la loi ; à faire exécuter la
mutilation des criminels quand la loi ou le droit de talion l’exigeait. Sous
les dynasties de notre époque, le magistrat désigné pour remplir les fonctions
de la première classe doit laisser de côté la loi divine pour juger d’après les
règlements de la loi politique. On le désigne tantôt par le nom de ouali
(préfet), et tantôt par celui de chef de
la chorta. Quant aux fonctions de la seconde classe, p.453 le cadi les réunit à ses autres attributions :
elles consistent à infliger des peines arbitraires aux malfaiteurs, et des
peines légales aux criminels convaincus par la loi. C’est, pour ainsi dire, le
complément des fonctions qu’il exerce en sa qualité de cadi. Cette organisation
s’est conservée jusqu’à nos jours.
Le redressement des griefs n’est plus un de ces offices que l’on
réserve aux partisans dévoués de l’empire. Tant que le gouvernement était un
khalifat purement religieux, on confiait cette charge, qui était d’institution
religieuse, à des gens de son parti, dont on connaissait le talent et le
dévouement ; c’est‑à‑dire à des Arabes et à des clients que l’on s’était
attachés par les liens du serment, ou par ceux de l’affranchissement [354]
ou par les bienfaits. Après la ruine de la puissance temporelle du khalifat, le
gouvernement se convertit en monarchie, et, comme les charges dont nous parlons
n’étaient monarchiques ni d’institution ni de nom, elles perdirent, aux yeux
du roi ou sultan, une partie de leur importance. Plus tard, le pouvoir échappa
tout à fait aux Arabes et passa entre les mains des Turcs et des Berbers,
peuples qui appréciaient encore moins la dignité des offices fondés par le
khalifat, offices dont la marche et l’esprit ne leur étaient pas familiers.
Pour les Arabes, la religion était la seule loi ; le Prophète *402 appartenait à leur race ; ses opinions
et ordonnances servaient à fixer leurs croyances, à régler leur conduite et à
les distinguer des autres peuples. Les étrangers (qui avaient usurpé le
pouvoir) n’étaient pas animés de pareils sentiments ; mais ils
accordaient un certain degré de considération aux hommes qui remplissaient ces
charges parce qu’ils travaillaient uniquement pour le service de la religion.
Quand ils avaient à remplacer un de ces officiers, ils choisissaient, non pas
un compatriote, mais un de ces individus qui, sous les khalifes précédents,
s’étaient montrés dignes de ces emplois. Or (les familles de) ces personnes,
ayant vécu pendant des siècles dans l’aisance que procure un gouvernement régulier,
avaient échangé les habitudes rudes et austères de la vie nomade contre les
usages du luxe et du p.454 bien-être qui
se développent dans la vie sédentaire ; aussi étaient‑elles peu capables
de se faire redouter. Ce fut à cette classe de personnes que les charges dont
il s’agit furent réservées par les souverains qui succédèrent aux khalifes dans
l’autorité temporelle. De tels fonctionnaires ne pouvaient prétendre à un haut
degré de considération ; leur origine et leurs habitudes bourgeoises ne
leur en donnaient pas le droit. Aussi subirent‑ils le mépris qui s’attache à
des citadins, à des gens qui, vivant dans l’aisance et n’appartenant pas au
parti [355]
sur lequel le gouvernement s’appuie, deviennent une charge pour l’État qui,
seul, peut les protéger. Si le gouvernement leur accorde des marques de
respect, c’est parce qu’ils maintiennent la religion et appliquent les
préceptes de la loi divine, préceptes qu’ils savent par cœur et d’après
lesquels ils forment leurs opinions juridiques. Ce n’est pas pour eux‑mêmes que
le gouvernement les traite avec des égards, mais pour faire voir qu’en leur
accordant une place honorable aux audiences royales, il a un grand respect
pour la hiérarchie religieuse. Dans ces assemblées, ils n’exercent aucune
influence [356],
ils n’y assistent que pour la forme. Celui-là seul peut exercer de l’influence
qui a de la puissance [357] ;
les autres n’y peuvent rien. Il est vrai [358]
qu’on les consulte sur les prescriptions de la loi et qu’on leur demande des *403 opinions juridiques. C’est Dieu qui
favorise par sa grâce.
Quelques personnes croient qu’on n’est pas dans le vrai en agissant
ainsi [359] ;
à leur avis, on ne saurait approuver la conduite des rois qui excluent les
légistes et les cadis des conseils du gouvernement. Le Prophète, disent‑elles,
a déclaré que les (hommes) savants (dans la loi) sont les héritiers des
prophètes. Sachez que cette opinion n’est pas bien fondée : la nature de
la société même impose au roi ou au sultan des obligations qu’il doit remplir,
s’il ne veut pas s’écarter p.455 des
règles de la saine politique ; mais elle n’exige pas que des avantages
temporels soient accordés à de simples légistes. Le droit d’assister au
conseil, d’approuver ou rejeter (un avis), ne peut appartenir qu’à l’homme
qui, étant appuyé sur un fort parti, a le pouvoir de lier et de délier, de
faire ou de ne pas faire, selon sa volonté. Celui qui est sans soutien, qui
n’est pas même maître de sa personne et qui n’a pas les moyens de se protéger,
celui enfin qui est à la charge des autres, par quel droit entrerait‑il au
conseil ? pour quel motif devrait‑on lui accorder de la considération, si
l’on consentait à l’y admettre ? Il est capable d’opiner, sans doute,
mais seulement sur des points de loi ; en ce qui regarde la politique et
l’administration, il ne pourrait rien dire d’utile, étant sans appui et
ignorant jusqu’aux premiers principes de ces sciences. Les légistes ne doivent
pas à leur mérite les marques de respect que leur accordent les souverains et
les grands officiers de l’État, mais bien au sentiment qui porte ces
personnages à se faire une réputation de piété en montrant des égards aux
hommes qui tiennent à la religion de quelque manière que ce soit. Quant à la
parole du Prophète citée plus haut, nous dirons que, chez la plupart des
légistes du dernier siècle et ceux de notre époque, la connaissance de la loi
se réduit à une quantité de sentences touchant les pratiques du culte extérieur
et la manière de vider chaque différend qui s’élève entre les hommes dans leurs
relations mutuelles. A celui qui vient les consulter, ils récitent une de ces
maximes ; les plus habiles d’entre eux ne vont pas plus loin. On *404 ne peut guère leur attribuer la qualité de
savants dans la loi, parce qu’ils n’en connaissent que quelques principes, applicables
à un petit nombre de cas. Les premiers musulmans et ceux qui (dans la suite)
s’étaient distingués par leur piété et leur vertu, méritaient la réputation
d’être savants dans la loi, parce qu’ils avaient approfondi cette science dans
toutes ses parties ; or ceux qui portent le titre de légistes et qui ont
approfondi l’étude de la loi sans avoir emprunté leur science à autrui, ceux‑là
sont les héritiers dont il s’agit. Tels furent les docteurs dont il est fait
mention dans la Riçala p.456 d’El‑Cocheïri [360].
Ceux qui possèdent la loi à fond et qui ont la réputation de grands légistes,
voilà les savants dont il s’agit (dans la tradition), voilà les héritiers. Tels
furent les légistes d’entre les Tabès [361],
les anciens musulmans, les quatre (premiers khalifes ou) imams, et ceux qui
les suivirent dans la même voie. Quant aux individus qui ne possèdent qu’un
seul de ces avantages (la connaissance réelle de la loi et la réputation de
savant légiste), celui d’entre eux qui se distingue par sa piété mérite plus l’héritage
des prophètes que le légiste non dévot. En effet, l’homme dévot a hérité d’une
qualité (la piété), tandis que l’autre n’a hérité de rien. Celui-ci ne possède
que des maximes touchant la manière de se conduire (dans certains cas), et il
nous les débite de vive voix. Tels sont presque tous les légistes de notre
époque, excepté ceux qui ont cru et fait
de bonnes œuvres ; mais ils sont peu nombreux. (Coran, sour. XXXVIII, vers. 23.).
L’adala. Cet office tient à
la religion ; il dépend de celui de cadi, et est placé sous le contrôle de
ce magistrat [362].
Il consiste à servir de témoin aux parties dans leurs mutuelles obligations, et
cela avec l’autorisation du cadi, à prêter son concours quand on veut passer
l’acte, à déposer en justice si l’acte donne lieu à une contestation, à
l’inscrire sur les registres afin d’assurer la conservation des droits des
particuliers, de leurs propriétés, de leurs créances et de toutes leurs
transactions.
[Nous avons dit : avec l’autorisation
du cadi [363], car la société est maintenant si
mélangée, que le cadi seul a les moyens de distinguer l’homme vertueux de
l’homme vicieux ; aussi devons‑nous croire qu’il choisit des gens d’une
probité bien reconnue (adala) pour intervenir dans les affaires et
les transactions des particuliers, afin d’assurer la conservation de leurs
droits.]
Les conditions requises pour être appelé à ces fonctions sont de se
distinguer par cette intégrité qui est définie par la loi, d’être *405 à l’abri de reproche, de savoir rédiger les
actes et les contrats de manière qu’ils soient satisfaisants sous le rapport du
style [364]
et de l’arrangement des paragraphes, et sous celui de l’emploi des formes
exigées par la loi pour la validité [365]
des conventions et des obligations. Il est donc nécessaire de connaître la partie
du droit qui s’y rapporte. C’est à cause de ces conditions et de la nécessité
d’avoir une certaine habitude des formalités légales et de s’être familiarisé
avec leur pratique, que ces fonctions ont été confiées exclusivement à
quelques personnes prises parmi les hommes d’une probité reconnue. On pourrait
croire que cet emploi donne aux personnes qui l’exercent leur titre d’hommes
intègres (adel) ; mais il n’en est pas ainsi, l’intégrité étant la condition
nécessaire de leur nomination. Le cadi doit surveiller la conduite de ces
officiers, afin de s’assurer qu’ils persévèrent dans l’observation d’une
parfaite intégrité ; il ne faut pas qu’à cet égard il se laisse aller à
aucune négligence, attendu que c’est lui qui est chargé de maintenir les particuliers
dans la jouissance de leurs droits, et qu’il en est le garant responsable
(devant Dieu). L’établissement de ces fonctionnaires dans les attributions déjà
mentionnées est d’une grande utilité ; c’est par leur entremise que le
cadi parvient à reconnaître la moralité et la p.458
probité d’un individu quelconque ; ce qui n’est pas toujours facile
à découvrir, surtout dans les grandes villes, et parce que les apparences sont
souvent trompeuses. Les juges étant obligés de prononcer entre les parties adverses
d’après des preuves authentiques, c’est le plus souvent d’après la déclaration
de ces fonctionnaires subalternes qu’ils forment leur opinion sur la validité
des titres produits par les plaideurs. Dans toutes les grandes villes, ces
officiers ont des échoppes ou des bancs où ils se tiennent assis pour que tous
ceux qui ont besoin de contracter devant témoins et de faire mettre leurs
conventions par écrit viennent les y trouver. Ainsi le mot adala sert
également à exprimer les fonctions de l’emploi dont nous venons de donner la
définition [366]
et la probité exigée par la loi, probité qui (dans une expression bien connue)
se trouve associé (par opposition) avec le terme djarh [367].
Ainsi ces deux sens peuvent quelquefois se trouver réunis dans le même individus
d’autres fois, ils ne le sont pas [368].
Des charges nommées hisba et
sicca [369].
La hisba (police municipale) est encore un office qui tient à la religion. Ses
devoirs font partie de ceux qui sont imposés au directeur des affaires du
peuple musulman et qui *406 consistent à
ordonner le bien et à défendre le mal. Le souverain choisit, pour remplir cet
office, un homme qui lui paraît avoir les qualités nécessaires. Ce
fonctionnaire, étant chargé d’exécuter les devoirs qu’impose sa place, prend
des hommes pour l’aider dans ses fonctions. Il recherche les abus, réprimande
les délinquants ou les châtie suivant leur degré de culpabilité. Devant obliger
le peuple à observer tout ce qui est requis dans l’intérêt commun des p.459 habitants de la cité, il empêche qu’on
obstrue le passage de la voie publique, et défend aux portefaix et aux
bateliers de se charger, eux ou leurs barques, outre mesure. Il oblige les
propriétaires des maisons qui menacent ruine [370]
à les faire démolir, et prévient ainsi les accidents qu’elles pourraient
occasionner aux passants ; il interdit de leurs fonctions les instituteurs
qui, dans les écoles où l’on apprend à écrire (les écoles primaires) et autres
lieux d’instruction, frappent avec excès leurs écoliers. Ses fonctions ne se bornent
pas à faire justice quand une contestation est portée devant lui ou quand on a
recours à son autorité ; il doit mettre ordre à tout ce qui vient à sa
connaissance et à ce qui lui est dénoncé en fait de choses de ce genre. Ses
attributions, toutefois, ne s’étendent pas jusqu’à prononcer [371]
sur toutes sortes de réclamations ; elles n’embrassent que les plaintes
qui ont pour objet des fraudes ou des malversations dans le commerce des
subsistances et autres choses semblables, ou dans l’usage des poids et des mesures
de capacité. Il engage les débiteurs retardataires à satisfaire leurs
créanciers et s’occupe d’autres choses de cette nature, dans lesquelles il n’y
a ni preuves testimoniales à recevoir, ni autorité judiciaire à exercer. On
pourrait dire que ce sont des affaires dont les cadis [372]
dédaignent de s’occuper, tant elles sont ordinaires et faciles à
décider ; et qu’on les laisse, pour cette raison, au mohteceb, afin qu’il y mette ordre. De là il suit que la hisba est par sa nature même subordonnée
à l’office du cadi ; aussi sous un grand nombre de dynasties musulmanes,
par exemple sous les Obéidites (Fatémides) d’Égypte et du Maghreb, et sous les
Omeïades d’Espagne, les attributions du mohteceb
étaient comprises dans la généralité des pouvoirs conférés au cadi, et
celui-ci les déléguait à qui il voulait. Mais depuis que le sultanat et le
khalifat sont devenus deux *407 pouvoirs
distincts, et que tout ce qui concerne l’administration temporelle rentre dans
les attributions du sultan, l’office de mohteceb
est p.460 classé au nombre de ceux qui
dépendent de la royauté, et forme un emploi spécial qui se confère directement.
Ce qu’on entend par sicca [373],
c’est un office dont les fonctions consistent à inspecter les espèces qui ont
cours parmi les musulmans ; à empêcher qu’on les altère ou qu’on les
rogne, si on les prend au compte dans le commerce, et à examiner tout ce qui se
rattache à cela de quelque manière que ce soit ; ensuite à faire mettre
sur ces monnaies le type du sultan, pour en attester le titre et le bon
aloi ; type qui s’imprime sur les pièces au moyen d’un coin de fer destiné
à cet usage et qui porte une légende conforme à son emploi. On place [374]
ce coin sur la pièce d’or ou d’argent, après qu’elle a été mise au poids
déterminé, et l’on frappe dessus avec un marteau, jusqu’à ce qu’elle en ait
reçu l’empreinte. Cette marque atteste que la pièce a le degré de fin auquel la
fonte et l’affinage doivent s’arrêter, ce qui dépend de l’usage reçu dans le
pays et autorisé par le gouvernement. Il n’y a point de titre absolu et
invariable de fonte et d’affinage ; ce titre est arbitraire. Quand, dans
un pays, on est convenu d’un certain degré de fonte et d’affinage, on s’y
arrête et l’on nomme cela étalon (imam) et module (eïar). C’est d’après ce titre qu’on vérifie les
espèces ; on juge leur bonté en les comparant avec ce même titre, et, si
elles sont au‑dessous, on les déclare mauvaises. La surveillance de tout cela
appartient à celui qui est revêtu de l’office de sicca. D’après ces
observations, on voit que la sicca est du nombre des places qui
dépendent de l’autorité spirituelle et se rangent sous l’office de khalife.
Autrefois elle était dans les attributions du cadi ; mais plus tard elle
en a été séparée, et jusqu’à nos jours elle constitue une fonction spéciale,
comme cela est arrivé pour l’office du mohteceb.
Après avoir parlé des offices qui dépendent de l’autorité du khalife, *408 nous avons à en indiquer plusieurs autres,
dont les uns ont été supprimés parce que les motifs pour lesquels on les avait
institués p.461 n’existent plus, et dont les
autres font maintenant partie de l’administration temporelle ; ainsi le
gouvernement des provinces, le vizirat, le commandement de l’armée et
l’administration des finances sont dans les attributions du sultanat. Nous
parlerons de ceux‑ci en leur lieu et place. La direction de la guerre sainte a
été supprimée, parce que la plupart des États (musulmans) ont discontinué
l’usage d’envahir les pays des infidèles. Dans les royaumes où on l’a
maintenue, elle compte ordinairement [375]
au nombre des institutions qui dépendent du sultanat. Le syndicat des chérifs
n’existe plus ; cet office, institué dans le but de vérifier les
généalogies (de ceux qui se disaient descendants de Mohammed), afin
d’autoriser leurs prétentions au khalifat ou de constater leur droit à une
pension payable par le trésor public [376],
cessa de fonctionner lors de la chute du khalifat. En somme, nous voyons que,
dans la plupart des royaumes (musulmans), les attributions du khalifat et ses
institutions se trouvent absorbées dans celles de la souveraineté et de
l’administration temporelle. C’est la sagesse de Dieu qui dirige les
événements.
[1]
Il faut supprimer ﺔﻜﻮﺷﻟﺍﻭ .
[2]
Pour rendre la construction de la phrase plus régulière, il faut insérer le
pronom ﻢﻫ entre ﻮ et ﻥﻮﺴﺎﻨﺗﻣ .
[3]
Pour ﺎﻫﺭﻴﻏﻭ , lisez ﺎﻫﺯﻏﻭ .
[4]
Ou bien : la force des Arabes, le parti arabe. Notre auteur ne distingue
pas toujours bien la double signification du mot ﺔﻳﺑﺻﻋ , qui signifie également
esprit de corps, et fort parti.
[5]
Littéral. « les Persans et les clients ».
[6]
Littéral. « et l’ombre du khalifat se rétrécit au point de ne pas dépasser
le territoire de Baghdad ».
[7]
C’est‑à‑dire, les Zirides et les Hammadides. (Voy. Histoire des Berbers. t. II.)
[8]
El-Calâ, appelée aussi la Calâ des Beni
Hammad, était située à une journée nord-est d’El-Mecîla.
[9]
La bonne leçon est ﻩﺭﻴﻌﻴ ; celle du texte imprimé n’offre aucun sens.
[10]
Ibn Cheref el‑Cairouani mourut en 460 (1067-1068 de J. C.). Selon Ibn‑Khallikan (vol. III, p. 131 de
la première édition de ma traduction et page 129 de la réimpression), ces vers
furent composés par le vizir Ibn Ammar et lui coûtèrent la vie.
[11]
Pour ﺪﺒﺘﺴﺍ , lisez ﺪﺒﺘﺴﺍﻮ .
[12]
Voyez ci-devant, p. 82, note 2.
[13]
Pour ﻢﻬﻘﻼﻂﺎﺒ , lisez ﻢﻫﻕﻼﻂﻻﺎﺒ .
[14]
Littéral. « ils espéraient le raffermissement de ses racines. »
[15]
Ses parents, c’est‑à‑dire, ceux qui l’ont détrôné ou à qui il veut
enlever le pouvoir. Le mot ﺺﻳﻋ , au pluriel ﺺﺎﻴﻋﺍ , est employé par Ibn
Khaldoun avec la signification de parent d’un souverain, prince d’une famille royale.
[16]
Littéral. « parce que la teinture de la domination sur le monde est solide
en lui et en son peuple. »
[17]
Pour ﺍﻮﻣﺍﺭ , lisez ﺎﻫﻭﻣﺍﺭ .
[18]
Littéral. « elle (c’est‑à‑dire, la terre) tremblerait de son
tremblement. » (Coran, sour. XCIX, vers. 1.)
[19]
La partie septentrionale du royaume actuel de Maroc.
[20]
Pour ﻪﻴﺭﻮﺎﻔ , lisez ﺔﺒﺭﻮﺎﻔ .
[21]
Pour ﻢﻫّﺪﻀ , lisez ﻡﻫﺪﻨﻋ .
[22]
Les Alides descendaient de Hachem ainsi que les Abbacides.
[23]
Voyez p. 5, note 4.
[24]
Pour ﺐﻠﻐﻴﻔ , lisez ﺐﻠﻐﺗﻔ .
[25]
Pour ﺍﺪﺒﺍ , lisez ﻯﺪﺒﺍ .
[26]
Pour ﻞﻣﺣﻴ , lisez ﻞﻣﺣﺗ .
[27]
Pour ﺔﻌﻓﻨﻤ , lisez ﺔﻌﻨﻤ .
[28]
Voyez Histoire des Berbers, t. II, p.
184 et suiv.
[29]
Littéral. « l’action d’ôter les deux souliers. » Haddji Khalifa fait
mention de cet ouvrage dans son dictionnaire bibliographique.
[30]
Tous les manuscrits et les deux éditions imprimées portent ﻥﻳﻁﺑﺍﺭﻣﻟﺍ (Al‑Morabetîn), c’est‑à‑dire, marabouts,
Almoravides ; singulier nom pour désigner un parti qui combattait
l’autorité des Almoravides. Plus loin ce même nom se retrouve ; mais dans
un de nos manuscrits il est écrit ﻥﻳﺪﻳﺩﻴﺭﻣﻟﺍ mot altéré par le copiste et qu’il
faut sans doute lire ﻥﻳﺪﻳﺭﻣﻟﺍ (El
Morîdîn, c’est‑à‑dire, les aspirants.) On lit dans les Notices sur quelques manuscrits arabes, par M. R. Dozy, p. 199,
qu’Abou ’l-Cacem Ahmed Ibn el‑Hocein Ibn Cassi était un des premiers chefs
qui profitèrent de la chute imminente de l’empire almoravide pour prendre les
armes et se déclarer indépendants. Il donna à ses partisans le nom d’El Morîdîn ﻥﻳﺪﻳﺭﻣﻟﺍ . Ces indications se
trouvent dans la biographie d’Ibn Cassi, extraite de l’ouvrage d’Ibn el‑Abbar
intitulé El‑Hollet es‑Siyara.
[31]
Pour ﻰﺘﺣ , lisez ﻥﻴﺣ .
[32]
Je lis encore ﻥﻴﻥﻴﺭﻣﻠﺍ à la place de
ﻥﻴﻂﺒﺍﺭﻤﻠﺍ .
[33]
Variante : ﻥﻭﺴﺑﺘﻟﻣﻠﺍﻮ . Cette leçon
est à préférer.
[34]
Pour ﻰﻬﻨﻠﺍ , lisez ﻰﻬﻨﻠﺍﻭ .
[35]
Pour ﺎﻣﺪﺑ , lisez ﺀﺎﻣﺪﺑ .
[36]
Il faut lire ﻥﻳﻋﺎﻔﺼﻟﺍ . Ce mot, qui est le pluriel de ﻥﺎﻌﻓﺻ , désigne cette
classe de parasites qui recevaient volontiers des coups et des soufflets,
pourvu qu’on leur donnât en même temps un bon dîner. Il y en avait aussi chez
les Romains : Plaute, dans ses Captifs, v. 406, les appelle plagipatidæ
(souffre‑gourmades).
[37]
C’est‑à‑dire, le douzième imam, El-Mehdi, qui disparut du monde dans son
enfance et qui reparaîtra un jour pour y faire régner la justice. Dans la
deuxième partie des Prolégomènes se trouve un long chapitre sur le Fatémide attendu.
[38]
Variante : ﻡﻫﺪﺠﻳ .
[39]
Pour ّﻰﺷﺒ , lisez ﺊﺷﺒ .
[40]
Ce surnom est le diminutif de Touzeri, c’est‑à‑dire, natif deTouzer, ville du Djerîd tunisien.
[41]
Voyez ci-devant, page 125, note 5.
[42]
Ibn Khaldoun parle de ce chef dans son Histoire
des Berbers, t. II, p. 270 de la traduction.
[43]
Tribu berbère du Rif marocain. (Voy. l’Histoire des Berbers, t. II, p. 133 et suiv.)
[44]
Le Velez de Goméra de nos cartes.
[45]
Pour ﻞﺣﻣﺼﺗ , lisez ّﻝﺣﻤﻀﺘ .
[46]
Pour ﺔﺗﺎﻨﺯﺍ , lisez ﺔﺗﺎﻨﺯﻠ .
[47]
Le mot ﺪﺪﻋ est de trop.
[48]
Pour ﺔﻠﻭﺪﻟﺍ , lisez ﻝﻭﺪﻟﺍ .
[49]
Après ﺍﺪﺒﻴﺍ , insérez ﻰﻔ .
[50]
Pour ﺔﻨﺴ , lisez ﺔﻨﺴ ﻰﻔ .
[51]
Voyez ci-devant, page 320, note 5.
[52]
Pour Zeid ﺩﻳﺯ , il faut, sans doute lire Yezîd
ﺩﻳﺯﻴ . Abou Mohammed Aïoub Ibn Abi Yezîd, fils du célèbre Abou Yezîd qui
fit une guerre si acharnée à la dynastie fatémide, était très versé dans la
connaissance des généalogies berbères. Il demeura pendant quelque temps à la
cour de Cordoue, auprès du célèbre ministre Ibn Abi Amer, surnommé El-Mansour.
(Pour l’histoire d’Abou Yezîd, voyez l’Histoire
des Berbers, t. II, p. 530 et suiv. et t. III, p. 201 et suiv.)
[53]
Il y a ici une espèce d’allusion étymologique : les mots Ifrîkiya et moferreca (séparant)
peuvent se ramener à une même racine.
[54]
Les princes de la famille royale des Almohades et de celle des Hafsides portaient
le titre de Cid. En arabe, ce mot signifie seigneur ou maître et s’écrit seïyid ; la prononciation vulgaire et usuelle de ce mot est cîd.
Rodrigue de Bivar, en adoptant ce titre, n’avait fait que suivre un usage
propre aux musulmans de l’Occident.
[55]
Pour ﻢﻬﺒ , lisez ﻪﺒ .
[56]
Pour ﺓﺮﺿﺣ , lisez ﺓﺮﺿﺣﻟﺍ. Les Mérinides avaient alors enlevé aux Almohades la
ville de Maroc et les provinces qui en dépendent.
[57]
Pour ﺎﺨﻭﺴﺮﻭ , je lis ﺎﻭﺨﺴﺮﻭ avec le
manuscrit C et l’édition de Boulac.
[58]
Le nom Merdenîch n’est ni arabe ni
berber ; serait‑il une altération arabe du nom Martinus ? Ibn
Khaldoun a consacré une notice à Ibn Merdenîch dans son Histoire des Berbers.
[59]
Pour ﺍﻮﺭﻬﻆﺗﺴﺍ , lisez ﺭﻬﻆﺗﺴﺍ .
[60]
Ibn Khaldoun a consacré plusieurs chapitres de son Histoire des Berbers au corps des Volontaires de la foi,
dont les officiers et la plupart des soldats étaient des refugiés Abd‑el‑Ouadites
et Mérinides. (Voy. l’Histoire
des Berbers, t. VI, p. 459 et suiv. de la
traduction.)
[61]
Littéral. « la gloire ». — L’expression ﺩﺠﻣﻟﺎﺑ ﺩﺍﺭﻔﻨﻼﺍ est employée
par notre auteur dans le sens d’autocratie.
[62]
Dans l’édition de Boulac et dans deux de nos manuscrits, ce chapitre en forme
trois.
[63]
Pour ﺪﺠﻣﻠﺍ ﻥﻼﻔ , lisez ﻚﻟﻣﻟﺍ ﻥﺍ ﻙﻠﺬﻭ
avec les manuscrits et l’édition de Boulac.
[64]
Lisez ﺎﻬﻌﻳﻣﺟﻠ
[65]
Littéral. « aux animaux ».
[66]
Littéral. « ni chameau ni chamelle ».
[67]
Pour ﺔﻴﻣﺎﺣﻠﺍ , lisez ﺔﻳﺎﻣﺤﻠﺍ .
[68]
Pour ﺓﺭﺎﻀﻋ , lisez ﺓﺭﺎﻀﻏ .
[69]
Pour ﺔﻠﻮﺪﻟﺍ , lisez ﻝﻮﺪﻟﺍ .
[70]
Par ces mots, l’auteur renvoie le lecteur à son exposition de l’histoire
universelle, ouvrage dont les Prolégomènes forment l’introduction.
[71]
Pour ﻚﺭﺗﺒﻮ , lisezﻚﺭﺗﻴﻮ .
[72]
Pour ﺔﻠﻮﺪﻟﺍ , lisez ﻝﻮﺪﻟﺍ .
[73]
On trouvera, dans la seconde partie, quelques observations sur les conjonctions
des planètes et sur l’influence que les astrologues leur attribuaient.
[74]
Coran, sour. XLVI, vers. 14.
[75]
Pour ﺭﻴﺛﻜﻠ , lisez ﺭﻴﺛﻜﻠﺍ .
[76]
Pour ﺓﺮﺎﺿﻋ , lisez ﺓﺮﺎﺿﻏ .
[77]
Le texte porte de plus : ﺎﻫﺭﻮﻬﻅ ﻰﻠﻋ, resupinæ
[78]
Voyez ci-devant, p. 286. — L’auteur s’exprime ici d’une manière peu
précise : « La gloire, dit‑il, et la considération se trouvent dans
quatre aïeux. »
[79]
Dans le texte arabe de l’édition de Paris, il faut insérer, après les mots
ﺓﺭﺎﺿﺣﻠﺍ ﺭﻭﻄ ﺭﺎﺼﻔ , le passage suivant :
[80]
Pour ﺓﺭﺎﻀﺤﻟ , lisez ﺓﺭﺎﻀﺤﻟﺍ .
[81]
Pour ﺏﺭﺎﺷﻣﻠﺍ , lisez ﺏﺭﺎﺷﻣﻠﺍﻮ .
[82]
Le canal de Fem es‑Silh, situé à moitié
distance entre Baghdad et Basra, paraît avoir réuni, dans les temps anciens,
le Tigre et l’Euphrate. La maison d’El-Hacen Ibn Sehel s’élevait à l’endroit où
ce cours d’eau communiquait avec le Tigre.
[83]
Voyez ci-devant, p. 34, note 5.
[84]
Ici notre auteur oublie un principe sur lequel il a cependant beaucoup insisté.
(Voyez ci-devant, p. 14.)
[85]
Les manuscrits et l’édition de Boulac portent tous ﺮﻭﺻﻗﻠﺍ , les châteaux ou les palais.
[86]
La ville d’El‑Mamoun (Medinat el‑Mamoun) était un lieu de plaisance situé vis‑à‑vis
de Baghdad.
[87]
Yahya el‑Mamoun, second souverain de la dynastie des Dhi’n‑Noun, régna à Tolède
depuis l’an 435 (1043 de J. C.) jusqu’à l’an 469 (1077 de J. C.).
[88]
Voyez ci-devant, p. 7, note 1.
[89]
Abou ’l‑Hacen Ali Ibn Bessam, historien biographe et auteur d’un ouvrage
intitulé Ed‑Dakhîra fi mehacen ahl el-Djezîra, « Le Trésor, sur les beaux traits du
caractère espagnol », mourut en 542 (1147‑8 de J. C.). Haddji Khalifa,
dans son Dictionnaire bibliographique, l’a confondu avec un auteur du même
nom, qui mourut en 302 (914 de J. C.). (Voyez, sur l’ouvrage d’Ibn Bessam, le Journal asiatique de février‑mars 1861.)
[90]
Avant le mot ﻩﺪﻠﻮ , insérez ﺾﻌﺒ .
[91]
Grand propriétaire de terres, représentant d’une ancienne et noble famille.
(Voy. le Livre des Rois de Ferdouci ; trad. de
M. Mohl, tome I, préface, page VIII.)
[92]
Gouverneur de la marche ou frontière ; satrape.
[93]
Pour ﻪﻨﻮﺧﺍ, lisez ﺔﻨﻮﺧﺍ .
[94]
Pour ﻊﺒﺭﺍ , lisez ﺔﻌﺑﺭﺍ .
[95]
Les Ikhchîdes. Le mot ﺞﻐﻁ , Toghdj, se
prononce à peu près comme Tordj.
[96]
Dans le texte arabe, ce paragraphe commence ainsi : « Il en fut de
même des Ketama dans leurs rapports avec les Aghlebides, etc. » Il se
rattache, par le sens, non pas au paragraphe qui le précède immédiatement, mais
à celui où il est question d’El‑Haddjadj.
[97]
Après le mot ﻚﺭﺗﻠﺍ , insérez ﻙﻳﻟﺎﻤﻤﻠﺍ et
supprimez les mots ﺐﻮﻴﺍ ﻰﻨﺒ ﻰﻠﺍﻮﻣ .
[98]
Pour ﺔﻨﻮﻌﻣ , lisez ﻪﻨﺅﻣ avec le manuscrit D, le seul qui donne cette leçon.
[99]
Amorium, en Galatie ; cette ville fut prise par les musulmans, l’an 223
(838 de J. C.).
[100]
Pour ﺓﻮﺍﺪﺒﻠﺍ ﻰﻔ ﺎﻬﻠﻫﺍ ﻝﺍﻮﺤﺍ , lisez ﺎﻬﻠﻫﺍ
ﺓﻮﺍﺪﺒﻮ ﺎﻬﻠﺍﻮﺤﺍ .
[101]
Après le mot ﺭﻔﻅﻠﺍ , insérez ﺔﻴﻐﺒﻠﺎﺒ .
[102]
La leçon ﺾﺍﺭﻋﺍ est préférable.
[103]
Littéral. « ce que ses prédécesseurs ont bâti. »
[104]
Littéral. « comme un soulier correspond à un autre. »
[105]
L’expression ﺀﺍﺭﺿﺧ ﻥﻣﺩﻠﺍ désigne l’herbage qui pousse sur du fumier ; il a
un bel aspect, mais il n’est bon à rien.
[106]
Littéral. « ce qu’ils doivent prendre ou laisser. »
[107]
Pour ﻥﻴﻘﺯﺍﺮﻠﺍ , lisez ﻥﻳﺜﺭﺍﻮﻠﺍ .
[108]
Pour ﺪﺎﻛﺘﻔ , lisez ﺩﺀﺎﻜﺘﻔ .
[109]
Ibn Khaldoun raconte cette anecdote dans le quatrième chapitre de la quatrième
section de cet ouvrage. (Voyez la seconde partie, p. 208 du texte arabe.)
[110]
Peut‑être une des nefs (ﻁﻼﺑ , belat) dont se composait la grande mosquée de
Damas, bâtie par le khalife Omeïade El‑Ouélid. Selon notre auteur, les Arabes
(bédouins) désignaient cette mosquée par le nom de Belat el‑Ouélid. (Voyez la seconde partie, p. 226 du texte arabe.)
[111]
Pour ﻉﺎﻤﺘﺠﺎﺒﻮ , lisez ﻉﺎﻤﺘﺠﺍﻮ .
[112]
Ce nom ne se trouve ni dans l’édition de Boulac, ni dans les manuscrits C et D.
[113]
Pour ﻝﻴﺋﺭﺴﺍ , lisez ﻝﻴﺋﺍﺭﺴﺍ .
[114]
Pour ﻰﻔ , lisez ﻰﻟﺍ .
[115]
Pour ﻢﻬﺒﺍﻮﺒﺍ , lisez ﻢﻬﺒﺍﻮﺒﺍﻭ .
[116]
Voy. ci-devant, p. 352, 353.
[117]
Un peu plus loin, l’auteur raconte l’anecdote à laquelle il fait ici allusion.
[118]
Voyez l’histoire de Madi-Karib Saïf Ibn Dhi-Yezen, dans l’Essai de M.
Caussin de Perceval, t. I, p. 154 et suiv.
[119]
C’est‑à‑dire, les princes Zirides qui gouvernèrent la Mauritanie orientale au
nom des Fatémides, khalifes qui régnaient alors en Égypte.
[120]
Pour ﺍﺫﻫﻮ , lisez ﺍﺫﻜﻮ .
[121]
Dans le Livre de l’impôt, composé par
Codama, le mot ﻝﻣﻋ porte la signification que je lui attribue ici.
[122]
Littéral. : « Sac à provisions. »
[123]
En arabe, pour désigner un million, on écrit ﻒﻟﺍ ﻒﻟﺍ (mille mille) ; pour
désigner mille millions, on écrirait ﻒﻟﺍ ﻒﻟﺍ ﻒﻟﺍ . Pour empêcher le copiste de
se tromper, soit en ajoutant, soit en supprimant un ﻒﻟﺍ , on écrit, s’il
s’agit de mille, le mot ﺓ ّﺭﻣ (c’est‑à‑dire une
fois) ; s’il s’agit d’un million, on ajoute, après
les deux ﻒﻟﺍ , le mot ﻥﻳﺗﺮﻤ , ou bien encore ﻥﻳﺗﺮﻤ ﺓﺭﺭﮐﻣ ﻥﺎﺕﻨﺛ (c’est‑à‑dire, double, répété deux fois). Après les trois ﻒﻟﺍ , on met les mots ﺕﺍﺭﻤ ﺙﻼﺜ (trois fois).
[124]
Cet article est omis dans l’édition de Paris, mais il se trouve dans celle de
Boulac et dans les manuscrits C et D. En voici le texte :
[125]
Le mot ﺓﺭﻣ indique qu’il n’y a ici qu’un seul ﻒﻟﺍ ; il faut donc supprimer
le second, qui, du reste, ne se trouve ni dans l’édition de Boulac, ni dans les
manuscrits C et D.
[126]
Après ﻢﻫﺭﺪ ﻒﻠﺍ ﻑﻠﺍ , les manuscrits ajoutent ici ﻥﻴﺗﺭﻤ .
[127]
En arabe, attabi ﺏﺎّﺗﻋ. C’est l’espèce de taffetas qui
s’appelle en français tabis.
[128]
Variante : 2, 000.
[129]
Variante : ﻉﺎﺗﻤﻠﺍ (effets, étoffes).
[130]
Les manuscrits C et D et l’édition de Boulac portent ﻯﺭﺑﻃﻠﺍ , leçon qui me
paraît plus conforme à la grammaire.
[131]
Variante : ﻥﺎﻴﺭﻠﺍ , ﻥﺎﻨﺪﻠﺍ . Le traducteur turc a lu ﻥﺎّﻴﺭﻠﺍ .
[132]
Mahfoura signifie creusé. Ce terme, employé en parlant
d’un tapis, peut signifier couvert de
desseins en relief.
[133]
Variante :ﻡﻗﺯﻠﺍ (zocom). Ce
mot‑ci paraît être une alétration de ﻢﻮﻗﺯ
(zoccoum) et signifier pâte de beurre et de dattes.
[134]
La signification de l’adjectif relatif sourmahi
m’est inconnue, ainsi que celle du mot maïh
et de la variante ﺢﻴﺎﺴﻣﻠﺍ mesaïh.
[135]
Le traducteur turc a omis cet article et le précédent.
[136]
Variante : 400, 000.
[137]
Les manuscrits et l’édition de Boulac portent ici ﻰﻬﺗﺬﺍ (fin).
Comme cette liste est incomplète, j’en donnerai dans le Journal asiatique de 1862 une autre beaucoup
plus détaillée.
[138]
Dans les manuscrits C et D et l’édition de Boulac, ﻚﺮﺘ est remplacé par ﻒﻠﺧ , et les mots ﺓﺎﻓﻮﻟﺍ ﺪﻨﻋ
sont supprimés. Cela ne change rien au sens du passage.
[139]
L’édition de Boulac et un de nos manuscrits portent ﻒﻟﺍ ﻒﻟﺍ ﻒﻟﺍ ﺔﺴﻣﺧ
ﺖﺍ ّﺭﻣ ﺙﻼﺛ ﺓﺭﺭﮐﻣ ﺭﺎﻨﻴﺪ , c’est‑à-dire, cinq mille
millions de dinars.
[140]
Ce paragraphe et le suivant manquent dans les ms. C, D, et dans l’édition de
Boulac ; mais ils se trouvent dans le ms. A. Ils sont évidemment d’Ibn
Khaldoun.
[141]
Ibn Khaldoun a donné, par mégarde, le titre d’Amîr el‑Djoïouch à El‑Afdel ;
ce fut son père Bedr qui le porta. Dans la traduction, j’ai corrigé cette
erreur. (Voy. ma traduction d’Ibn Khallikan, vol. I, p. 612.)
[142]
Cela ferait six mille millions de francs. Avant de reproduire ce chiffre
énorme, notre auteur aurait bien dû se rappeler les principes de critique qu’il
avait posés lui-même dans la première section de son ouvrage.
[143]
Voyez de Guignes, Histoire des Huns,
t. IV, p. 189, 190, 200.
[144]
Le texte porte brahmaniens.
[145]
Un mithcal pèse environ une drachme et demie.
[146]
Ou trésor.
[147]
Pour ﻥﺎﻃﻟﺳﻠﺍ , lisez ﻥﺎﻃﻟﺳﻠﻠ . N’ayant pas le moyen de contrôler le texte de
ces deux paragraphes, je le corrige par conjecture.
[148]
Pour ﻥﻳﺪﺣﻮﻣﻠﺍ , lisez ﻥﻮﺪﺣﻮﻣﻠﺍ .
[149]
Lisez le douzième.
[150]
Je supprime ici les mots et l’atabek de
ses armées, dont les équivalents se trouvent dans le texte arabe. Atabek signifie tuteur du
prince. L’auteur ne donne jamais ce titre à Ibn el‑Hakîm dans l’Histoire des Berbers. La signification du mot atabek et les divers emplois de ce titre sont bien précisés par M. Quatremère
dans son Histoire des sultans
Mamlouks, traduite du texte arabe
d’El-Macrîzi, tome I, page 2, note 5.
[151]
Ce général fut mis à mort l’an 744 (1343‑1344 de J. C.). (Voy. l’Histoire
des Berbers, t. III et IV de la trad. française.)
[152]
Dans l’édition de Paris nous lisons ﺓﺭﻣ ﺭﺎﻨﻳﺪ ﻑﻠﺍ ﻑﻠﺍ . Le mot ﺓﺭﻣ indique suffisamment qu’il y a ici un ﻑﻠﺍ de
trop, (Voy. ci-dessus, p. 364, note 4.)
[153]
Ce que l’auteur dit ici se rapporte aux indications qui précèdent les
paragraphes mis entre parenthèses.
[154]
Pour ﺔﺑﺳﻨ , lisez ﺐﺴﻨ , et remplacez ﻰﻠﺍ
par ﻦﻣ .
[155]
Voyez l’Histoire des Berbers, t. III.
[156]
Le corps des cheikhs (mechîkha) était une espèce de sénat, ou conseil
municipal, qui gouvernait la ville.
[157]
Pour ﻰﻟﺪ , lisez ﻰﻠﻫﺪ .
[158]
A la place de ce passage, un des manuscrits et l’édition de Boulac
portent :
c’est‑à‑dire, « la
capitale du souverain de l’Inde, du sultan Mohammed Chah, et il fut présenté
au roi, Fîrouz Djouh, qui l’accueillit, etc. » Cette variante est inadmissible ; je ne trouve rien qui
puisse la justifier. (Voyez les Voyages d’Ibn Batoutah, par MM. Defrémery et Sanguinetti, vol.
III.)
[159]
Farès Ibn Meïmoun Ibn Ouedrar était vizir du sultan mérinide Abou Eïnan.
[160]
Avant le mot ﺭﻳﺯﻮﻠﺍ , insérez ﻰﻠ .
[161]
Pour ﻰﻓ , lisez ﻥﻣ .
[162]
Pour ﻰﻠ ﺪﺯ , lisez ﻰﻨﺪﺯ .
[163]
Littéral. « avec la paume de la main ».
[164]
Pour ﻯﺭﺷﻘﻠﺍ , lisez ﻯﺭﺴﻘﻠﺍ . (Voy. le Biograph. Diction. d’Ibn Khallikan, vol. I, p. 488.) L’histoire des généraux nommés
ici par Ibn Khaldoun se rattache à celle de la dynastie omeïade et est bien
connue.
[165]
Lisez ﻥﺒﺍﻭ .
[166]
Après ﻰﻨﻌﻣﻠﺍ , insérez ﻯﺬﻠﺍ .
[167]
Après ﺭﺒﺗﻋﺍﻭ , insérez ﻪﻠﺛﻣ .
[168]
Pour ﺎﺒﺴﻨ , lisez ﺐﺴﻨ .
[169]
Remplacez ﻦﺎﻔ , par ﺍﺬﺍﻔ .
[170]
Les manuscrits C et D et l’édition de Boulac portent ﻰﻠﻮﻣﻠﺍ , à la place de
ﻰﻠﺍﻮﻣﻠﺍ . Les deux leçons offrent le même sens et sont également admissibles.
[172]
Pour ﺔﻋﺎﻨﻂﺻﺍ , lisez ﻪﻋﺎﻨﻂﺻﺍ .
[173]
Pour ﻪﻠﻴﺒﻗ ﻩﺭﻁﻨﻳ , il faut lire ﻪﻠﻴﺒﻗ
ﻪﺑ ﻩﺭﻅﻨﻳ .
[174]
Pour ﻪﻴﺒﺍ ﺪﻌﺑ , lisez ﻪﻴﺒﺍ ﺪﻬﻌﺑ , et
remplacez ﺢﺸﺭﺗﻴ par ﺢﻴﺷﺭﺗﺒ .
[175]
Pour ّﻁﺣ , lisez ﻅﺤ .
[176]
Le mot ﻝﻳﻮﻣﺘ « monseigneuriser » est le nom d’action de ﻞ ّﻭﻣ ,
verbe dérivé du mot ﻰﻟﻮﻤ , par un procédé anormal.
[177]
Pour ﻪﺛﺭﻮﻴﻭ , lisez ﻪﺑﺭﺜﻮﻴﻭ .
[178]
Pour ﺔﻳﻠﻭﺠﺭﻠﺍ , lisez ﺔﻠﻭﺠﺭﻠﺍ .
[179]
Les manuscrits C et D et l’édition de Boulac portent ﺎﻬﻴﻔ « dans ce qu’il fait », à la place
de ﻚﻟﺬﺒ .
[180]
Litt. « de l’autre côté de la portière. »
[181]
Le mot ﻩﺪﻬﺠ est à l’accusatif, comme
l’équivalent de ﻩﺩﻬﺟﺒ .
[182]
Pour ﻥﻣ , lisez ﻥﻋ .
[183]
Pour ﻪﺒﻠﻏ , lisez ﻪﻴﻠﻋ . Le mot ﻪﻔﺴﻨﻟ se
compose du lam d’énergie, d’un verbe au prétérit et d’un pronom affixe.
[184]
Littéral. « et tâchent de s’approprier le pouvoir à son exclusion ».
[185]
Le mot ﻥﺑﺍ , qui se trouve devant ﺪﻣﺣﻣ , doit être supprimé. Au reste, ce
Mohammed était fils de Hicham Ibn Abd el‑Djebbar, lequel fut cousin du khalife
son homonyme. (Voy. l’Hist. Des Musulmans d’Espagne, de M.
Dozy, t. III, p. 271.)
[186]
Ce parti soutenait le visir El‑Mansour Ibn Abi Amer et ses fils.
[187]
L’édition de Boulac porte ﺎﻣﻠ ﻪﺑﺣﺎﺼ ﻥﻤ
ﺎﻫﺬﺧﺎﻴ , leçon que nous avons adoptée.
[188]
Après ﻉﺎﻄﻗﻨﺍ , insérez ﻉﻮﻨﻟﺍ .
[189]
Pour ﺖﺎﺑﻠﻃﻟﺍ , lisez ﺖﺎﺑﻠﺎﻃﻤﻟﺍ .
[190]
Pour ﺔﻴﺎﺒﺠﻮ , lisez ﺔﻴﺎﺒﺠﻮﺍ .
[191]
Littéral. « non‑arabes (âdjem) ».
[192]
Pour ﺀﻼﻴﺘﺴﻻ ﻥﻣ , lisez ﺀﻼﻴﺘﺴﻻﺍ ﻦﻋ .
[193]
Sur ces dynasties on peut consulter l’Histoire des Berbers.
[194]
Après ﺍﻮﻌﻣﺠﺍ , ajoutez ﻰﻟﻋ .
[195]
Littéral. « et ruine la
clôture ».
[197]
Littéral. « a pour conséquences ».
[198]
Pour ﺔﻴﻌﻣﻠﺎﺑ , lisez ﻪﺗﻳﻌﻣﻠﺄﺑ . Pour la signification du mot ﺔﻳﻌﻣﻟﺍ , voyez un
passage d’El‑Motarrezi, cité et traduit par de Sacy dans sa Chrest. arabe,
2e édit. t. III, p. 202.
[199]
Après le mot ﺔﻠﻘ , les mms C, D et l’édition de Boulac ajoutent ﻰﻔ ﻁﺍﺭﻓﻻﺍ .
[200]
Pour ﺍﺫﻬﺒﻭ , lisez ﺍﺫﻬﻠﻭ .
[201]
En arabe, on désigne l’appétit irascible (θυμός) par le terme ﺐﺿﻏ ou ﺔﻴﺑﺿﻏ , et
l’appétit concupiscible (ε̉πιθυμία) par ﺓﻭﻫﺸ . Ces termes se retrouveront dans
les chapitres suivants.
[202]
Dans l’édition de Boulac et dans deux de nos manuscrits, les mots ﻉﺭﺷﻟﺍﺭﻆﻨ ﺭﻴﻏ
ﻥﻤ ne se trouvent pas. On a eu tort de
les supprimer.
[203]
Ce passage mis entre des parenthèses ne se trouve ni dans l’édition de Boulac,
ni dans les manuscrits C et D.
[204]
Après ﺭﻜﺒ , ajoutez ﻪﻨﻋ .
[205]
Pour ﻅﺤﻟ , lisez ﻪﻅﺤﻟ .
[206]
Voy. ci-devant, p. 89.
[207]
Après ﺀﻻﻭﻫ , ajoutez ﻮﻫ ﺎﻣﻨﺍ .
[208]
Ce paragraphe se trouve dans les manuscrits A et B ; il manque dans les
manuscrits C et D, et dans l’édition de Boulac.
[209]
Moslem Ibn el-Haddjadj, auteur d’un des six recueils de traditions
authentiques, mourut en l’an 261 (874‑875 de J. C.).
[210]
Voyez ci-devant, p. 191, note 2.
[211]
Aboul’‑Maali Abd el‑Melek fut un des plus savants docteurs du rite chaféite. Il
mourut près de Neïsabour, en l’an 478 (1085 de J. C.). Comme il avait passé un
temps considérable à Médine et à la Mecque, on lui donna le titre d’imam el‑Harémein
« l’imam des deux sanctuaires ».
[212]
Pour ﻥﻳﺭﻘﺍﻭﺘﻤ , lisez ﻥﻳﺭﻔﺍﻭﺘﻤ , avec le
manuscrit A.
[213]
Pour ﺔﻘﺭﻌﻣﺒ , lisez ﺔﻘﺭﻌﻣﻴ .
[214]
Abou Abd Allah Mohammed el‑Mazeri (natif de Mazzara, en Sicile) était traditionniste
et docteur du rite de Malek. Il mourut à El‑Mehdiya, dans la province de Tunis,
l’an 536 (1141 de J. C.).
[215]
Abou Zékériya Yahya en‑Newaoui, docteur du rite chaféite, se distingua par la
sainteté de sa vie et par son érudition. Il composa un grand nombre d’ouvrages,
dont un, intitulé Tehdîb el‑Esmâ, a
été publié par les soins de M. Wüstenfeld. Sa mort eut lieu en 676 (1277‑1278
de J. C.).
[216]
Pour ﺎﻤﺍ , lisez .ﺎﻤﻨﺍ
[217]
Ces mots ne se trouvent que dans le manuscrit A.
[218]
Variante offerte par les manuscrits C, D et l’édition de Boulac :
ﺪﻗﻔﻛ . Les deux leçons sont également
admissibles.
[219]
Sur la journée de la Sekîfa ou
vestibule, voyez l’Essai de M. Caussin de Perceval, t.
III, p. 325 et suiv.
[220]
Pour ﺶﻳﺭﻘ ﻰﻔ , lisez ﺶﻳﺭﻘ ﻥﻣ ﻰﺤﻟﺍ ﺍﺫﻫ ﻰﻔ
.
[221]
Voyez ci-devant, p. 42, note 4.
[222]
Pour ﻰﺷﻼﺛﻟﺍ , lisez ﻰﺷﻼﺗﻟﺍ .
[223]
Voyez ci-devant, p. 5, note 1.
[224]
Variantes : ﺪﻌﻴ , ﺪﻌﻴ , ﺪﻌﻨ . Il faut lire ُﺪْﻌَﻴ .
[225]
Abou Abd Allah Mohammed Ibn Omar, surnommé Ibn
el‑Khatîb « fils du prédicateur », et mieux connu
sous le titre de Fakhr ed‑dîn er‑Razi, était
un des plus savants docteurs de la secte chaféite. Il se distingua comme
théologien, métaphysicien et philosophe, et composa un grand nombre
d’ouvrages. Il naquit à Réi, l’an 544 (1150 de J. C.), et mourut à Hérat en 606
(1210 de J. C.).
[226]
Selon le récit orthodoxe, Ali s’était enfermé, ce jour‑là, dans la maison de
Fatema, et n’assista pas à la discussion qui eut lieu dans la Sekîfa.
[227]
Ou d’excommunication, renonciation. Par cette sourate, qui est la
neuvième, Mohammed mit les Arabes idolâtres hors de loi.
[228]
Pour ﻢﻜﻨﻋ , lisez ﻚﻨﻤ .
[229]
Après ﺀﻻﻮﻫﻮ , insérez ﻢﻫ .
[230]
Le texte porte le khalifat, mais, dans ce chapitre, l’auteur emploie ce terme dans le sens d’imamat.
[231]
Littéral. « la connaissance de l’imam » ; ce qui me paraît
signifier que le vrai croyant doit savoir qui est son imam. En professant cette
doctrine, ils voulaient sans doute se distinguer des partisans de l’imam
caché. (Voyez ci-après, p. 404, 405.)
[232]
Le mot ﻂﺑﺳ , sibt, signifie » petit‑fils né de la
fille », de même que le mot ﺪﻴﻔﺣ , hafîd,
désigne le « petit‑fils né du fils ». El‑Hacen et El-Hoceïn étaient
les sibt de Mohammed, puisqu’ils étaient fils de sa fille Fatema. Les Chîïtes
paraissent avoir employé le mot sibt dans le sens d’imam.
[233]
Ali, fils d’El-Hocein, fils d’Ali, gendre de Mohammed, mourut l’an 94 de
l’hégire (712‑713 de J. C.).
[234]
Fondateur de la secte hérétique des Motazelites. Il mourut en 131 (748‑749 de
J. C.).
[235]
Pour ﻥﺍﻭ , je lis ﻥﺍ ﻮﺍ avec l’édition
de Boulac.
[236]
Ce saint personnage était contemporain de Moïse. (Voy. Coran, sour.
XVIII, vers. 64.) Ayant bu de la fontaine de la vie, il ne mourra qu’au jour du
jugement dernier.
[237]
Abou Sakhr Kotheïyer, poète célèbre par son amour pour Azza, appartenait à la
secte des Chîïtes. Il mourut l’an 105 (723-724 de J. C.).
[238]
Ici et dans les vers suivants le poète emploie le mot sibt à la place d’imam.
(Voyez ci-devant, page 403, note 2.)
[239]
Pour ﺀﻻﻮﻟﺍ , lisez ﺀﺍﻭﻠﻠﺍ .
[240]
Notre auteur discute l’authenticité de cette tradition dans un autre chapitre
des Prolégomènes. (Pour Termidi, voyez ci-devant, page 37, note 1.)
[241]
Cette prière se fait environ une demi-heure après le coucher du soleil.
[242]
Pour ﻥﻭﺠﺭﻴﻭ , lisez ﻥﻭﺋﺠﺭﻳﻮ .
[243]
Les Sept‑Dormants. (Voyez Coran, cour. XVIII, vers. 8 et suiv.)
[244]
Un voyageur, passant auprès d’une ville renversée de fond en comble,
s’écria : « Dieu peut‑il faire revivre cette ville qui est
morte ? » Dieu le fit mourir et il resta ainsi pendant cent ans, puis
il le ressuscita, etc.. (Coran, sour. II, vers. 261.)
[245]
Coran, sour. II, vers. 68.
[246]
Abou Hachem Ismaïl, surnommé Es‑Seïyid
el‑Himyeri, s’étant attaché à la secte des Keïçaniens, composa un grand nombre
de poèmes remplis d’attaques contre Abou Bekr, Omar, Othman et les principaux
Compagnons de Mohammed. Il mourut l’an 171 (787‑788 de J. C.).
[247]
Pour ﺀﻻﻮﻫﻮ , lisez ﻢﻫ ﺀﻻﻮﻫﻮ .
[248]
Situé sur la route qui mène de Damas à
Médine. La famille d’Ali, fils
d’Abd Allah Ibn Abbas, habitait cette localité.
[249]
Pour ﻢﻬﺒﻫﺍﺬﻤ , lisez ﻢﻬﺒﻫﺬﻤ .
[250]
Konaça signifie la voirie, le lieu où l’on jette la poussière, les
ordures, etc. Il y avait à Koufa une
place qui portait ce nom.
[251]
Après les mots ﻰﻠﺍ ﺎﻫﻮﻗﺎﺳ , il faut insérer
[252]
Moïse confia le sacerdoce à son frère Aaron. Celui-ci mourut avant Moïse, mais
le sacerdoce resta dans sa postérité. Ce fait était connu de Mohammed, qui en
parle dans le Coran, sourate XX, verset 31 ; et sourate XXV, verset 37.
[253]
Voyez l’Histoire des Berbers, t. II, p. 506 et suiv. de la traduction, et Histoire des Druses, de M. de Sacy,
introduction.
[254]
Voyez le texte arabe de l’ouvrage de Chehrestani, publié par le Dr Cureton,
sous le titre de Book of religious and
philosophical sects by Al‑Shahrastani, p. ۱۵۰, et la traduction allemande
du même ouvrage, publiée par M. Haarbrücker à Halle, 1851, p. 225.
Consultez aussi l’introduction de l’Histoire des Druses.
[255]
Pour ﺔّﻴﻏ , lisez ﺔﻴّﺑﻋ .
[256]
Pour ﻒﻼﺧﻟﺎﺒ , lisez ﻕﻼﺧﻟﺎﺒ .
[257]
C’est-à-dire, au jour du jugement.
[258]
Pour ﻦﺍﻮ , lisez ﻻﺍﻭ .
[259]
Les manuscrits et les deux éditions imprimées portent ﺀﻼﻗﻌﻟﺍ . Le traducteur
turc paraît avoir lu ﻼﻗﻌﻟﺍ ﻥﻣ ﺲﻴﻠ ﻥﺎﺠﻤ , car il rend la phrase ainsi :
ﻪﻠﻴﺬﺭ ﺕﻠﺻﺤﻮﺒ ﺐﻭﻴﻤﻠﻮ ﺍ ﺩﻮﺩﻌﻣ ﻥﺪﻼﻗﻋ ﻉﺎﻀﻮﺍ , c’est‑à‑dire, « cette chose
blâmable ne devant pas être comptée au nombre des actions des hommes
intelligents. Dans le texte d’Ibn Khaldoun, il faut donc insérer le mot
ﺲﻴﻠ après ﻥﺎﺠﻤ , ou bien remplacer
ﺀﻼﻗﻌﻟﺍ « les intelligents » par ﺀﻼﻔﻌﻟﺍ « les insouciants ».
[260]
C’est‑à‑dire, que personne après moi ne sera capable de gouverner, ou bien,
dont personne après moi n’aura jamais le pareil. (Voy. Coran, Sour.
XXXVIII, v. 34, et le Commentaire d’El‑Beïdaoui.)
[261]
Pour ﺔﺿﺎﻀﻋ , lisez ﺔﺿﺎﻀﻏ .
[262]
Voyez ci-devant, p. 286, note 2.
[263]
Pour ﻪﻨﻮﻫﻮﻤﻴ , lisez ﻪﻨﻮﻬﻤﻴ .
[264]
Il faut lire ﺵﻴﺭﻘ ﻝﺎﺣ ﺖﻨﺎﻜ ﺍﺫﻫ ﻥﻣ ﺎﺑﻴﺮﻘﻮ .
[265]
Pour ﻥﻴﺛﻠﺛ , lisez ﻥﻭﺛﻼﺜ .
[266]
Ibn Khaldoun, qui recommande à ses lecteurs de se méfier de chiffres exagérés,
aurait dû rejeter celui-ci.
[267]
Le ﺎﻣ doit être supprimé.
[268]
Abou Mouça Abd Allah, membre de la tribu yéménite d’Achâr, vint à la Mecque
avant l’hégire, et embrassa l’islamisme. Il accompagna Mohammed dans plusieurs
expéditions, et fut nommé par lui gouverneur d’Aden et de Zebid, dans le Yémen.
Omar lui confia le gouvernement de Koufa et de Basra. On tient de lui plus de
trois cents traditions. Il mourut l’an 50 de l’hégire, ou, selon un autre
renseignement, l’an 42 ou 44.
[269]
Pour ﺪﻬﻌﻴ , lisez ﺎﻫﺪﻬﻌﻴ .
[270]
Ouadi ’l-Cora est à moitié chemin de Médine à la Syrie ; Honeïn est
dans le voisinage de la Mecque.
[271]
Abou Abd Allah Ez‑Zobeïr Ibn El-Aouwam, un des dix musulmans auxquels Mohammed
avait déclaré qu’ils étaient prédestinés à entrer dans le paradis, fut tué à
la bataille du Chameau, l’an 36 de l’hégire (656 de J. C.).
[272]
Abou Mohammed Talba, un des dix prédestinés, fut tué avec Zobeïr, à la bataille
du Chameau.
[273]
Voyez ci-devant, page 407, note 1.
[274]
Abd‑er‑Rahman Ibn Aouf, un des Compagnons du Prophète et l’un des dix
prédestinés, mourut l’an 31 (651‑652 de J. C.).
[275]
Zeïd Ibn Thabet, un des principaux Compagnons, mourut environ cinquante ans
après l’hégire (vers l’an 670 de J. C.).
[276]
Saad Ibn Abi Oueccas, un des dix prédestinés, mourut vers l’an 50 de l’hégire.
[277]
Plusieurs localités de l’Arabie portaient ce nom. Celle dont il est question
ici était à dix milles de Médine.
[278]
El-Micdad Ibn el-Asoued, de la tribu de Kinda, fut un des principaux Compagnons.
Il mourut l’an 33 de l’hégire.
[279]
Yala Ibn Monya, un des Compagnons de Mahomet, fut tué l’an 37 de l’hégire, à la
bataille de Siffîn. Dans le texte arabe , lisez ﺔﻴْﻨُﻤ .
[280]
Après ﺡﺪﺎﻗﺒ , insérez ﻢﻬﻴﻔ .
[281]
C’est, sans doute, l’opinion des docteurs orthodoxes qu’Ibn Khaldoun nous
présente ici. Il n’osait pas convenir que Moaouïa avait été un ambitieux, et
que sa lutte avec Ali avait surtout pour objet de rendre au parti
aristocratique de la Mecque le pouvoir que Mohammed lui avait enlevé. (Voy.
ci-après, p. 439, note.)
[282]
Supprimez ﺎﻨﺍ .
[283]
Pour ﻩﺪﻠﻮ , lisez ﺪﻠﻮ .
[284]
Les manuscrits C, D, et l’édition de Boulac portent ﻉﺍﺯﺗﻨﺍ ; cette
leçon est plus élégante, mais elle n’influe en rien sur le sens.
[285]
Ventrem et penem, dit le texte arabe.
[286]
Pour ﺍﺬﺍ , lisez ﺫﺍ .
[287]
Pour ﻝﻌﻔ , lisez ﻰﻟﻋ ﻯﺭﺘﺟﺍ .
[288]
Pour ﺙﻛﻴﻨ , lisez ﺖﻛﻨﻴ .
[289]
Pour ﻡﺗﻨﺍ , lisez ﻡﺘﻨﺍﻭ .
[290]
Il s’agit de la maison (dar) où
Othman fut assassiné. On appela le jour de cet événement Yaoum ed‑dar, « la journée de la maison ».
[291]
Pour ﺔﻔﺭﻔﻟﻟ , lisez ﺔﻗﺭﻔﻠﺍ .
[292]
Supprimez le mot ﻰﻨﺒ .
[293]
M. de Sacy a donné le texte de ce chapitre, avec une traduction, dans sa Chrestomathie arabe, t. II, p. 256 et
suiv.
[294]
Pour ﻪﻋﺯﻨﻴ , lisez ﻪﻋﺯﺎﻨﻴ .
[295]
Voyez l’Essai de M. Caussin de Perceval, t. III, pages 2, 8 et 182.
[296]
Il fut battu à coups de fouet sur le corps nu, et eut un bras disloqué. (Voy. le
Dictionnaire biographique d’Ibn Khallikan, vol. II, p. 547 de la traduction.)
[297]
Pour ﻪﻠﺎﻌﻓﺍ , lisez ﻚﻠﺎﻌﻓﺍ .
[298]
Parmi les Compagnons, il y en eut dix à qui Mohammed déclara d’une manière solennelle
qu’ils entreraient dans le paradis ; voici leurs noms : Abou Bekr,
Omar, Othman, Ali, Talha, Ez‑Zobeïr, Saad Ibn Abi Oueccas, Saîd Ibn Zeïd, Abou
Obeïda Ibn el‑Djerrah et Abd er‑Rahman Ibn Aouf.
[299]
Voyez ci-devant, page 402.
[300]
Pour ﻩﺬﺧﺎﺗ , lisez ﻢﻫﺬﺧﺎﺒ .
[301]
Pour ﻥﻋ , lisez ﻥﻣ .
[302]
Variante : ﺎﻬﻨﻣ ﺍﻮﻣﺠﻭ .
[303]
Pour ﻢﻠﻮ , lisez ﻡﻠ ﻥﻣﻮ .
[304]
Littéral. « car sa bonne direction n’est pas constatée par l’accord
unanime ».
[305]
Pour ﻥﻣ , lisez ﻥﺒ .
[307]
Pour ﺞﻴﺪﺠ , lisez ﺞْﻴَﺪُﺣ .
[308]
Ou les gens de la sonna. Il s’agit
prohablement de ceux qui compilèrent les recueils de traditions relatives à
Mohammed. Plusieurs de ces traditions ont eu pour garants les Compagnons qui
s’étaient montrés hostiles à Ali.
[309]
Pour ﺍﻮﻠﺯﻨ ﺪﻘ , lisez ﺍﻮﻠﺯﻨ ﻦﻴﺬﻠﺍ .
[310]
Pour ﺓﺎﻓﺣ , lisez ﺓﺎﻓﺠ .
[311]
On désigne par le mot Mohadjer, ou
émigré, ceux d’entre les premiers musulmans qui s’étaient réfugiés à
Médine. Les Ansars ou
aides étaient ceux des Médinois qui avaient pris l’engagement de soutenir
Mohammed.
[312]
Après ﻒﺷﻜﻴ , insérez ﻪﻟ .
[313]
Les éditions imprimées et les manuscrits portent ﻝﻗﺗﻨﺍ ; peut-être
l’auteur a-t-il voulu écrire ٌﻝﻗﺗﺴﺍ .
[314]
Le mot ﺔﺣﺭﺠ paraît être l’équivalent de
ﺢﻳﺭﺠﺗ , tedjrîh. (Voy. ci-devant, p. 72)
[315]
Dans ce paragraphe et dans celui qui suit, l’auteur essaye, par de très mauvaises
raisons, de disculper les assassins d’Othman et ceux d’entre les Compagnons qui
avaient refusé leur concours à Ali, leur khalife légitime, et à son fils El-Hoceïn.
Dans cette tentative, il n’a fait que suivre l’exemple des docteurs musulmans
des quatre rites orthodoxes, qui se virent obligés de justifier, par tous les
moyens, la conduite scandaleuse des Compagnons pendant ces guerres civiles. En
effet, s’ils avaient refusé de les reconnaître pour bons musulmans et hommes de
bien, ils se seraient vus dans la nécessité de rejeter les traditions que ces
personnages leur avaient transmises. Or la plupart des maximes du droit
musulman ont pour base le texte du Coran et les renseignements fournis par les
traditions. En rejetant les traditions provenant des Compagnons ennemis de la
famille du Prophète, ils auraient été forcés de supprimer un très grand nombre
des articles dont se compose le code de l’islamisme orthodoxe. Les docteurs
chîïtes ne se laissèrent pas arrêter par cette considération : ils repoussèrent
toutes les traditions fournies par ces Compagnons, et les remplacèrent par
d’autres qu’ils avaient reçues, soit des Compagnons partisans d’Ali, soit de
l’un ou de l’autre des douze imams.
[316]
Insérez ﻯﺭﺪﺧﻠﺍ dans le texte arabe.
[317]
L’usage du nebîd (voyez ci-devant, page 35) est permis par les docteurs du
rite hanéfite, et défendu par les docteurs chaféites et malékites. Qu’un
hanéfite boive du nebîd et qu’un magistrat chaféite ou malékite lui
inflige une punition corporelle, aucune des parties n’aura tort.
[318]
Après ﺓﺎﻐﺒﻠﺍ , insérez ﻢﻫﺪﻨﻋ .
[319]
Le raisonnement des casuistes repose sur ce point, qu’El‑Hoceïn n’était pas
imam, et que Yezîd n’était pas un imam juste.
[320]
Abou Bekr Mohammed Ibn el‑Arebi, un des plus savants docteurs de l’Espagne
musulmane, naquit à Séville l’an 468 (1076 de J. C.) ; il mourut l’an 543
(1148 de J. C.), pendant qu’il se rendait de Maroc à Fez. Sa vie est racontée
par Ibn Khallikan, Biograph. Dictionary, vol. III, p. 13, et par El‑Maccari,
dans ses Analectes, t. I, p. ۴۷۷ et suivantes. Il mourut à Maghîla,
village situé dans le voisinage de Fez. (Analectes, t. I, p. ۴۷۹, l. 1,
où je crois devoir corriger le texte imprimé et lire ﻥﻣ ﺔﺑﺭﻗﻤﺒ
ﺔﻠﻳﻐﻣﺒ à la place de ﺔﺑﺭﻗﺒ
ﺔﻠﻳﻗﻣﺒ ﻥﻣ . Maghîla est sur la
route qui mène de Fez à Sofrouï, village situé à environ 30 kilomètres au sud‑est
de cette capitale.
[321]
Cet ouvrage n’est pas indiqué dans le dictionnaire bibliographique de Haddji
Khalifa. Selon El-Maccari, t. II, p. ۱۲۲, les Caouasem traitaient de la
théologie dogmatique et des fondements de la jurisprudence. Le titre est peu
intelligible ; li paraît signifier moyens d’attaque et de défense.
[322]
Les Beni Aced, famille à laquelle appartenait Ibn ez‑Zobeïr, formaient une
branche de la grande famille des Coreïch. Leur ancêtre, Aced, était fils d’Abd
el‑Ozza, fils de Cossaï, quatrième aïeul de Mohammed.
[323]
Le fils et successeur d’Abd el‑Melek.
[324]
Pour ﺡﺪﻗﻠﺍ , lisez ﺡﺪﻗﻠﻟ .
[325]
Pour ﻯﺬﻠﺍ , lisez ﻦﻴﺬﻠﺍ .
[326]
Les mots ﺎﺜﻼﺜ ﻮﺍ ﻥﻴﺗﺮﻣ forment une glose
et signifient répété deux ou trois fois ; ils s’appliquent à
l’expression puis ceux de la génération suivante, que Mohammed est censé
avoir répetée soit deux, soit trois fois. Elle est répétée deux fois dans la
tradition telle que d’Ohsson l’a donnée. (Voy. Tableau gén. de l’Emp. othom. t. I, p. 6, note).
[327]
Pour ﻪﻔﺭﻂﻮ , lisez ﻪﻗﺭﻄﻭ .
[328]
Ceci est la traduction littérale du texte arabe.
[329]
Le pouvoir temporel.
[330]
C’est‑à‑dire, des communautés et des confréries. Les grandes mosquées (djamê) sont, pour ainsi dire, les églises cathédrales ; les petites
mosquées (mesdjid) sont de simples chapelles.
[331]
La fête de la rupture du jeûne, qui a lieu à l’expiration du mois de ramadan,
et la fête des sacrifices, qui se célèbre le 10 du mois de dou’l‑hiddja,
soixante et dix jours plus tard.
[332]
Abou ’l-Hacen Ali el-Maouerdi, légiste du rite chaféite et auteur de plusieurs
ouvrages, mourut à Baghdad, en 450 (1058 de J. C.), à l’âge de quatre‑vingt‑six
ans. Le texte arabe de son Ahkam es‑Soltaniya,
ouvrage très important, a été publié à Bonn, l’an 1853, par les soins de
M. Enger.
[333]
Le mufti est l’exposant souverain de la loi, l’oracle que l’on consulte dans
tous les cas non prévus par le code ; son opinion fait autorité.
[334]
Il faut lire ﻢﻜﺃﺭﺠﺍ . Le mot ﺃﺭﺠﺍ est la
forme superlative de ُﻯﺭﺠ .
[335]
Littéral. « les racines ».
[336]
Aoueimer Ibn Zeid, surnommé Abou ’d‑Derda, natif de Médine, fut un des Compagnons de Mohammed. Il
se distingua par l’austérité de ses mœurs et sa connaissance de la loi. Nommé
cadi de Damas par le khalife Othman, il mourut dans cette ville, l’an 31 de
l’hégire (651‑652 de J. C.).
[337]
Voyez ci-devant, page 267.
[338]
Voyez ci-devant, page 416, note 1. En rédigeant cette note, j’aurais dû ajouter
qu’en l’an 23 de l’hégire (643‑644 de J. C.) Abou Mouça ’l-Achâri commanda
le corps de troupes qui s’empara de la province d’El‑Ahouaz et soumit la ville
d’Ispahan. Dans la conférence qui eut lieu à Doumet‑El‑Djendel entre les
arbitres nommés à l’effet d’amener un arrangement entre Ali et Moaouïa, la
conduite tenue par Abou Mouça, qui était chargé, en cette occasion, de défendre
les intérêts d’Ali, fut très maladroite et contribua beaucoup à ruiner
l’influence de ce khalife.
[339]
Avant les mots ﺪﻌﺑ ﺎﻣﺍ , insérez ﻪﻴﻓ ﻝﻮﻗﻳ .
[340]
Pour ﻪﺗﻌﺠﺍﺭﻔ , lisez ﺖﻌﺠﺍﺭﻔ .
[341]
Lisez ﻡَﻬْﻓﻟﺍ ﻡَﻬْﻓﻟﺍ . Telle est la leçon du manuscrit D et de l’édition de
Boulac. M. de Sacy a donné, dans sa Grammaire
arabe, 2e édition, tome II, page 460, plusieurs exemples de la
répétition du complément quand le verbe qui le régit est sous‑entendu. Aux
expressions de ce genre qu’il signale on peut ajouter celle qui se trouve dans
la lettre d’Oman et la formule bien connue َﻪﻠﻠﺍ َﻪﻠﻠﺍ , « j’invoque
Dieu ».
[342]
Voyez ci-après p. 456 et suiv.
[343]
Pour ﻩﺪﺎﻬﺷ , lisez ﺓﺪﺎﻬﺸ .
[344]
Variante : ﻡﻅﻌﻠ .
[345]
A la place de ﻥﻻ , l’édition de Boulac porte ﻥﺍ ﻻﺍ . Cette leçon paraît être la
bonne.
[346]
Voyez ci-devant, page 72.
[347]
Littéral. « l’examen des plaintes d’opprimés ». Si l’oppresseur
était un homme puissant, le cadi ordinaire pouvait bien donner jugement contre
lui, mais il n’avait pas les moyens de faire exécuter la sentence. Pour décider
des affaires de cette nature, il fallait établir une cour spéciale, présidée
par un cadi armé de pouvoirs tout à fait extraordinaires.
[348]
Lisez ﻢﻠﺎﻅﻟﺍ .
[349]
Pour ﻥﺎﻜﻮ , lisez ﻪﻨﺎﻛﻮ .
[350]
Ici, dans le texte arabe, et deux lignes plus bas, insérez ﻢﺛﻜﺍ à la place d’ﻢﺗﻜﺍ .
[351]
Prévôt de la police. Il avait un corps de cavalerie à sa disposition.
[352]
Pour ﺎﻬّﻠﺣﻣ , lisez ﺎﻬّﻠﺎﺣﻣ .
[353]
Pour ﻝﻌﺠﺍﺭ , lisez ﺎﻌﺠﺍﺭ .
[354]
Pour ﻕﺭﻠﺍ , lisez ﻕﺭﻠﺎﺑ .
[355]
Pour ﺍﺪﻌﺒﻠﺍ , lisez ﺀﺍﺪﻌﺒﻠﺍ .
[356]
Littéral. « ils ne peuvent ni lier ni délier ».
[357]
L’édition de Boulac porte ﻰﻫ à la place
de ﻮﻫ .
[358]
Ici, et quelques lignes plus loin, on trouve le mot ﻢﻫﻟﻟﺍ , employé sans être
suivi de ﻼﺍ . L’éditeur de l’édition de Boulac a corrigé cette erreur.
[359]
Littéral. « le vrai est au delà de cela ».
[360]
Abou ’l-Cacem Abd el‑Kerim Ibn Héwazen el‑Cocheïri, docteur du rite
chaféite, se distinguait par ses connaissances en jurisprudence, en théologie,
en exégèse du Coran, en traditions, en belles‑lettres et en poésie. Il composa
un grand commentaire sur le Coran et plusieurs traités sur le soufisme. Il
enseigna pendant quelque temps à Baghdad, et mourut à Neïsapour, l’an 465
(1072 de J C.). Son épître ou traité intitulé Riçala fut composé l’an 437 de l’hégire, et forme deux volumes.
L’exemplaire du premier volume qui se trouve dans la Bibliothèque impériale,
supplément arabe, n° 561, commence par un chapitre sur les doctrines et
croyances des soufis. Dans les chapitres suivants, l’auteur donne des notices
biographiques de leurs principaux cheikhs, l’explication des termes employés
par les soufis ; plusieurs dissertations sur la connaissance de Dieu, sur
la solitude, sur la crainte de Dieu, sur la piété, etc. Le contenu du second
volume nous est inconnu.
[361]
Les disciples des anciens compagnons de Mohammed.
[362]
M. de Sacy a donné le texte et la traduction de ce paragraphe dans sa Chrestomathie arabe, t. I, p. 38 et suiv. de la 2e
édition. Nous reproduisons ici sa traduction, en y faisant quelques
changements. L’adel est assesseur du cadi, greffier et
notaire.
[363]
Ce passage, mis entre deux parenthèses, ne se trouve que dans un seul manuscrit.
[364]
Lisez ﺎﻬﺘﺭﺎﺒﻋ .
[365]
Pour ﻢﺎﻜﺣﻻﺍ , lisez ﻢﺎﻜﺣﺍ .
[366]
Dans l’édition de Boulac et dans le manuscrit D, le mot ﻥﻴﺒﺗﻴ est remplacé par ﻥﻴﺒﺗ . Cette dernière leçon
est évidemment la bonne.
[367]
Djarh oua adala est l’équivalent de Tedjrîh
oua tadîl. (Voir ci-devant,
p. 72.)
[368]
C’est‑à‑dire, il y a des hommes probes qui sont greffiers ; il y en a
aussi qui ne le sont pas, et il y a des greffiers qui ne sont pas des hommes
probes. L’auteur avait un grand mépris pour les hommes de loi ses
contemporains, et ne manquait jamais l’occasion de leur lancer des sarcasmes.
[369]
Nous reproduisons ici la traduction de M. de Sacy, avec quelques modifications.
Elle se trouve dans la Chrestomathie ar.
t. I, p. 469. — Le fonctionnaire qui remplit l’office de hisba « édilité » s’intitule mohteceb.
[370]
Variante : ﺔﺒﻋﺍﺪﺗﻤﻠﺍ .
[371]
Pour ﺎﻀﻴﺍ , lisez ﺀﺎﺿﻣﺍ .
[372]
Je lis ﺓﺎﺿﻘﻟﺍ ; l’édition de Boulac porte ﻰﺿﺎﻘﻠﺍ .
[373]
Ce paragraphe a été traduit par M. de Sacy, dans sa Chrestomathie arabe, t. II, p. 279.
[374]
Pour ﻊﺿﻮﺗﻔ , lisez ﻊﺿﻮﻴﻔ .
[375]
Pour ﺏﻠﺪﻏ ﻰﻔ , lisez ﻰﻔ ﺎﺑﻟﺎﻏ .
[376]
La mendicité était défendue aux chérifs, ou descendants de Mohammed, mais le
trésor public leur faisait une pension.
Sur le titre d’émir el‑moumenîn.
Le titre d’émîr el‑moumenîn
(commandant des croyants) est un des attributs du khalifat. Son emploi ne
date pas d’une époque ancienne, mais du temps des premiers khalifes. Après
avoir inauguré Abou Bekr, les Compagnons et le reste des musulmans le
désignèrent par le titre de khalife (lieutenant,
successeur) de l’envoyé de Dieu, et
ils continuèrent à le nommer ainsi jusqu’à sa mort. Ayant ensuite rendu foi et
hommage à Omar, pour se conformer à la volonté d’Abou Bekr, qui l’avait désigné
comme son successeur, ils l’intitulèrent le khalife
du khalife de l’Envoyé de Dieu. Dès lors, ils paraissent avoir reconnu que
cette manière de désigner leurs khalifes deviendrait très incommode, parce que
ce titre s’allongerait outre mesure si l’on y ajoutait le mot khalife à chaque nouvelle inauguration
et que, par la p.462 multiplicité de
ces termes, il ne pourrait plus servir comme désignation précise, et
deviendrait absurde ; aussi penchèrent‑ils à le remplacer par une autre
dénomination qui eût avec lui un certain rapport. Aux *409 généraux qui commandaient les expéditions militaires, ils
donnaient le titre d’émîr, mot dérivé d’émara (commandement),
dont il est ce que les grammairiens appellent le fâîl [1].
Les Arabes, avant leur conversion à l’islamisme, désignaient le Prophète par
les titres d’émîr de la Mecque et d’émir du Hidjaz ; les Compagnons
donnaient à Saad Ibn Abi Oueccas le titre d’émir el‑moslemîn
(commandant des musulmans), parce qu’il avait exercé le commandement en chef à
la bataille de Cadeçiya. Un des Compagnons ayant appelé [2]
Omar par le nom d’émîr el-moumenîn,
cette dénomination fut approuvée et adoptée. Le premier qui lui donna ce
titre fut, dit‑on, Abd Allah Ibn Djahch [3],
ou, selon d’autres, Amr Ibn el‑Aci ou El‑Moghîra Ibn Choba. D’après un autre
récit, un courrier, portant l’annonce d’une victoire, arriva à Médine et
demanda Omar, en disant : « Où est le commandant des
croyants ? » Les Compagnons qui l’entendirent s’écrièrent :
« Par Allah ! tu as raison ; il est, en effet, le commandant des
croyants. » Dès lors, ils appelèrent Omar par ce nom, et le reste du
peuple suivit leur exemple. Ce titre passa, comme un héritage, aux khalifes
suivants ; ceux de la dynastie omeïade se le réservèrent d’une manière
spéciale et ne permettaient à personne
de le porter. Alors les Chîïtes désignèrent Ali par le titre de l’imam,
afin de faire sentir qu’à lui seul appartenait la dignité de l’imamat, sœur de
celle du khalifat, et que, selon leur doctrine hérétique, il avait plus de
droit à l’imamat de la prière qu’Abou Bekr. Ils donnèrent aussi le titre d’imam
à ceux qu’ils regardaient comme ses successeurs dans l’office de khalife. Tant
qu’ils travaillaient en secret pour faire valoir les droits de l’un de ces
princes, ils le désignaient sous le nom de l’imam ; mais, aussitôt p.463 qu’ils l’eurent mis à la tête d’un empire,
ils remplacèrent cette dénomination par le titre d’émîr el‑moumenîn.
Les chîïtes (ou partisans) de la famille abbacide [4]
firent de même : ils donnèrent à leur chef
*410 le titre d’imam, jusqu’à l’époque où ils proclamèrent les
droits d’Ibrahîm [5]
au khalifat et organisèrent des troupes pour combattre ses ennemis [6].
Quand il eut cessé de vivre, ils donnèrent à son frère Es‑Saffah le titre d’émîr
el‑moumenîn. Les Rafédites [7]
de l’Ifrîkiya suivirent le même système : ils attribuèrent le titre d’imam [8]
à certains princes descendus d’Ismaïl [9],
et ce ne fut qu’à l’avènement d’Obeïd‑Allah el‑Mehdi qu’ils intitulèrent ce
prince émîr el‑moumenîn. Ils
agirent de la même manière à l’égard de son fils et successeur,
Abou ’l-Cacem ; d’abord ils les nommèrent les imams, puis ils
leur attribuèrent le titre d’émîr el‑moumenîn,
lorsqu’ils furent montés sur le trône. Dans le
Maghreb, les partisans d’Idrîs désignaient ce prince et son fils, Idrîs II, par
le titre d’imam. Tel fut l’usage des Rafédites.
Les khalifes transmettaient à leurs successeurs, comme héritage, le
titre d’émîr el‑moumenîn ; ils en faisaient le signe distinctif auquel on reconnaîtrait le
souverain du Hidjaz, de la Syrie et de l’Irac, contrées qui formaient la
demeure de la race arabe, le noyau de l’empire, le jardin où la religion avait
pris racine, ainsi que la victoire. L’empire musulman était encore dans toute
sa vigueur et toute sa force quand on introduisit l’usage de nouveaux titres,
afin de distinguer les khalifes l’un de l’autre, vu que celui d’émîr el‑moumenîn leur était commun à
tous. Ce furent les Abbacides qui en donnèrent l’exemple ; voulant
empêcher que leurs véritables noms fussent profanés et ternis par l’emploi que
les gens du peuple en faisaient pour les désigner, ils prirent les surnoms d’Es‑Seffah,
d’El-Mansour, d’El-Hadi, d’El‑Mehdi [10], d’Er‑Rechîd, et ainsi de suite
jusqu’à la fin de la p.464 dynastie. Les
Obéidites (Fatémides) de l’Ifrîkiya et de l’Égypte suivirent aussi ce système,
mais les Omeïades ne l’adoptèrent pas ; ceux qui régnèrent en Orient, et
qui formaient la première dynastie de la famille, se conduisaient en tout avec
la simplicité et la rudesse des premiers temps ; il avaient conservé le
caractère et les sentiments qui distinguent les Arabes nomades, et, chez eux,
les marques particulières qui indiquent l’habitude de vivre dans les villes
n’avaient pas remplacé celles qui distinguent l’habitant du désert. Quant aux
Omeïades de l’Espagne, ils firent comme leurs aïeux (de la première *411 dynastie), parce qu’ils croyaient ne
pouvoir [11]
s’attribuer le titre d’émîr el‑moumenîn
tant qu’ils ne seraient pas maîtres du khalifat, dont les Abbacides
s’étaient emparés, et tant qu’ils ne posséderaient pas le Hidjaz [12],
berceau du peuple arabe et de la religion. Ils se voyaient aussi trop éloignés
du siège du khalifat, du centre de la nationalité musulmane. D’ailleurs pour se
garantir contre les Abbacides, qui cherchaient toujours à les perdre, il ne
leur fallut rien moins que de s’être établis dans le gouvernement d’un pays
lointain. Au commencement du IVe siècle, Abd er‑Rahman III monta sur le trône
et prit le surnom d’En‑Nacer. Il était fils d’Abd
Allah [13],
fils de Mohammed, fils d’Abd er‑Rahman II. Sous son règne, on apprit que les
clients des khalifes de l’Orient tenaient leurs souverains en tutelle et les
empêchaient de communiquer avec qui que ce fût ; on sut aussi qu’ils
portaient leur audace jusqu’à les maltraiter, à les déposer, à les assassiner
et à leur crever les yeux. Abd er‑Rahman prit alors la résolution d’adopter les
usages suivis par les khalifes de l’Orient et par ceux de l’Ifrîkiya (les
Fatémides.). Il prit le titre d’émir el‑moumenîn
et le surnom d’En‑Nacer li‑Dîn Illah (l’aide de la religion de Dieu). Son exemple
devint une règle pour ses successeurs, eux p.465
dont les aïeux [14]
n’avaient jamais porté de pareils titres. Cet usage se maintint jusqu’à ce que
la ruine totale du parti arabe entraînât celle du khalifat. Des affranchis
d’origine étrangère enlevèrent le pouvoir aux Abbacides ; au Caire, les
protégés des Obéidites traitèrent leurs princes de la même manière ; les
Sanhadja se rendirent maîtres de l’Ifrîkiya ; les Zenata fondèrent un
empire dans le Maghreb ; les petits rois de l’Espagne se partagèrent les
États des Omeïades ; ainsi fut détruite l’unité de l’empire musulman.
Les princes qui régnèrent dans les pays d’Orient et d’Occident prirent
d’abord le titre de sultan, puis ils y ajoutèrent d’autres titres qui variaient dans
chaque royaume. Les souverains de race étrangère, qui régnaient en Orient,
portaient des titres d’honneur que les khalifes leur accordaient et qui
exprimaient l’idée de soumission, d’obéissance ou de fidélité. Tels furent les
surnoms de Cheref ed‑Doula (*412 la noblesse de l’empire), d’Adod
ed‑Doula (le bras de l’empire), de Rokn
ed‑Doula (la colonne de l’empire), de Moïzz ed‑Doula (qui exalte l’empire), de Nacîr ed‑Doula (qui aide l’empire), de Nizam el‑Molk (l’ordonnateur du
royaume), de Beha el‑Molk (l’éclat du
royaume), de Dakhîret el‑Molk (le
trésor du royaume), etc.
Les émirs sanhadjiens [15],
auxquels les Obéidites avaient accordé des titres d’honneur, n’en portèrent
jamais d’autres, même quand ils eurent usurpé l’autorité que ces princes leur
avaient confiée. Mus par un sentiment de respect, ils s’abstinrent de prendre
les titres qui appartenaient spécialement aux khalifes. C’est ainsi que les
usurpateurs et les ministres qui tiennent leurs princes en tutelle ont agi
dans tous les temps, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer.
Dans les derniers temps du khalifat, quand le parti qui l’avait soutenu
fut anéanti, les souverains d’origine étrangère qui régnaient en Orient ne se
contentèrent plus des titres qu’on leur avait accordés ; aussitôt
qu’ils [16]
eurent acquis, par leurs usurpations, une haute position et une grande autorité dans l’empire, ils
s’empressèrent de p.466 prendre des
titres royaux, tels qu’En‑Nacer (l’aide), El‑Mansour (l’aidé
de Dieu). Voulant faire sentir qu’ils s’étaient dégagés du joug de la
clientèle, ils substituèrent le mot dîn (religion) au mot doula
(empire) et se nommèrent Salah ed‑Dîn
(la prospérité de la religion), Aced
ed-Dîn (le lion de la religion) et Nour ed‑Dîn (la lumière de la religion).
Les souverains des petits États espagnols s’étaient partagé les titres
consacrés au khalifat. Étant de la même race que les khalifes et du même parti
(celui des Arabes), ils avaient profité de leur position pour acquérir une
grande influence et s’emparer du pouvoir. Ils prirent les titres d’En-Nacer, d’El‑Mansour, d’El‑Motamed
(qui s’appuie sur Dieu), d’El‑Modhaffer (le victorieux), etc.
Ce fut contre eux qu’Ibn Cheref [17]
lança cette épigramme :
J’ai pris l’Espagne en dégoût à cause de ces noms de
Motacem et de Motaded, titres impériaux bien mal placés ; cela fait penser
au chat qui se gonfla pour atteindre la taille du lion.
Les émirs sanhadjiens, auxquels les khalifes obéidites avaient accordé
des *413 titres d’honneur, tels que Nacîr ed‑Doula, Seïf ed‑Doula (épée de
l’empire), Moëzz ed‑Doula (qui
rend l’empire glorieux), etc. n’en recherchèrent pas d’autres. Ils les
gardèrent même quand ils eurent abandonné la cause des Obéidites pour celle des
Abbacides. S’étant ensuite détachés du parti des khalifes (abbacides), ils
finirent par ne plus penser à eux et par laisser tomber dans l’oubli les titres
qu’ils avaient portés. Dès lors ils se contentèrent de celui de sultan. Dans le
Maghreb, les émirs de la tribu des Maghraoua, encore habitués aux usages rudes
et simples de la vie nomade, prirent le titre de sultan et n’en recherchèrent point
d’autre. Le souvenir des khalifes s’étant effacé (dans le Maghreb, ) où ils
n’avaient plus personne pour les représenter [18],
Youçef Ibn Tachefîn, roi d’un peuple berber nommé les Lemtouna, parut
dans ce pays et en fit la conquête ainsi que celle de l’Espagne. Étant très
religieux et tout disposé à suivre de bons exemples, il prit la résolution de
reconnaître l’autorité du khalife p.467 et de
remplir ainsi tous les devoirs d’un bon musulman. Ayant adressé une déclaration
de foi et hommage à El‑Mostadher l’Abbacide, il la fit porter à ce khalife par
Abd Allah Ibn el‑Arebi et le cadi Abou Bekr Ibn el‑Arebi, fils de celui-ci et
un des principaux docteurs de Séville [19].
Ces envoyés étaient chargés de demander, pour leur maître, sa confirmation par
diplôme dans le gouvernement du Maghreb. A leur retour, ils lui présentèrent ce
document, qui l’autorisait à porter des vêtements et des drapeaux semblables à
ceux des Abbacides et à prendre, comme une marque d’honneur toute spéciale, le
titre d’émîr el‑moslemîn (prince des musulmans). On rapporte qu’il s’était déjà intitulé ainsi,
n’ayant pas voulu prendre le titre d’émîr el-moumenîn, tant il
respectait la dignité du khalife et tant ses Almoravides étaient dévoués à
l’observation des préceptes de la religion et de la Sonna. Le Mehdi qui parut à la suite des
Almoravides invita les hommes à soutenir la cause de la vérité, et reprocha
vivement aux habitants du Maghreb leur éloignement pour les doctrines d’El-Achari,
théologien dont il s’était déclaré le sectateur. Il les blâma de leur
attachement au principe suivi par les anciens musulmans, qui, au lieu
d’expliquer le texte du Coran d’après son esprit, le prenaient dans son sens
littéral, ce qui, selon les Acharites, conduisait à des *414 résultats très graves [20].
Il donna à ses partisans le nom d’El-Mowahhedîn (Almohades ou
unitaires), manière indirecte de condamner (la doctrine des Almoravides). Il
tenait la même opinion que (les partisans de) la famille (du Prophète) au sujet
de l’imam impeccable, « dont
l’existence, disent‑ils, est absolument nécessaire, dans tous les temps, pour
maintenir l’ordre de l’univers. » Il commença par se faire nommer imam, afin de se conformer à l’usage des
Chîïtes, qui désignaient leur khalife par ce titre ; ensuite il y ajouta
le mot mâsoum (impeccable), pour indiquer que, d’après sa doctrine, l’imam
doit être exempt du péché. Ses partisans s’abstinrent de l’intituler émîr el‑moumenîn, pour ne pas s’écarter
de l’usage suivi par les Chîïtes p.468 des
temps anciens ; d’ailleurs il pensait que ce titre lui ferait partager (le
mépris dont on couvrait) les hommes ignorants et les jeunes (étourdis) qui
formaient la postérité des khalifes, tant en Orient qu’en Occident. Abd el‑Moumen,
à qui il légua le pouvoir, prit le titre d’émîr
el‑moumenîn, et le transmit à ses descendants. Plus
tard les Hafsides de l’Ifrîkiya en firent de même. Ces princes se réservaient
le titre dont nous parlons et ne permettaient à personne de le prendre ;
en cela ils se conformaient à ce que le Mehdi fondateur de leur secte avait
prescrit, et à leur conviction que ce personnage et ses successeurs avaient
seuls le droit d’exercer l’autorité suprême, depuis que le parti des
Coreïchides (soutien de l’ancien khalifat) n’existait plus.
Le gouvernement du Maghreb s’étant ensuite désorganisé, les Zenata
(Mérinides) s’emparèrent du pouvoir. Les premiers souverains de la nouvelle
dynastie ayant conservé les mœurs rudes et simples de la vie nomade, se
réglèrent d’après l’exemple des Lemtouna (les Almoravides) et se contentèrent
du titre d’émîr el‑moslemîn. Ils agissaient ainsi par égard pour la dignité du khalife, dont ils
respectaient l’autorité, c’est‑à‑dire du khalife descendant d’Abd el-Moumen,
et, plus tard, du khalife hafside. Les souverains zenatiens qui régnèrent dans
les derniers temps s’attribuèrent le titre d’émîr el‑moumenîn et le portent encore. De cette manière ils ont
satisfait aux exigences de la dignité royale, dont il fallait étendre l’action
et compléter les attributions.*415
[1]
C’est‑à‑dire, nom formé de la racine trilitère, par l’insertion d’un î long
avant la dernière lettre radicale.
[3]
Cela n’a pu se faire : Abou Mohammed Abd Allah Ibn Djahch, un des plus
anciens des Compagnons, fut tué à la bataille d’Ohod, l’an 3 de l’hégire.
[4]
Voyez ci-devant, page 28, note 2.
[5]
Voyez ci-devant, page 407.
[6]
Littéral. « et nouèrent les drapeaux pour la guerre ».
[7]
Les Chîïtes, partisans des Fatémides.
[8]
Pour ﺔﻣﻴﻻﺍ , lisez ﺔﻣﻴﻼﻠ .
[9]
Voyez ci-devant, page 409.
[10]
L’auteur aurait mieux observé l’ordre chronologique, s’il avait placé El‑Mehdi
avant El-Hadi.
[11]
Pour ﻩﻮﻠﻣﻋ , lisez ﻩﻮﻤﻠﻋ .
[12]
Deux manuscrits et l’édition de Boulac portent :
« tant qu’ils ne
pourraient pas étendre leur domination sur le Hidjaz, pays de la race arabe, et
qu’ils seraient éloignés du siège du khalifat. »
[13]
Lisez, avec l’édition de Boulac : « Il était fils de Mohammed, fils
d’Abd Allah, etc. »
[14]
Les Omeïades d’Orient.
[15]
Les Zîrides.
[16]
Pour ﻰﺗﺣ , lisez ﻥﻳﺣ .
[17]
Voyez ci-devant, page 320.
[18]
Littéral. « leur siège resta vacant ».
[19]
Voyez ci-devant, page 442.
[20]
Ici l’édition de Boulac porte de plus ﻢﻳﺳﺠﺗﻠﺍ ﻥﻤ c’est‑à‑dire,
« l’anthropomorphisme. »
Sur la
signification des noms Babba (Pape)
et Batrik (Patriarche), termes
employés chez les chrétiens, et sur celui de Cohen, dénomination usitée
chez les Juifs.
La religion a besoin d’un chef qui la maintienne en l’absence du
Prophète. Ce chef oblige le peuple à se conformer aux prescriptions et aux
ordonnances de la loi révélée. Il est, pour ainsi dire, le lieutenant du
Prophète, étant chargé de veiller à l’accomplissement des devoirs que celui-ci
a imposés. Les hommes, avons‑nous dit, sont obligés de se réunir eu société et,
s’ils recherchent les avantages p.469 d’un
gouvernement régulier, ils ne sauraient se passer d’une personne qui les dirige
vers ce qui leur est avantageux, et qui les contraigne à s’éloigner de tout ce
qui pourrait nuire. Cette personne s’appelle le roi. Dans l’islamisme, la guerre contre les infidèles est
d’obligation divine, parce que cette religion s’adresse à tous les hommes et
qu’ils doivent l’embrasser de bon gré ou [1]
de force. On a donc établi chez les musulmans la souveraineté spirituelle et la
souveraineté temporelle, afin que ces deux pouvoirs s’emploient simultanément
dans ce double but. Les autres religions ne s’adressent pas à la totalité des
hommes ; aussi n’imposent‑elles pas le devoir de faire la guerre aux
infidèles ; elles permettent seulement de combattre pour sa propre
défense. Pour cette raison, les chefs de ces religions ne s’occupent en rien de
l’administration politique. La puissance temporelle est entre les mains d’un
individu qui l’a obtenue par un hasard quelconque ou par suite d’un
arrangement où la religion n’entre pour rien. La souveraineté s’est établie
chez ces peuples, parce que l’esprit de corps les y porte par sa nature même,
ainsi que nous l’avons déjà indiqué ; la religion ne leur imposait pas
cette institution, vu qu’elle ne leur ordonnait pas de subjuguer les autres
peuples, ainsi que cela eut lieu dans l’islamisme. Ils ne sont obligés qu’à
veiller au maintien de la religion dans leur propre nation ; aussi les
Israélites, à partir de l’époque de Moïse et de Josué, passèrent environ quatre
siècles sans penser à fonder un royaume ; leur unique souci fut le *416 maintien de la religion. Le chef qui
veillait à la conservation de la foi portait, chez eux, le nom de Cohen ; lieutenant de Moïse, pour
ainsi dire, il dirigeait les cérémonies de la prière et les sacrifices [2].
Pour remplir ces fonctions, on devait être de la postérité d’Aaron, parce que,
selon la révélation divine, elles devaient appartenir à Aaron et à ses enfants.
Pour donner de la consistance à l’administration politique, institution
naturelle aux hommes, ils firent choix de soixante et dix cheïkhs (chefs ou vieillards), auxquels ils confièrent
l’application p.470 des lois qui
réglaient les intérêts de la communauté. Le Cohen,
chargé des affaires de la religion et libre des tracas de la politique,
occupait un rang qui le plaçait au‑dessus de ces fonctionnaires. A la suite de
cette organisation, l’esprit national se fortifia, les forces qui conduisent à
la royauté [3]
se développèrent franchement, et le peuple juif enleva aux Chananéens le
territoire de Jérusalem, pays que Dieu, parlant par la bouche de Moïse, leur
avait assuré comme héritage. Ils eurent alors à repousser les attaques des
peuples de la Palestine, des Chananéens, des Armen [4],
des Édomites, des Ammonites et des Moabites. Pendant environ [5]
quatre cents ans, ils combattirent sous les ordres de leurs cheïkhs, dont aucun ne fut tenté
d’usurper l’autorité suprême. Fatigués enfin de cette lutte prolongée contre
tant de peuples, les Israélites demandèrent à Dieu, par l’entremise de Samuel,
un de leurs prophètes, la permission de se donner un roi. Saül, à qui on déféra
l’autorité royale, subjugua plusieurs peuples, et Goliath, roi des Philistins,
perdit la vie. Après Saül, la royauté passa à David. Sous le règne de Salomon,
successeur de David, l’empire juif devint très redoutable ; il s’étendit
à travers le Hidjaz jusqu’aux frontières du Yémen et (de l’autre côté) il
touchait aux limites du territoire grec. Après la mort de Salomon, les (douze)
tribus brisèrent les liens qui *417 les
retenaient ensemble et s’organisèrent en deux nations distinctes, résultat
inévitable de l’esprit de parti dans tous les empires. Une de ces nations,
composée de dix tribus, occupait le territoire de Naplouse ; le siège de
leur empire était Sébaste (Samarie), ville qui, depuis le temps de Bokht‑Nasar
(Nabuchodonosor), est restée en ruines ; l’autre, formée par les tribus de
Juda et de Benjamin [6],
possédait Jérusalem. p.471 Plus tard Bokht‑Nasar,
roi de Babel (Babylone), enleva aux dix tribus le royaume qu’elles avaient à
Sébaste [7] ;
ensuite il enleva la ville de Jérusalem aux descendants de Juda, après que
leur royaume eut duré environ mille ans [8].
Il détruisit leur mosquée (le temple), brûla leur Pentateuque, abolit leur
religion, et fit transporter à Ispahan et dans l’Irac les tribus qu’il avait
vaincues. Soixante et dix années plus tard, un roi de la famille caïanide qui
régnait sur la Perse les renvoya à Jérusalem. Ils rebâtirent alors leur temple,
rétablirent leur religion dans son ancienne forme [9]
et la placèrent sous la direction des Cohens [10] ; mais l’administration temporelle
resta entre les mains des Perses. Alexandre (le Grand) et les enfants de Younan
(les Ioniens, les Grecs), ayant vaincu les Perses, étendirent leur domination
sur les Juifs. Plus tard, la puissance des Grecs s’affaiblit, et les Juifs,
forts par l’influence naturelle de leur esprit de corps, secouèrent le joug de
l’étranger et commirent aux Cohens de
la famille d’Asmonée les rênes du gouvernement. Ils combattirent les Grecs
jusqu’à ce que leur puissance fût anéantie [11],
et, vaincus par les Romains, ils passèrent sous leur domination. Plus tard,
ceux‑ci marchèrent contre Jérusalem, où se tenaient les descendants d’Herodos
(Hérode), qui étaient attachés par les liens du mariage aux Asmonéens. Ayant
assiégé les Juifs dans cette ville, dernier reste d’un si grand empire, ils la
prirent d’assaut et y mirent tout à feu et à sang. Jérusalem *418 fut détruite et les habitants furent
déportés à Rome et dans les pays au delà de cette ville. Ainsi fut ruiné le
temple pour la seconde fois. Les Juifs désignent cette époque par le nom de la grande expatriation. Depuis lors le
peuple juif n’a jamais possédé de royaume et, n’étant plus soutenu par l’esprit
de corps, est resté sous la domination des Romains et des nations qui les ont p.472 remplacés. C’est le chef appelé le Cohen qui dirige les affaires de leur
religion.
Le Messie apporta aux Juifs une doctrine religieuse et abolit plusieurs
ordonnances du Pentateuque. Il opéra des miracles étonnants, guérissant les
gens atteints de folie et rendant la vie aux morts. Une foule de monde accourut
auprès de lui et crut à sa mission. Ce nombre fut augmenté par les efforts des
apôtres, ses disciples [12],
qui étaient douze en nombre, et dont il envoya plusieurs dans diverses parties
du monde afin d’y prêcher sa religion. Ceci eut lieu sous le règne d’Auguste,
premier des rois nommés Césars, et sous l’administration d’Hérode,
souverain des Juifs, lequel [13]
avait enlevé le pouvoir à ses parents, les Asmonéens. Les Juifs portèrent
envie au Messie et le traitaient de menteur ; aussi Hérode le dénonça à
César-Auguste, dans une lettre qu’il lui envoya. Auguste lui donna la permission
de le mettre à mort. Alors eut lieu ce qui se lit dans le Coran au sujet du
Messie [14] ;
les apôtres se dispersèrent pour lui gagner des partisans ; la plupart
d’entre eux passèrent dans l’empire romain pour y répandre la doctrine
chrétienne, et Pierre, le chef des apôtres, s’établit à Rome, capitale des
États des Césars. Ensuite ils mirent par écrit l’Évangile, que Jésus avait reçu
du ciel ; ils firent quatre exemplaires (ou rédactions) de ce livre, pour
représenter le texte tel qu’il leur avait été transmis par diverses voies.
Matthieu écrivit son évangile en hébreu, à Jérusalem, et Jean, fils de Zébédée,
le traduisit en langue latine ; Luc écrivit le sien en latin pour l’instruction
de quelques grands personnages d’entre les Romains ; Jean, *419 fils de Zébédée, écrivit le sien à
Rome ; Pierre en écrivit un en latin et le mit sous le nom de Marc, son
disciple. Ces quatre rédactions de l’Évangile ne s’accordent pas entre
elles ; d’ailleurs elles ne se composent pas entièrement d’une révélation
pure : on y a inséré des discours prononcés par Jésus et par les apôtres.
Elles renferment beaucoup de conseils et d’histoires, mais très peu
d’ordonnances. Vers p.473 cette époque,
les apôtres se réunirent à Rome pour rédiger les canons de la religion, et ce
fut Clément, le disciple de Pierre, qui les mit par écrit. On y trouve
l’indication des livres qu’on doit accepter (comme inspirés), et à la doctrine
desquels on doit conformer ses actions. Ils mentionnent, de l’ancienne loi
juive :
Le Pentateuque, en cinq volumes ;
Le Livre de Josué ;
Le Livre des Juges .
Le Livre de Ruth ;
Le Livre de Yehouda (Judith) ;
Les quatre volumes des Rois ;
Les Paralipomènes [15],
un volume ;
Le Livre des Machabées, en trois
livres, par (Joseph) ben Gorion [16] ;
Le Livre d’Azra [17]
(Esdras) l’imam (docteur de la loi) ;
Le Livre d’Esther [18]
et l’histoire de Haman ;
Le Livre de Job le sincère ;
Les Psaumes de David ;
Les cinq livres composés par son fils
Salomon ;
Les Prophéties des seize grands et
petits prophètes ;
Le Livre de Youchâ ben Charekh [19],
vizir de Salomon.
En ce qui concerne la loi de Jésus, les mêmes canons
spécifient :
Les Quatre Évangiles transmis par les
apôtres ;
Le Livre de Paul, renfermant quatorze
épîtres ; p.474
Le Livre des sept épîtres
catholiques ;
Une huitième épître, intitulée Praxis, et renfermant les Actes
des apôtres ;
Le Livre de Clément, renfermant les Maximes (les constitutions
apostoliques) ;
Le Livre de l’Apocalypse, renfermant la Vision de Jean, fils de Zébédée.
*420 Les empereurs romains tantôt
embrassèrent cette religion et traitèrent les chrétiens avec honneur, tantôt
la rejetèrent et firent subir à ceux qui la professaient la peine de mort ou
de bannissement. Cet état d’incertitude se prolongea jusqu’à la venue de
Constantin, qui s’était converti au christianisme. Dès lors tous (les Romains)
y restèrent attachés. Celui qui est à la tête de cette religion et qui en fait
observer les prescriptions s’appelle batrik
(patriarche) ; les chrétiens le regardent comme le chef de la
religion et le lieutenant du Messie. Aux agents et représentants qu’il envoie
jusqu’aux nations chrétiennes les plus éloignées, on donne le nom d’oscof
(évêque), ce qui veut dire lieutenant du
patriarche. L’imam qui préside à la prière et que l’on consulte sur des
questions religieuses porte le noie de cacîs
(prêtre). Ceux d’entre eux qui renoncent au monde pour vivre dans
l’isolement et se livrer aux pratiques de la dévotion reçoivent le nom de raheb (moine). Ils s’enferment
ordinairement dans les tours des églises.
Pierre, le chef des apôtres, commandait à tous les disciples qui se
trouvaient à Rome. Il y enseigna la religion chrétienne jusqu’à ce que Néron,
le cinquième César, le fît mettre à mort. Arbous [20]
fut son lieutenant et successeur dans le siège pontifical à Rome. Marc l’évangéliste
prêcha pendant sept années en Égypte, en Maghreb et à Alexandrie. Il eut pour
successeur Hanania (Arien). Celui-ci fut le p.475
premier qui porta, en Égypte, le titre de batrik (patriarche). On installa auprès de lui douze prêtres, afin
que l’un d’eux le remplaçât en cas de mort, et on donna au nouvel élu un
successeur choisi dans le corps des fidèles. La nomination du patriarche était
donc entre les mains des prêtres. Plus tard, de graves dissensions s’élevèrent
entre les chrétiens au sujet des dogmes et des fondements de la religion ;
aussi, sous le règne de Constantin, on tint à Nîkia (Nicée) une grande
assemblée afin de fixer la vraie doctrine. Trois cent dix‑huit évêques, s’étant
trouvés d’accord sur ces questions, firent dresser une déclaration *421 de principes à laquelle ils donnèrent le
titre d’Amana (dépôt, gage) [21],
et qui devait servir de règle à l’avenir. Un de ces décrets portait que le
choix du patriarche chargé de maintenir la religion ne devait pas être laissé
aux prêtres, bien qu’Arien, le disciple de Marc, eût établi [22]
ce mode d’élection, et que la nomination devait se faire par une assemblée
composée des imams et des chefs des fidèles. Cette règle est encore en
vigueur [23].
Certains dogmes de la religion ayant ensuite donné lieu à des controverses,
on tint plusieurs réunions afin de fixer la vraie doctrine ; mais
l’élection des patriarches n’a plus suscité aucune discussion, et elle continue
à se pratiquer jusqu’à nos jours ; aussi regarde‑t‑on toujours les
évêques comme les représentants du patriarche. Les évêques donnaient à ce
prélat le titre de père, pour lui témoigner leur respect, et les prêtres
donnaient le même titre aux évêques, quand le patriarche n’était pas
présent ; aussi, dans la suite des siècles, la signification de ce terme
perdit sa précision, et, à l’époque où Héraclius [24]
fut élevé au siège patriarcal d’Alexandrie, on chercha un nouveau titre pour
distinguer les patriarches des évêques. On adopta le mot Babba, qui signifie le père des pères (abou’l‑aabâ). Djordjos Ibn el-Amîd [25]
nous apprend, dans sa chronique, que ce titre fut employé d’abord p.476 en Égypte. On l’appliqua ensuite au prélat
qui occupait le plus élevé des sièges épiscopaux, celui de Rome, que Pierre
l’apôtre avait déjà rempli. Le patriarche de Rome porte ce titre encore
aujourd’hui.
Les chrétiens, ayant eu de nouveau des discussions relativement aux
dogmes et à ce qu’il fallait croire au sujet du Messie, se partagèrent en
plusieurs sectes, dont chacune invoqua l’appui de celui d’entre les rois de la
chrétienté qui était son souverain. Cette diversité d’opinions régna pendant
plusieurs siècles, une secte donnant naissance à une autre ; mais on finit
par n’y voir que trois sectes principales : les Mélékites (les
orthodoxes), les Jacobites et les Nestoriens. Nous ne jugeons pas convenable de
salir nos pages en rapportant leurs opinions impies, *422 qui, du reste, sont assez généralement connues. Toutes ces
doctrines sont fausses, ainsi que le Coran l’a déclaré. Nous n’avons pas à discuter
ou à raisonner là‑dessus avec eux ; nous n’avons qu’à leur donner le choix
de l’islamisme, de la capitation ou de la mort.
Chaque secte eut ensuite son patriarche ; celui de Rome porte le
titre de Babba et professe la
doctrine mélékite. Rome appartient aux Francs et est placée sous l’autorité de
leur roi. Le patriarche des chrétiens tributaires qui habitent l’Égypte
appartient à la secte des Jacobites et demeure au milieu de ses ouailles. Comme
les Abyssins professent la même doctrine, il s’y fait représenter par des
évêques qu’il leur envoie pour les diriger dans l’exercice de la religion. De
nos jours, le titre de Babba ne se
donne qu’au patriarche de Rome, car les Jacobites ne s’en servent plus. Les b de ce mot doivent être articulés avec
une sorte d’emphase [26] ;
le second b est redoublé. Le Babba se fait une règle de pousser tous
les Francs à reconnaître l’autorité d’un seul roi [27], à se rallier autour de lui et à le
faire juge de tous leurs différends. Il espère que, par cet arrangement, il
empêchera la désunion de se mettre dans la communauté, et qu’il parviendra à
calmer l’esprit de parti qui, chez eux, est la passion prédominante, et à
tenir tous ces peuples sous son contrôle. On nomme p.477
le roi imberathor ; le
th de ce mot se prononce avec une sorte d’emphase et un mélange du son de
la lettre dz. Il reçoit ce titre quand on lui met la couronne sur la
tête, dans le but de lui assurer la bénédiction divine. On peut donc le
désigner comme le couronné, et tel est peut‑être le sens du mot imberathor [28].
Voilà le sommaire des extraits que nous avons faits au sujet de ces
deux [29] titres Babba et Cohen. Dieu égare
qui il veut et dirige qui il veut. (Coran, sour. XVI, vers. 95.)
- NOTE ADDITIONNELLE.
Page 316, vers la fin. En relisant ce passage, j ai été frappé de la
fausseté du raisonnement de l’auteur, et j’ai craint de m’être trompé dans la
traduction ; mais l’erreur vient réellement de lui. Je pense que l’amour
de l’antithèse l’a entraîné dans cette occasion ; car, de fait, dans tout
ce qui est indispensable à la vie, le citadin dépend du campagnard.
- Texte de la note p. LXXIV
La fondation des empires précède celle des villes et des
cités. La royauté s’établit d’abord et la cité ensuite.
p.238 Fonder des villes et construire
des lieux d’habitation est une des impulsions que l’on reçoit dans la vie
sédentaire, état auquel on se laisse porter par l’amour du bien‑être et du
repos. Pour que cela ait lieu, la tribu doit avoir passé par la vie nomade et
ressenti tous les désirs qui naissent dans cet état. D’ailleurs les cités et
les villes doivent posséder des temples, de grands édifices, de vastes constructions,
parce qu’il en faut, non pas dans l’intérêt de quelques individus, mais de la
communauté. Donc (pour bâtir une ville) il faut réunir des ouvriers en grand
nombre et des travailleurs qui puissent *202 s’entr’aider. Ce n’est pas là une de ces
obligations forcées auxquelles tous les peuples sont soumis et qu’ils doivent
remplir, soit de bon gré, soit par la nécessité des choses ; c’est la
volonté du souverain qui les y porte, soit par l’emploi de la contrainte, soit
par l’appât d’une récompense. Mais ces encouragements doivent être si
considérables que les ressources d’un empire peuvent seules y suffire. Donc,
pour fonder une capitale ou construire une grande ville, il faut absolument
qu’il y ait un souverain et un empire pour s’en charger.
La ville, une fois construite et achevée selon les vues du fondateur
et les exigences du climat et du sol, aura la même durée que l’empire. Si
celui-ci ne se maintient que peu de temps, la ville cessera de prospérer du
moment que l’empire succombera ; elle verra décroître sa population et
tombera en ruine. Si l’empire dure longtemps et p.239
pendant une période considérable, on continuera à bâtir, dans la ville,
de grands édifices et des logements aussi vastes que nombreux ; l’enceinte
des murs s’élargira au point de rendre les quartiers si vastes et les distances
si grandes qu’à peine pourra‑t‑on les mesurer. C’est ce qui est arrivé pour
Baghdad et d’autres villes. Le Khatîb [30]
rapporte, dans son Histoire, qu’au temps d’El‑Mamoun le nombre des maisons de
bains y avait atteint le chiffre de soixante‑cinq mille ; que cette
capitale se composait de plus de quarante villes et bourgs qui se touchaient
ou qui étaient très rapprochés les uns des autres, et qu’elle n’était pas
entourée d’une enceinte continue, tant elle renfermait de monde. Il en fut de
même de Cairouan, de Cordoue et d’El‑Mehdiya, sous la domination musulmane, et
tel est, de nos jours, l’état de Misr (le Vieux‑Caire) et du Caire, si je suis
bien renseigné.
Lors de la chute de la dynastie qui a fondé la ville, il arrivera une
des deux choses que nous allons indiquer. S’il y a des peuples campagnards
dans les montagnes et les plaines environnantes, la ville en *203 tirera assez de monde pour entretenir sa
population au complet et pour prolonger son existence ; elle survivra
ainsi à l’empire qui l’avait fondée. Cela est arrivé, comme on le sait, pour
Fez et pour Bougie, dans le Maghreb. En Orient (le même fait s’est reproduit en
ce qui concerne les villes de) l’Irac persan, pays qui renferme une forte
population de montagnards. En effet, quand les gens de la campagne ont atteint
le plus haut degré d’aisance et de richesses dont ils sont capables, ils
aspirent après la tranquillité et le repos, ce qui, du reste, est dans la
nature de l’homme, et ils vont se fixer dans les villes et les cités, où ils
propagent leur race. Mais si la ville que l’empire a fondée n’a pas [31]
(dans son voisinage) des peuples campagnards qui puissent lui fournir les
éléments pour suppléer à la décroissance de sa population, ses murs d’enceinte
se dégraderont aussitôt que l’empire p.240 aura
succombé ; elle restera sans troupes pour la défendre, et sa prospérité
ira toujours en diminuant, jusqu’à ce que tous les habitants se soient
réfugiés [32]
ailleurs ; alors elle tombera en ruine. Cela est arrivé, en Orient, pour
Misr (le Vieux‑Caire), pour Baghdad et pour Koufa, et en Occident pour Cairouan,
El‑Mehdiya, la Calâ d’Ibn Hammad [33]
et autres villes. Je prie le lecteur de faire attention à ces observations.
Il se peut aussi qu’après la destruction du peuple qui fonda la ville
un autre peuple vienne y établir le siège de son gouvernement, afin d’éviter la
nécessité de se construire une capitale. En ce cas, la nouvelle dynastie se
charge de garder l’enceinte de la ville et, à mesure que sa puissance et sa
prospérité augmenteront, elle ajoutera aux constructions déjà existantes et en
élèvera de nouvelles. De cette manière, la ville recevra de cette dynastie une
nouvelle vie. Cela a eu lieu de nos jours pour Fez et pour le Caire. Le lecteur
qui aura bien compris ces faits y reconnaîtra une des règles d’après lesquelles
Dieu se conduit à l’égard de ses créatures.
[1]
Pour ﺎﻫﺭﻜﻮ , lisez ﺎﻫﺭﻜﻮﺍ .
[2]
Pour ﻢﻠ , lisez ﻡﻬﻟ .
[3]
Lisez ﻚﻟﻣﻟﻟ ﺔﻛﻮﺷﻠﺍ ﺖﻀﺣﻤﺗﻮ .
[4]
Le mot Armen désigne ordinairement les Arméniens ; mais ici
l’auteur paraît l’avoir employé pour désigner les Amorrhéens.
[5]
Après ﻭﺤﻨ , insérez ﻥﻣ .
[6]
Dans deux de nos manuscrits et dans l’édition de
Boulac, le passage précédent se lit ainsi :
c’est‑à‑dire :
« Une d’elles, composée de dix tribus, était dans la Mésopotamie et à
Mosul ; l’autre, appartenant aux tribus de Juda et de Benjamin,
possédait Jérusalem et la Syrie. »
[7]
Ce nom est omis dans l’édition de Boulac et dans les manuscrits C et D.
[8]
Le royaume de Juda dura trois cent soixante et seize ans. L’auteur a sans doute
voulu dire que la nationalité juive avait duré près de mille ans.
[9]
Après ﻢﺴﺭﻠﺍ , insérez ﻞﻮﻻﺍ .
[10]
Variante : ﺔﻨﻬﻛﻠﺍ .
[11]
L’équivoque de la traduction se retrouve dans le texte arabe.
[12]
Avant ﻪﻨﺎﺣﺼﺩ , insérez ﻥﻤ .
[13]
Pour ﻰﺗﻠﺍ , lisez ﻯﺫﻠﺍ .
[14]
Sour. III, vers. 40 et suiv.
[15]Dibré hayamîm (Verba dierum), titre
hébreu des Paralipomènes, se transcrit en arabe ainsi ﻢﻴﻣﻴﻫﺭﺒﺪ ; il ne
peut donc pas être celui que notre auteur a voulu reproduire. Le mot grec
Παραλειπόμενα peut se représenter de cette manière, en caractères arabes,
ﻥﻴﻣﻭﺒ ﻰﻠﺭﺒ .
[16]
Saint Jérôme regardait comme chose certaine que Josèphe était l’auteur de l’Histaire des Machabées. Ibn Khaldoun a confondu
l’auteur des Antiquités fuives avec
le faux Josèphe, dont l’ouvrage en hébreu fut composé dans le VIIe ou le VIIIe
siècle de notre ère.
[17]
L’édition de Boulac porte ﺍﺭﺯﻋ , ce qui est la bonne leçon.
[18]
Les manuscrits et les deux éditions imprimées portent ﺮﻳﺷﻮﺍ , Aouchir. Le mot Esther s’écrit en arabe ﺭﻴﺗﺴﺍ .
[19]
Il s’agit de Jésus, fils de Sirach, auteur de l’Ecclésiaste.
[20]
En arabe, ﺲﻮﺒﺮﺍ . Dans un des chapitres de l’histoire, anté‑islamite, l’auteur
donne encore le nom d’Arbous ou Arious (ﺲﻮﻴﺮﺍ) au successeur de
saint Pierre, et cite, pour son autorité, le Livre de Horousious.
Cet ouvrage est une prétendue traduction de l’Histoire de Paul Orose.
[21]
Probablement le symbole de Nicée.
[22]
Pour ﺓﺭّﺮﻗ , lisez ﻩﺭّﺮﻗ .
[23]
Après le mot ﺭﻤﻻﺍ , ajoutez ﻚﻠﺬﻜ .
[24]
Selon Eutychius, la nomination d’Héraclius eut lieu dans la première année du
règne d’Alexandre Sévère, 222 de J. C.
[25]
L’historien Elmacin ; il portait le surnom d’Ibn el-Amîd.
[26]
C’est‑à‑dire, ils doivent se prononcer comme des p, lettre dont le son
n’existe pas dans la langue arabe.
[27]
Pour ﻚﻠﻣﻠﺍ , lisez ﻚﻠﻤﻟ .
[28]
Dans une note marginale de l’édition de Boulac, nous lisons que, « dans
les temps anciens, imberathor était
la forme usitée. Maintenant les Français disent eimberour, mot qui, chez eux, signifie roi des
rois. » L’auteur de cette
note avait cependant passé quelques années à Paris.
[29]
Pour ﻥﺍﺬﻟﻟﺍ , lisez ﻥﻴﺬﻠﻠﺍ .
[30]
Abou Bekr Ahmed El‑Khatîb, natif de Baghdad, composa un dictionnaire
biographique des hommes marquants de cette ville et mourut l’an 463 (1071 de J. C.). Sa vie se trouve dans le
Biographical dictionary
d’Ibn Khallikan, vol. I, p. 75.
[31]
Lisez ﻥﻜﻴ ﻡﻠ ﻥﺍ , avec les manuscrits C, D et l’édition de Boulac.
[32]
Pour ﺭﻋﺬﻨﻳ , lisez ّﺭﻋﺬﺒﻴ .
[33]
Voyez la première partie, p. 320, note 5.
Le peuple qui acquiert un empire est porté à s’établir dans
des villes.
*204 Le peuple ou tribu qui a conquis
un empire est obligé, par deux motifs, d’occuper les grandes villes. D’abord,
la possession du royaume porte à rechercher la tranquillité et le repos, à se
ménager des endroits où l’on puisse déposer ses bagages, et à perfectionner ce
qui était resté incomplet dans la civilisation qui résulte de la vie nomade. En
second lieu, on doit garantir l’empire contre les tentatives de ceux qui
essayeraient de l’attaquer ou de s’en emparer, et, comme telle grande ville du
voisinage pourrait servir d’asile à ceux qui voudraient résister au vainqueur
ou se mettre en révolte afin de lui arracher l’empire qu’il vient de conquérir,
on est obligé de leur enlever cette ville de vive force, entreprise toujours
fort difficile. En effet, une ville peut tenir lieu d’une nombreuse armée,
parce qu’elle offrira p.241 toujours une
vive résistance et que, grâce à ses murailles, elle peut soutenir un assaut
sans avoir besoin de beaucoup de combattants ni d’un corps de troupes
régulièrement organisé. Un tel corps [1]
est nécessaire sur un champ de bataille, parce qu’il s’y tient ferme et sert de
point de ralliement aux combattants qui reculent après avoir chargé, et se
prêtent ensuite un soutien mutuel. Mais, derrière des murailles, on reste à son
poste, et la ville n’a pas besoin d’un grand nombre de combattants ou d’un fort
corps d’armée. Donc une ville qui sert de refuge aux ennemis du nouvel empire
suffit pour tenir en échec le peuple qui vise à tout conquérir, et pour
interrompre le progrès de sa domination.
Aussi, quand les tribus dont ce peuple se compose voient dans leur
territoire une grande ville, elles s’empressent de l’ajouter à leurs autres
conquêtes, afin de prévenir le mal qu’elle pourrait leur causer. S’il n’y a pas
là une ville, elles se trouvent obligées, par la nécessité des choses, d’en
fonder une, afin d’assurer d’abord la prospérité de l’empire et d’avoir un lieu
où elles puissent déposer leurs bagages ; puis de mettre un obstacle aux
entreprises de leurs propres bandes et hordes, dans le cas où celles-ci
voudraient montrer de l’arrogance *205 ou de
l’insoumission. Il résulte de ces observations que la conquête d’un empire
oblige le vainqueur à s’établir dans des grandes villes et même à s’en
emparer ; mais c’est Dieu qui est
toujours vainqueur dans ce qu’il entreprend. (Coran, sour. XII, vers. 21.)
Les
grandes villes [2] et les édifices très élevés n’ont pu être construits que
par des rois très puissants [3].
Nous avons déjà [4]
dit [5]
cela en parlant des édifices et d’autres monuments laissés par les empires, et
nous avons avancé que leur p.242 grandeur
est toujours en proportion de la puissance des dynasties qui les ont fondés. En
effet, la construction des grandes villes ne peut s’exécuter que par la
réunion d’une foule de travailleurs qui se prêtent un secours mutuel. Si
l’empire est très vaste et se compose de plusieurs provinces étendues, on peut
rassembler des ouvriers de toutes ces contrées et réunir leurs bras pour
l’accomplissement de l’entreprise. Le plus souvent aussi, pour le transport
des grands fardeaux qu’exigent ces constructions et qui seraient au‑dessus de
la puissance de l’homme, on a recours à des machines [6]
qui doublent les forces et les moyens (d’opérer) : tels sont les
treuils [7]
et autres engins de ce genre.
Bien des personnes qui voient les monuments et les grands édifices élevés
par les anciens peuples, par exemple l’Eïouan Kisra [8],
les pyramides d’Égypte, les voûtes de la Malga [9]
et celles de Cherchel, dans le Maghreb, s’imaginent que ces constructions sont
dues aux seules forces naturelles de certains hommes qui y avaient travaillé,
soit isolément, soit réunis en bandes : en conséquence, elles supposent
que la taille de ces hommes répondait à la grandeur de ces ouvrages, et qu’ils
étaient bien supérieurs en hauteur, en largeur et en grosseur, à ceux
d’aujourd’hui ; et cela, pour qu’il y ait quelque proportion entre les
corps de ces hommes et les forces qui avaient produit de tels édifices. Mais,
dans ce (faux calcul), on ne tient aucun compte du secours de la mécanique, du
treuil et d’autres machines dont l’emploi, en pareil cas, est exigé par l’art
de l’ingénieur. Cependant p.243 la plupart de
ceux qui parcourent les divers pays voient (tous les *206 jours) mettre en usage pour la bâtisse et pour le
transport de gros blocs de pierre, dans les divers royaumes et parmi les nations
étrangères qui s’appliquent à ces arts, des moyens [10]
mécaniques qui prouvent la réalité de ce que nous avançons ici.
Le vulgaire donne le nom de monuments
adites à la plupart des anciens édifices qui
subsistent encore de nos jours, les attribuant au peuple d’Ad ; car on
s’imagine que leurs édifices et leurs constructions ont dû être d’une grandeur
extraordinaire à raison de la
taille gigantesque et des forces énormes qu’on suppose aux individus de cette
race. Cela est néanmoins sans aucun fondement : nous voyons beaucoup de
monuments élevés par des hommes qui ont appartenu à des nations dont la taille nous est parfaitement connue, et
ces monuments cependant égalent et surpassent même en grandeur ceux (qu’on
attribue aux Adites). Tels sont l’Eïouan Kisra et les monuments élevés par les
chîïtes de la dynastie obeïdite (fatémide) en Ifrîkiya [11].
Tels sont encore ceux des Sanhadja, dont nous avons un exemple subsistant dans
le minaret de la Calâ d’Ibn‑Hammâd [12],
les additions faites par les Aghlebides à la grande mosquée de Cairouan, les
constructions élevées par les Almohades à
Ribat el‑Fath [13] et celles que le sultan Abû ’l-Hacen érigea,
il y a environ quarante ans, dans la Mansoura [14],
vis‑à‑vis de Tlemcen. De ce nombre sont aussi les arches p.244 soutenant un conduit par lequel les
habitants de Carthage faisaient venir l’eau à leur ville, arches qui subsistent
encore de nos jours ; sans citer d’autres édifices et temples dus à des
peuples plus ou moins éloignés de nous, dont l’histoire nous est parvenue et
dont nous savons positivement que les corps n’étaient pas d’une grandeur
extraordinaire.
Le préjugé dont nous parlons est fondé uniquement sur les récits que
les conteurs se sont plu à débiter au sujet des peuples d’Ad, de Thémoud et des
Amalécites. (Ce qui en démontre la fausseté,) c’est qu’on voit encore de nos
jours les demeures que les Thémoud s’étaient taillées dans le roc ; une
(parole de Mohammed, rapportée dans une) tradition authentique, nous assure que
c’étaient là leurs maisons. La caravane du Hidjaz y passe presque tous les
ans, et les pèlerins voient ces habitations, qui n’offrent, soit en
profondeur, soit en *207 surface, soit
en hauteur, que les dimensions ordinaires. Cependant on a poussé le (préjugé
que nous combattons) à un tel excès que l’on raconte d’Og, fils d’Enak, de la
race des Amalécites, qu’il tirait de la mer le poisson frais et le tenait tout
près du soleil pour le faire rôtir. On suppose donc que la chaleur du soleil
est très forte dans la région qui l’avoisine. On ignore que la chaleur dont
nous sommes affectés est produite par la lumière et a pour cause la réflexion
qu’éprouvent les rayons solaires en frappant la surface de la terre et l’atmosphère.
Le soleil, par lui-même, n’est ni chaud ni froid ; c’est un astre lumineux,
qui n’a pas de tempérament particulier. Nous avons déjà touché une partie de
ces matières dans la seconde section [15],
où nous avons établi que les monuments laissés [16]
par une dynastie quelconque sont en proportion de la puissance dont elle avait
joui dans son origine.
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