My Music, My PLAYLIST : https://www.youtube.com/watch?v=HQiYe_w78uA&list=PLRpA8pFcR6-gc-
# La philosophie est une science vaine en elle‑même et
nuisible dans son application.
La
doctrine des philosophes. — Ils prétendent démontrer les dogmes de la foi au
moyen de la raison. — Les premiers intelligibles. — Les seconds intelligibles.
— Selon les philosophes, la perception de l’être forme le bonheur suprême. —
Aristote, le premier précepteur, réduisit en système les règles de la
logique. — Toute la doctrine des philosophes est fausse. — Démonstration de
cette assertion. — Avertissement aux personnes qui étudient la philosophie.
# La vanité de l’astrologie démontrée. — Cet art est fondé sur
des principes dont la faiblesse est évidente. — Les conséquences en sont
dangereuses.
Démonstration
détaillée de ces vérités. — Pièce de vers dirigée contre les astrologues.
# La permutation des métaux est impossible. — La pierre
philosophale ne saurait exister. — L’étude de l’alchimie est pernicieuse.
Motifs
qui portent quelques hommes à étudier l’alchimie. — Leurs opinions au sujet de la
pierre très noble. — Leurs opérations. — Quelques‑uns parmi eux s’occupent
uniquement à frauder le public. — Théories d’Avicenne et de Toghraï au sujet de
l’alchimie. — Réfutation de ces théories.
# Indication des sujets qu’il convient de traiter dans des
ouvrages, et de ceux qu’il faut laisser de côté.
Explication
des termes exposition du premier degré, exposition du second, degré. —
Les diverses espèces d’écritures. — Les sujets qu’on peut traiter dans un
ouvrage sont huit en nombre. — Le plagiat.
# Trop d’ouvrages sur un même sujet nuisent à l’acquisition de
la science dont ils traitent.
Pour
étudier à fond la doctrine d’une seule école de jurisprudence, il faudrait y
passer sa vie. — Le Modaouena. — Le kitab de Sibaouaïh. — Le Moghni
d’Ibn Hicham.
# Le trop grand nombre
d’abrégés scientifiques nuit aux progrès de l’instruction.
# De la direction qu’il faut imprimer à l’enseignement afin de
le rendre vraiment utile.
Mode
d’enseignement recommandé par l’auteur. — Système défectueux que les
professeurs suivaient de son temps. — Conseils aux étudiants. Utilité de la
logique.
# En traitant des sciences
qui servent uniquement à l’acquisition d’autres sciences, il ne faut pas
pousser trop loin ses spéculations, ni suivre les questions de ces sciences
auxiliaires jusque dans leurs dernières ramifications.
# Sur l’instruction primaire et sur les différences qui
existent entre les systèmes d’enseignement suivis dans les divers pays
musulmans.
L’enseignement
au Maghreb, en Espagne, en Ifrîkiya et en Orient. — Plan d’enseignement
proposé par le cadi Abou Bekr Ibn el‑Arbi.
# Trop de sévérité dans l’enseignement des élèves leur est
nuisible.
Les
enfants qu’on élève avec sévérité perdent l’élasticité de leur esprit et sont
portés au mensonge et à la dissimulation. — Nombre de coups qu’on peut infliger
à un enfant dans le but de le corriger — Recommandations faites par le khalife
Haroun er-Rachîd au précepteur de son fils El‑Amîn.
# Les voyages entrepris dans
le but d’augmenter ses connaissances et de travailler sous les professeurs
d’autres pays servent à compléter l’éducation d’un étudiant.
# De tous les hommes, les
savants s’entendent le moins à l’administration politique et à ses procédés.
# La plupart des savants, chez les musulmans, ont été de
naissance étrangère.
Exposition
de ce fait et indication des causes qui l’ont produit.
# Si un individu a contracté, dans sa jeunesse, l’habitude de
parler une langue non arabe, ce défaut rend l’acquisition des sciences (arabes)
moins facile pour lui qu’elle ne l’est pour ceux dont l’arabe est la langue
maternelle.
Avantage
de l’enseignement qui se donne de vive voix. — L’enseignement était gratuit
chez les premiers musulmans.
# Les sciences qui se
rapportent à la langue arabe.
# La grammaire (nahou).
Signes
particuliers à la langue arabe. — Origine et progrès de la science grammaticale.
— Sa décadence semblait inévitable quand Ibn Hisham vint l’arrêter par la
publication de son Moghni ’l-Lebîb.
# La lexicologie (logha).
Le Kitab
el‑Aïn d’El‑Khalîl Ibn Ahmed. — Les abrégés de cet ouvrage. — Le Sahâh
d’El‑Djeuhari. — Le Mohkam d’Ibn Cîda. — Le Djemhera d’Ibn
Doreid. — L’Asâs el‑Belagha de Zamakhcheri. — L’Alfadh d’Ibn
es‑Sikkît. — L’emploi de l’induction dans les questions philologiques, est‑il
permis ?
# La science de l’exposition ou rhétorique.
Indication
de certaines finesses de la langue arabe. — Utilité de la science de l’exposition.
— La science de la réalisation (art de bien s’exprimer). — La science
des ornements. — Auteurs qui ont traité ces sujets. — Les Orientaux y
sont plus habiles que les Occidentaux. — Cause de ce fait. — Cette science est
très utile, parce qu’elle nous met en mesure d’apprécier l’élégance inimitable
du style du Coran. — Le commentaire de Zamakhcheri sur ce livre est très beau,
mais l’étudiant doit s’en méfier, à cause des doctrines peu orthodoxes qui s’y
trouvent.
# La littérature (adeb).
Comment
on se forme le style. — Les quatre recueils qui servent de base à la littérature
(ou beau style). — Le chant fut cultivé dans les premiers temps de
l’islamisme. — Éloge du Kitab el‑Aghani.
Comment
la langue arabe s’est altérée.
# La langue actuelle des Arabes (Bédouins) est un idiome
spécial, différent de ceux des descendants de Moder et des Himyarites.
Indication
de certaines finesses de la langue arabe. — La suppression des désinences
grammaticales ne nuit aucunement à la clarté de cette langue. — L’idiome de
Moder. — L’arabe actuel se prête à l’expression des idées tout aussi bien que
l’arabe ancien. — Marque particulière par laquelle se distingue l’arabe
moderne. — La prononciation du caf (ﻖ).
# La langue des Arabes domiciliés et des habitants des villes
est une langue particulière et sui generis, différente de la langue de
Moder.
En
Mauritanie, l’arabe s’est berbérisé ; en Espagne, il s’est altéré par le
contact des musulmans avec les natifs de la Galice et les Francs.
# Comment on peut apprendre
la langue de Moder.
# La faculté de parler la langue de Moder ne doit pas être
confondue avec (la connaissance de) la grammaire. On peut l’acquérir sans le
secours de cet art.
Différence
entre la théorie et la pratique. — La grande utilité du kitab de
Sîbaouaïh.
# Les études grammaticales
en Espagne.
# Sur la signification que le mot goût comporte dans le
langage des rhétoriciens. La faculté désignée par ce terme ne se trouve presque
jamais chez les étrangers qui se sont arabisés.
Cette
faculté est maintenant perdue pour les habitants des villes.
# Les habitants des villes, en général, ne peuvent acquérir
qu’imparfaitement cette faculté (de bien parler) qui s’établit dans l’organe de
la langue et qui est le fruit de l’étude. Plus leur langage s’éloigne de celui
des Arabes (purs), plus il leur est difficile d’acquérir cette faculté.
Singulier
exemple de l’arabe corrompu qui s’emploie dans la Mauritanie. — En Espagne, Ibn
Haïyan, l’historien, tient un haut rang comme bon écrivain. — Déclin des études
dans ce pays. — En Afrique, la langue arabe est submergée sous les flots de
l’idiome berber. — En Orient, la faculté de bien parler l’arabe se conserva
sous la dynastie omeïade et sous celle des Abbacides, puis elle s’altéra et se
corrompit sous la dynastie des Deïlemites et celle des Seldjoukides.
# Le discours peut se présenter sous deux formes : celle
de la poésie et celle de la prose.
Observations
sur le style du Coran. — L’emploi de la prose rimée dans les pièces émanant du
souverain est général chez les Orientaux, mais l’auteur ne l’approuve pas. —
Raisons qu’il en donne.
# Il est rare de pouvoir
composer également bien en prose et en vers.
# Sur l’art de la poésie et la manière de l’apprendre.
Manière
de composer un poème. — Les tournures ou idées propres à la poésie. — Exemples.
— Description ou définition de la poésie. — Pourquoi quelques critiques ont
exclu El-Motenebbi et Abou ’l-Alâ ’l-Maarri du nombre des poètes. —
Indication des poètes dont on doit étudier les œuvres, si l’on désire acquérir
la faculté de composer en vers. — Pourquoi les cantiques renfermant les
louanges du Seigneur ou du Prophète sont rarement bons. — Texte d’un poème
didactique sur l’art poétique.
# Dans l’art de composer
(avec élégance) en vers et en prose, on ne s’occupe pas des pensées, mais des
paroles.
# La faculté poétique s’acquiert à force d’apprendre par cœur
beaucoup de vers, et sa bonté dépend de celle des morceaux dont on se sera orné
la mémoire.
Moyen de
se former un bon style poétique. — Modèles à suivre. — Pourquoi les
théologiens, les grammairiens, les légistes et les philosophes deviennent
rarement bons poètes. — Entretien à ce sujet entre l’auteur et le vizir Ibn el‑Khatîb.
— Les poètes musulmans surpassent, par le style et l’exposition, les poètes des
temps antéislamites. — Ce fut au Coran et à la Sonna qu’ils durent cette supériorité.
# Sur le discours (ou style) naturel (simple) et le discours
artificiel (orné). Indication de ce qui fait le mérite du discours artificiel
et des cas dans lesquels il est en défaut.
Théorie
de la rhétorique. — Manière d’orner le discours. — Le style orné commença à
prévaloir chez les poètes subséquemment à l’islamisme. — Exemples de la poésie
simple ou naturelle. — Boutade d’un savant docteur contre les auteurs qui affectent
d’écrire en style orné. — On doit faire un rare emploi d’ornements. — La prose
avant et après l’islamisme.
# Du dédain que les
personnages haut placés montrent pour la culture de la poésie.
§ La philosophie est une science vaine en elle‑même
§ et nuisible dans son application.
§
@
§
Ce chapitre et ceux qui suivent méritent une
sérieuse attention, parce que les sciences [1]
(dont nous y traiterons) sont des accidents
*210 propres à la civilisation, et parce qu’elles fleurissent dans
presque toutes les (grandes) villes, où elles nuisent beaucoup [2]
à la religion. Cela nous oblige à dévoiler le vrai caractère de la philosophie
et à indiquer ce que nous devons en penser.
§
(Nous remplissons ce devoir), parce que des
hommes d’une haute p.228 intelligence
ont prétendu que, au moyen de la spéculation et de l’emploi de déductions
intellectuelles, on pourrait arriver à la perception tant de l’être sensible
que de celui auquel les sens ne peuvent pas atteindre, et que l’on pourrait
aussi connaître l’essence réelle de l’être, les circonstances qui s’y
rattachent, et ses causes tant directes qu’indirectes. Ils ont enseigné aussi
que les dogmes de la foi, étant du nombre des choses qui rentrent dans le
domaine de l’intelligence, peuvent être établis au moyen de la raison, sans
qu’on ait recours à la foi [3].
§
Tels sont les hommes que l’on désigne par le
terme felasefa, pluriel de fîlasouf, mot qui appartient à la langue grecque et signifie aimant la sagesse. S’étant mis à
examiner cette matière, ils y donnèrent toute leur attention, dans l’espoir
d’arriver au but qu’une pareille étude semblait leur offrir, et inventèrent un
système de règles qui devait servir à diriger l’intelligence dans ses
spéculations, pendant qu’elle chercherait à distinguer le vrai du faux. A ce
système ils donnèrent le nom de logique.
§
Leur doctrine aboutit à ceci. La spéculation, au
moyen de laquelle on parvient à distinguer le vrai du faux, s’exerce par
l’entendement, pendant qu’il opère sur des idées, dérivées d’êtres individuels.
Au moyen de l’abstraction, il tire d’abord de ces individus certaines formes qui s’adaptent à eux tous, ainsi qu’un
cachet s’adapte à toutes les impressions qu’il aura laissées sur l’argile ou
sur la cire. Ces formes détachées s’appellent les premiers intelligibles. On aborde ensuite ces (intelligibles, ou)
idées universelles, et, si elles ont quelque chose de commun avec d’autres
idées [4]
(générales), dont elles diffèrent cependant au point que l’entendement puisse
s’en apercevoir, on abstrait de ces deux classes les idées qui leur sont
communes ; on opère ensuite sur celles‑ci, dans le cas où elles ont
quelque chose de commun avec un autre ordre d’idées, et l’on continue
l’abstraction *211 jusqu’à ce qu’on arrive
à des idées simples et universelles, renfermant toutes les idées, tous les
individus, et se refusant à une p.229 nouvelle
abstraction. Ces dernières idées sont ce qu’on appelle les espèces supérieures. Toutes les idées abstraites, non perceptibles
par les sens, se désignent par le terme seconds
intelligibles, tant qu’elles se combinent les unes avec les autres, pour
conduire à l’acquisition des connaissances. Quand la faculté réflexive envisage
ces intelligibles abstraits et cherche à en retirer la forme (ou idée) vraie de
l’être, l’entendement doit nécessairement combiner quelques‑unes de ces idées
avec d’autres, ou les en séparer. Il se sert alors d’un mode de démonstration
fourni par la raison et certain dans ses résultats, et parvient ainsi à obtenir
une forme de l’être qui sera parfaitement vraie et qui s’accordera (avec la
réalité). Mais, pour y parvenir, il doit se guider d’après un bon système de
règles, comme celui dont nous venons de parler.
§
Selon les philosophes, la formation des
jugements ou propositions affirmatives, c’est‑à‑dire la combinaison (des
idées), prévaut, à la fin, sur la formation des concepts, de même que celle‑ci
avait prévalu, au commencement, sur la formation des jugements, et avait donné
plus de connaissances (à l’âme). « Car, disent‑ils, l’acte de former des
concepts d’une manière parfaite est le but unique auquel la perception doit
viser ; mais, pour y atteindre, il est nécessaire d’employer la faculté
qui forme des jugements ; et, si tu entends lire, dans les ouvrages des
logiciens, que l’opération conceptive a lieu d’abord et que celle de juger en
est une conséquence, cela indique seulement que le fait paraît être ainsi, et
ne signifie pas que ce soit un fait bien constaté. » Telle est la doctrine
de leur grand maître, Aristote.
§
Ils prétendent aussi que le bonheur (suprême)
consiste à obtenir la perception de tous les êtres, tant de ceux qui sont les
objets des sens que de ceux auxquels les sens ne peuvent atteindre, et que l’on
y parvient en employant la spéculation et les démonstrations dont il est déjà
fait mention.
§
Je vais indiquer sommairement ce que leur
procure la perception de l’être, à quoi la perception aboutit [5],
et ce qui sert de base à toutes p.230 les
diverses ramifications (de doctrine) qui sont sorties des conclusions fournies
par leurs spéculations [6].
Un jugement fondé sur la vue même [7] (des corps matériels) et sur le témoignage
des sens leur *212 apprit l’existence des
corps matériels [8] ;
leur faculté perceptive monta ensuite un peu plus haut, et leur fit reconnaître
que l’existence de l’âme est démontrée par deux facultés qui se trouvent chez
les animaux, celle de se remuer et celle de percevoir au moyen des sens. La
puissance de l’intelligence leur fit ensuite distinguer les facultés de l’âme,
et, dès lors, leur perceptivité cessa d’agir. Ils formèrent ensuite, à l’égard
du corps élevé et céleste (c’est‑à‑dire immatériel), le même jugement qu’ils
avaient déjà conçu au sujet de l’essence de l’humanité (la nature humaine). A
les en croire, la sphère (céleste), de même que l’homme, doit posséder une âme
et une intelligence. Puis ils portèrent cela (c’est‑à‑dire le nombre des
sphères) à dix, celui des unités premières, dont neuf, (selon eux) ayant
chacune leur essence distincte, formaient chacune avec les autres une
compagnie, et dont une seule, c’est‑à‑dire la dixième, était première et
isolée. Selon eux, le bonheur que la perception de l’être fait éprouver résulte
de cette direction donnée au jugement, de la correction de l’âme et de son
anoblissement par l’acquisition de belles qualités. Cela, disaient‑ils, est
possible pour l’homme ; quand même il n’aurait pas reçu une loi révélée
qui le mettrait en mesure de distinguer les bonnes actions des mauvaises, il y
parviendrait par la force de son intelligence, par ses spéculations et par
suite d’une disposition naturelle qui le porte [9]
à faire des actes louables et à s’abstenir de ce qui mérite le blâme. L’âme,
parvenue à cet état, éprouve une joie et un plaisir extrêmes ; ne pas
connaître cette félicité est pour elle la misère éternelle : voilà en
quoi consistent le bonheur et les peines de l’autre p.231 vie [10].
Nous omettons d’autres opinions absurdes qu’ils professent à ce sujet et que
leurs discours ont fait assez connaître.
§
Leur grand maître dans ces doctrines, celui qui
en exposa les divers problèmes, qui en réunit les principes dans un corps
d’ouvrage et en mit par écrit les démonstrations, fut, à ce que nous avons
appris, il y a bien des années, le Macédonien Aristote, disciple de Platon,
précepteur d’Alexandre, et natif d’un pays grec appelé la Macédoine. On le nommait le
premier précepteur par excellence, parce qu’il fut le premier qui enseigna
la logique. Personne avant lui n’avait réduit cet art en système ; ce fut
lui qui en disposa les règles *213 dans un
ordre convenable, qui en examina tous les problèmes et les traita d’une manière
complète. Dans la rédaction de ce système de règles, il déploya un grand
talent, s’il faut lui attribuer les doctrines enseignées par les philosophes
relativement à la métaphysique [11].
§
Il y eut ensuite, parmi les musulmans, quelques
hommes qui accueillirent ces doctrines et suivirent les opinions d’Aristote,
sans penser à s’en écarter. Cela eut lieu, parce que les khalifes Abbacides
avaient fait traduire du grec en arabe les livres de ces anciens philosophes,
et que beaucoup de personnes appartenant à notre religion s’étaient mises à les
parcourir. Parmi les amateurs des connaissances (nouvelles), il y en eut qui
adoptèrent toutes ces opinions, parce que Dieu leur avait permis de tomber dans
l’égarement. Ils commencèrent par défendre les nouveautés qu’ils avaient
apprises, puis ils eurent entre eux‑mêmes des discussions au sujet des
corollaires auxquels ces doctrines donnaient naissance. Parmi les plus notables
d’entre ces philosophes, on distingue Abou Nasr el‑Farabi, qui florissait dans
le IVe siècle [12],
du temps de Seïf ed‑Doula [13],
et Abou Ali Ibn Sîna p.232 (Avicenne), qui
vivait dans le Ve siècle [14],
à l’époque où les Bouïdes régnaient à Ispahan.
§
Sachez maintenant que les opinions énoncées par
les philosophes sont fausses de toutes les manières : en attribuant
(l’existence de) tous les êtres à la première intelligence, sans juger
nécessaire de remonter jusqu’à l’Être nécessaire, ils sont restés courts (dans
le champ de la spéculation) ; car au delà de cette intelligence se
trouvent divers ordres d’êtres créés par Dieu. L’univers est trop étendu pour
être embrassé par l’esprit humain, et Dieu
crée ce que vous ne savez pas [15]. En se bornant à affirmer l’existence
de la (première) intelligence, sans se soucier de ce qui se trouve au delà, ils
firent comme ces physiciens qui, se contentant d’affirmer l’existence du corps
sans se préoccuper de l’âme et de l’intelligence (de l’homme), croient qu’au
delà du corps rien n’existe dans la classe des êtres.
§
Les démonstrations qu’ils emploient pour
justifier leurs assertions au sujet des êtres, démonstrations qu’ils
éprouvent [16]
dans la balance *214 de la logique
et qu’ils soumettent aux règles de cet art, sont incomplètes, et ne suffisent
pas au but pour lequel elles sont désignées. La partie de leur doctrine qui
regarde les êtres corporels et qu’ils appellent la science naturelle (la physique) offre le même défaut, car il n’y
a rien de certain dans la conformité qu’ils prétendent exister entre les
résultats intellectuels auxquels leurs définitions et raisonnements les ont
conduits et ce qui est dans l’externe (l’objectif). En effet, ces résultats
sont tous des jugements universaux de l’entendement, tandis que les êtres
externes sont particuliers par leur matière (leur nature) ; or il se peut
que dans la matière se trouve quelque chose qui empêche la conformité de
l’intelligible universel avec l’externe particulier. Exceptons toutefois les
cas où cette conformité a pour elle le témoignage des sens, mais ici la preuve
n’est pas fournie par le raisonnement, mais par l’observation. Où est donc la
certitude p.233 qu’ils prétendent trouver dans le
raisonnement ? Quelquefois aussi l’entendement se sert de premiers
intelligibles ayant avec les (êtres) particuliers une conformité imaginaire, et
n’emploie pas les seconds intelligibles obtenus par l’abstraction du second
degré [17].
En ce cas, le jugement (porté par l’entendement) est vrai et équivaut à une sensation,
parce que les premiers intelligibles sont plus conformes à l’externe par suite
de leur accord avec lui. On peut donc admettre ce que les philosophes disent
sur ce point, mais nous ne devons pas nous occuper de telles matières, parce
qu’elles entrent dans la catégorie des choses dont l’examen nous est défendu
par cette maxime : Le vrai croyant
doit s’abstenir de ce qui ne le regarde pas. En effet, les questions
naturelles n’ont aucune importance pour nous, sous le point de vue de la
religion ni sous celui de l’entretien de la vie. C’est donc pour nous un devoir
de ne pas nous en occuper.
§
Passons à leurs jugements au sujet des êtres qui
sont hors de la portée des sens, c’est‑à‑dire des êtres spirituels, ceux dont
l’étude forme la science divine, ou
la métaphysique. Je ferai observer que l’essence de ces êtres nous est
absolument inconnue, que la compréhension
*215 ne saurait l’atteindre et que le raisonnement est incapable de nous
la faire connaître. La preuve en est que l’abstraction appliquée aux êtres
externes particuliers dans le but d’en obtenir des intelligibles (universaux)
n’est possible qu’à l’égard des êtres dont la perception peut s’obtenir au
moyen des sens, et, en ce cas, cette abstraction fournit des universaux ;
mais, en ce qui concerne les essences spirituelles, nous sommes incapables
d’en obtenir des perceptions qui nous fourniraient, par l’abstraction, d’autres
quiddités ; car nos sens forment un voile qui s’interpose entre nous et
ces essences. On ne peut donc pas employer le raisonnement à leur égard, et on
ne possède aucun moyen qui nous permette d’en établir l’existence. J’en
excepte seulement ce que nous trouvons en dedans de nous‑mêmes [18]
p.234 relativement à l’âme humaine et
au caractère de ses perceptions, surtout dans les songes, qui ont lieu pour
tous les hommes. Ce qui est au‑dessus de cela, tel que la nature de l’âme et
ses attributs, est une matière si profonde, qu’il n’y a aucun moyen d’en
prendre connaissance.
§
Les philosophes les plus exacts ont bien reconnu
cette vérité, puisqu’ils ont déclaré que l’immatériel ne saurait être l’objet
du raisonnement, vu qu’il est de règle que les prémisses d’un raisonnement (ou
syllogisme) doivent être essentiellement vraies [19].
Platon, le plus grand de tous, a dit qu’on ne peut rien apprendre de certain au
sujet des choses divines (des êtres
métaphysiques), et qu’on ne peut en parler que d’après des vraisemblances et
des probabilités, c’est-à‑dire d’après des suppositions. Or, puisque nous ne
parvenons à former une supposition qu’à la suite d’un effort et d’un travail
d’esprit, et que la supposition qui paraît la plus probable nous suffit, de
quelle utilité peuvent être ces sciences (métaphysiques) et leur étude ?
Et nous aussi, nous voudrions obtenir la certitude en ce qui regarde les êtres
qui sont au delà des sens, (certitude) dont l’acquisition, selon les mêmes
philosophes, doit être le but vers lequel se dirigera la réflexion.
§
Leur opinion que le bonheur suprême se trouve
dans la perception de l’être tel qu’il est réellement, et que cette perception
s’opère par l’emploi du raisonnement, est fausse et doit être rejetée.
Expliquons *216 cela. L’homme est composé de deux
parties, dont l’une, la partie spirituelle, est mêlée avec l’autre, qui est la
partie corporelle. Chacune de ces parties a des moyens de perception qui lui
sont propres, mais il n’y a qu’une seule partie, la partie spirituelle, qui
recueille ces deux classes de perceptions. Elle reçoit tantôt des perceptions
spirituelles et tantôt des perceptions corporelles, obtenant les premières par
sa propre essence et sans intermédiaire, et les secondes au moyen des
instruments du corps, savoir le p.235 cerveau
et les sens. Chaque être capable de perception éprouve du plaisir dans l’acte
de percevoir. L’enfant, à qui les premières perceptions corporelles arrivent,
éprouve du plaisir à voir la lumière et à entendre des sons. La jouissance que
l’âme ressent en recueillant des perceptions au moyen de sa propre essence et
sans intermédiaire est, sans aucun doute, la plus douce et la plus vive de
toutes. Aussi, quand l’âme spirituelle reçoit une perception au moyen de cette
faculté perceptive qui existe dans son essence et qui agit sans intermédiaire,
elle éprouve une satisfaction et un plaisir indicibles ; mais ce genre de
perception ne peut s’opérer ni au moyen de la spéculation ni au moyen de la
science. Pour l’exercer, il faut que le voile des sens soit écarté et que les
perceptions corporelles disparaissent tout à fait.
§
Les Soufis recherchent souvent ces impressions
afin d’éprouver le plaisir qui les accompagne, et, pour y parvenir, ils
exercent sur eux-mêmes des austérités dans la vue d’amortir les facultés [20]
du corps et de faire disparaître les perceptions qui lui sont propres. Ils
essayent même de supprimer dans le cerveau la faculté de la réflexion, afin que
l’âme se trouve en état de recueillir, au moyen de son essence, les perceptions
qui lui sont spéciales ; ce qui lui arrive quand elle se trouve
débarrassée des perceptions corporelles qui viennent se mêler à elle et qui
l’empêchent d’agir. Ils parviennent, de cette manière, à éprouver un sentiment
de joie et de plaisir qu’on ne saurait exprimer. Quand même nous admettrions la
vérité de ce qu’ils disent à ce sujet, nous ne devons pas moins déclarer que
les *217 (moyens dont ils font usage) sont
insuffisants.
§
« Les preuves et démonstrations fournies
par la raison suffisent, disent les philosophes, pour procurer à l’âme ce genre
de perceptions et le plaisir qui en résulte. » Cela est complètement faux,
ainsi qu’on vient de le voir : tout ce qui est démonstration et preuve
fait partie des perceptions corporelles, puisque cela dérive des facultés du
cerveau, p.236 telles que l’imagination, la
réflexion et la mémoire ; or la première chose à faire, lorsqu’on veut
obtenir la faculté de percevoir (les êtres du monde spirituel), c’est
d’anéantir les puissances du cerveau, parce qu’elles s’opposent à l’exercice de
cette faculté et lui portent atteinte.
§
Nous voyons les plus habiles parmi eux
s’appliquer à l’étude de certains livres, tels que le Kitab es‑Chefa, l’Icharat, le Nedjat [21]
et les traités dans lesquels Ibn Rochd (Averroès) a résumé le Fass [22] (ou Organon) d’Aristote. Ils s’occupent
à les feuilleter et à bien se pénétrer des démonstrations qu’ils renferment,
dans l’espoir d’y trouver cette portion de bonheur (suprême qu’on leur avait
promis) ; mais ils ne se doutent pas qu’en procédant ainsi ils multiplient
les obstacles qui s’opposent à leur progrès. Pour agir de cette manière, ils
se sont fiés à une parole que l’on attribue à Aristote, ou à El-Farabi, ou à
Ibn Sîna (Avicenne), et qui est ainsi conçue : « Celui qui réussit à
percevoir l’intelligence active, et qui s’est mis en contact avec elle dans la
vie de ce monde, a obtenu la portion de bonheur qui lui revient. » Ils
entendent par le terme intelligence
active la première classe des êtres spirituels, qui se laisse percevoir
quand le voile des sens est écarté, et ils posent en principe que le contact
avec cette intelligence s’opère au moyen d’une faculté perceptive qui s’acquiert
par l’étude. Le lecteur a déjà reconnu la faiblesse de cette doctrine. Au
reste, Aristote et ses disciples ont entendu, par les mots contact et perception, cette
perception que l’âme exerce au moyen de sa propre essence et sans
intermédiaire, mais qui n’a lieu qu’après l’entier écartement des voiles des
sens.
§
p.237 Ils
enseignent que la jouissance produite par ce genre de perception *218 est réellement le bonheur (suprême) qui a
été promis (aux hommes) ; mais c’est encore là une doctrine chimérique.
Nous savons, d’après les principes établis par eux‑mêmes, qu’il se trouve, au
delà de l’action des sens, un autre genre de perception appartenant à l’âme et
exercé par elle sans aucun intermédiaire ; nous savons même que cette
perception procure à l’âme une joie extrêmement vive ; mais rien ne nous
dit que ce soit là le bonheur qu’on doit éprouver dans l’autre monde. Je ne nie
pas toutefois qu’une telle perception ne soit une des jouissances dont ce
bonheur se composera.
§
« Le bonheur, disent‑ils encore, consiste
en la perception des êtres (spirituels) et à les voir tels qu’ils sont. C’est
là une opinion tout à fait insoutenable. Nous avons déjà fait remarquer, en
signalant les erreurs et méprises auxquelles la doctrine du tauhîd [23]
a donné lieu, combien est faux le principe que ce qui existe se borne, pour
chaque être capable de perception, aux seules perceptions qu’il a pu
recueillir. « Ce qui existe, avons‑nous dit (ailleurs), est trop vaste
pour être compris (par notre entendement) ; l’homme ne saurait saisir en
totalité ni les êtres spirituels ni les êtres corporels. »
§
Il résulte de toutes les opinions rapportées ici
comme provenant des philosophes que la partie spirituelle (de l’homme),
aussitôt qu’elle se détache des facultés corporelles, exerce un genre de perception
qui lui est propre et qui s’applique à une certaine classe de perceptibles,
c’est‑à‑dire aux êtres dont l’homme peut prendre connaissance. Or cette partie
est incapable de les connaître tous et d’en embrasser la totalité, car le
nombre des êtres est sans limite [24].
Le sentiment de plaisir que cette perception peut procurer est analogue à celui
que l’enfant, dans son premier âge, ressent aux perceptions qu’il recueille par
la voie des sens. Comment donc osent‑ils affirmer que la connaissance de la
totalité des êtres nous sera acquise, et que le bonheur (éternel), celui que le
législateur (inspiré) nous a promis, p.238 sera
alors notre partage, quand bien même nous n’aurions pas travaillé pour mériter
cette faveur ? Repoussons avec horreur de pareilles déclarations.
§
Ils disent encore que l’homme a le pouvoir de
corriger son âme *219 et de l’épurer
en s’habituant à des actes louables et en évitant ce qui mérite le blâme. Cette
proposition est fondée sur l’opinion que le plaisir éprouvé par l’âme, en
obtenant des perceptions au moyen de sa propre essence, est, en réalité, le
bonheur (suprême) qui a été promis aux hommes. « En effet, disent‑ils, les
(pensées et les actes) vils empêchent l’âme d’accomplir ce genre de
perceptions, en la soumettant à l’influence des facultés que le corps lui a
fournies et en lui communiquant la teinture qu’il a contractée. » A cet
égard, nous avons déjà fait observer que la félicité et la misère (éternelles)
sont des sujets placés hors de la portée des facultés perceptives tant du corps
que de l’âme. Donc cette correction de l’âme, correction au moyen de laquelle
ils prétendent arriver à la connaissance du (bonheur éternel), ne sert qu’à
procurer la jouissance qui résulte de la perception opérée par l’âme,
perception qui résulte de l’emploi des syllogismes et des lois du
raisonnement ; mais quant à ce bonheur que le législateur (inspiré) nous a
promis, sous la condition que nous obéirions à ses ordres en faisant de bonnes
actions et en travaillant pour acquérir des qualités louables, c’est là un
sujet auquel les facultés perceptives d’aucune créature douée de perception ne
sauraient atteindre.
§
Leur grand oracle, Abou Ali Ibn Sîna (Avicenne),
s’était aperçu de cette vérité, ayant inséré dans son Kitab el‑mebda oua’l‑maad (traité de l’origine de l’âme et de son
retour à Dieu) [25]
un passage dont voici le sens : « Le retour de l’âme et tout ce qui
s’y rattache sont de ces choses qu’on parvient à connaître au moyen des preuves
intellectuelles et du raisonnement, car elles sont en rapport direct avec ce
qui est dans la nature, rapport parfaitement bien connu ; elles se
présentent aussi p.239 de la même
manière que les autres choses naturelles. Nous avons donc [26]
assez de latitude pour les discuter à l’aide du raisonnement. Mais quant à la
résurrection du corps et à ce qui s’y rattache, rien de tout cela ne se laisse
démontrer par la simple raison, vu que ce sont des matières auxquelles il n’y a
rien d’analogue. On les trouvera exposées dans la loi véridique mohammédienne, et c’est là où il faut en
revenir si l’on veut obtenir des éclaircissements sur ce sujet. »
§
Le lecteur voit maintenant que cette science ne
conduit pas au but que les philosophes se sont proposé et autour duquel ils
tournent encore sans l’atteindre. Ajoutons qu’elle renferme des principes contraires
à la loi divine et en opposition avec le sens évident des textes sacrés. La
seule utilité qu’elle peut avoir, autant que nous le sachions, *220 c’est d’aiguiser l’esprit en le rendant
capable d’obtenir, au moyen de preuves et de démonstrations, la faculté de
raisonner avec exactitude et justesse. Cela doit arriver, parce que l’art de
la logique impose l’obligation d’observer scrupuleusement les lois qui règlent
la forme et [27]
la composition des syllogismes.
§
On fait un grand usage des syllogismes dans les
sciences philosophiques, telles que la physique, les mathématiques et la métaphysique.
L’étudiant qui cultive ces branches de connaissances parvient donc, à force
d’employer fréquemment la démonstration et d’observer les lois du raisonnement,
à acquérir la faculté d’exposer avec netteté et précision les arguments et les
preuves dont il veut se servir. Ces arguments (fondés sur la raison) ne
suffisent toutefois pas au but que les philosophes se sont proposé ; on
peut tout au plus les regarder comme les règles les plus sûres à observer dans
la discussion des questions spéculatives [28].
§
Voilà, en somme, l’utilité de cet art. Ajoutons
qu’il nous fait connaître les systèmes de doctrine professés chez les divers
peuples de l’univers et les opinions de ces peuples. Quant au mal qui en
résulte, le lecteur vient de l’apprendre. Aussi je recommande fortement à p.240 celui qui veut étudier ces sciences de se
tenir toujours en garde contre les suites pernicieuses qui en résultent, et de
ne pas s’y engager avant de s’être bien pénétré des doctrines renfermées dans
la loi divine et de s’être mis au courant de ce que l’exégèse coranique et la
jurisprudence offrent de certain. Personne ne doit s’y appliquer, qui ne s’est
pas rendu maître [29]
des sciences religieuses. Il y a malheureusement peu d’étudiants en philosophie
qui parviennent à éviter les dangers que je viens de signaler. C’est Dieu qui,
par sa grâce, conduit les hommes à la vérité ; c’est lui qui leur sert de
guide, et, si Dieu ne nous avait pas dirigés, nous n’aurions jamais pu nous
tenir dans la bonne voie. (Coran, sour. VII, vers. 41.)
§
§ La vanité de l’astrologie démontrée. — Cet art est fondé sur
des principes dont la faiblesse est évidente. — Les conséquences en sont
dangereuses.
§
Les professeurs de cet art prétendent que, par
la connaissance des *221 vertus [30]
des astres et de leur influence sur les êtres simples et les êtres composés
auxquels les éléments ont donné naissance, on peut savoir d’avance les
événements futurs. D’après ce principe, les positions des sphères [31]
et des astres indiqueraient les événements de toute espèce [32]
qui doivent arriver, tant généraux que particuliers.
§
Les anciens astrologues pensaient que la
connaissance des vertus des astres et de leurs influences s’obtenait par
l’expérience, et que, pour y parvenir, il faudrait vivre pendant une époque
bien plus longue que les âges réunis de tous les hommes. « En effet,
(disaient‑ils, ) l’expérience est le fruit d’observations plusieurs fois
répétées dans le but d’arriver à une connaissance (certaine) ou à une
supposition (probable). Mais quelques astres prennent une période très longue
pour faire une révolution, et, pour en faire plusieurs, il leur faudrait une
suite de siècles bien plus étendue que les âges réunis de tous les
hommes. »
§
p.241 D’autres
astrologues moins intelligents déclarèrent que la connaissance des vertus des
astres et de leurs influences s’était obtenue par une révélation divine. C’est
là une opinion si mal fondée, que nous n’avons pas besoin de la réfuter. Une
preuve évidente de sa fausseté nous est offerte par le fait que, de tous les
hommes, les prophètes étaient les plus éloignés de la pratique des arts, et
qu’ils n’entreprenaient jamais de prédire les événements futurs, excepté dans
les cas où Dieu leur en donnait l’autorisation. Comment donc ces gens (les
astrologues) osent‑ils prétendre qu’ils connaissent l’avenir au moyen d’un
certain art et enseigner une telle doctrine à leurs disciples ?
§
Ptolémée et les astrologues des derniers siècles
pensaient que les indications fournies par les astres étaient dans l’ordre de
la nature, puisqu’elles provenaient d’un mélange qui s’était fait entre les
astres et les êtres matériels [33].
« L’action des deux grands luminaires, dit-il, et leur influence sur les
êtres matériels sont si manifestes, que personne ne saurait les nier. Telle
est, par exemple, l’action du soleil, qui amène la vicissitude des saisons,
dont elle change même les températures, et qui opère la maturation des fruits
et des grains ; telle est aussi l’action exercée par la lune sur les *222 êtres de constitution humide et sur l’eau,
sur la coction des matières sujettes à se corrompre et sur le concombre [34]. »
Il dit plus loin : « Après les deux grands luminaires [35],
viennent les astres ; et, à leur égard, nous avons deux manières d’opérer.
Dans la première, on accepte p.242 franchement
les doctrines transmises à leur sujet par les grands maîtres dans cet
art ; mais c’est là une concession dont l’esprit n’est nullement
satisfait. Dans la seconde, on a recours à des conjectures et à
l’expérience : on compare chacun de ces astres avec un des grands luminaires
dont la nature et l’influence sont évidentes et bien connues [36] ;
on examine ensuite si la vertu et le tempérament de cet astre augmentent en
force lorsqu’il est en conjonction (avec le soleil), et l’on s’aperçoit ainsi
si l’astre, par sa nature, s’accorde (avec le soleil) ou s’il perd sa
force ; dès lors, on a reconnu les (influences qui sont) contraires à
celle (de l’astre). Ayant ainsi découvert. les vertus de chaque astre observé
isolément, on sait quelles seront les vertus des astres réunis. Pour y parvenir,
on les étudie quand ils sont en trine aspect, en quadrature, etc. Les
connaissances qu’on acquiert ainsi dérivent (de celle) des natures des (douze)
signes comparées avec celles du grand luminaire. C’est ainsi qu’on parvient à
connaître les vertus de tous les astres. Qu’ils influent sur l’atmosphère,
c’est une chose évidente, et le mélange de ces influences avec l’atmosphère
réagit sur tout ce qui est au‑dessous en fait d’êtres qui ont en une naissance.
Les gouttes de sperme et les germes tirent de là leurs caractères particuliers
et deviennent des états [37]
pour les corps qui doivent s’en former, ainsi que pour les âmes qui se
rattacheront à ces corps, qui y entreront par infusion et leur devront la
plénitude de leur existence. Ces gouttes et germes sont aussi des états pour tout ce qui est accessoire
aux âmes et aux corps, puisque leur caractère essentiel reparaît dans les êtres
auxquels ils donnent naissance. » Il dit plus loin : « C’est là
mon opinion personnelle, mais je ne la donne nullement pour certaine.
(L’influence des astres) ne procède pas d’un décret divin, » — l’auteur veut
dire de la prédestination (de Dieu) ; — « elle
consiste uniquement en une réunion de ces influences naturelles qui sont les
causes des événements. Le décret divin est antérieur à *223 toute chose. » Telle est, en somme, la doctrine de
Ptolémée et de ses p.243 disciples,
doctrine qu’il a insérée dans son Livre
des quatre et dans d’autres écrits.
§
On voit par là combien sont faibles les
principes sur lesquels on a fondé cet art. En effet, la connaissance d’un
événement futur ou la supposition qu’on peut former à ce sujet provient de la
connaissance de tout ce qui peut influer sur cet événement, savoir :
l’agent, le patient [38],
la forme et le but, ainsi que nous l’expliquerons [39]
en son lieu et place. Or les vertus des astres, s’il faut nous en tenir à la
déclaration des astrologues, ne sont que des agents, et la partie composée des
éléments est la patiente. De plus, toutes ces vertus ne sont pas actives
d’elles‑mêmes ; il y en a d’autres qui agissent avec elles sur le corps
matériel. Telles sont la vertu génératrice qui appartient au père, et l’espèce
qui existe déjà dans la goutte de sperme ; telles sont aussi les vertus
particulières qui servent à opérer la distinction entre les diverses espèces
qui appartiennent au même genre, et d’autres encore. Or admettons que les
vertus stellaires aient acquis toute leur force, qu’elles ne forment (ensemble)
qu’un seul agent d’entre toutes les causes qui agissent sur les événements, et
que nous connaissions bien ces vertus et ces influences ; alors on nous impose
encore l’obligation d’avoir recours à des conjectures et à des présomptions, de
sorte que nous n’aboutissons qu’à former une (simple) supposition relativement
à l’arrivée de l’événement. Mais le pouvoir de faire des conjectures et des
présomptions n’appartient qu’à celui qui se livre à des spéculations, et ne se
trouve que dans sa faculté réflexive ; donc la conjecture et la
présomption ne peuvent être ni les causes immédiates ni les causes secondaires
d’un événement quelconque. Nous sommes, dès lors, obligés de les laisser de
côté et de reculer depuis la supposition jusqu’au doute. Voilà à quoi l’on
arrive, même en connaissant d’une manière précise et inattaquable les vertus
des astres.
§
p.244 Ajoutons
que cette connaissance en implique une autre qui s’y rattache, celle des
calculs au moyen desquels on détermine la marche des astres afin de pouvoir
déterminer leurs diverses positions. Rien ne prouve que chaque astre ait une
vertu particulière ; le procédé employé par Ptolémée dans le but de
reconnaître les vertus des cinq astres, en jugeant de ces astres par analogie
avec le soleil, est d’une *224 grande
faiblesse, vu que la force du soleil est tellement supérieure aux forces (ou
vertus réunies de tous les astres, qu’elle les domine complètement. On
n’aperçoit presque jamais que les vertus des astres reçoivent un accroissement
ou subissent une diminution au moment des conjonctions. Ptolémée lui-même en
fait l’aveu. Toutes ces considérations suffisent pour renverser l’opinion que
l’astrologie peut nous faire connaître d’avance les événements qui doivent
arriver dans le monde des éléments. Au reste, l’influence que les astres
exercent sur les êtres situés au‑dessous d’eux est tout à fait imaginaire,
puisque, dans le chapitre sur le tauhîd, nous
avons formellement démontré que Dieu est le seul agent. Les scolastiques
(orthodoxes) tiennent d’autant plus à fonder leurs arguments sur le principe de
l’agent unique, que le rapport des causes aux effets est une quiddité inconnue ;
ce qui est tellement évident que tout éclaircissement serait inutile.
D’ailleurs, la raison de l’homme est justement suspecte quand elle juge des
influences qui se manifestent à ses yeux ; aussi le rapport (de l’effet à
la cause) peut‑il s’établir autrement que par l’opération des influences dont
on est convenu de reconnaître l’existence. On peut même supposer que la
puissance divine sert de lien entre les causes et les effets, de même qu’elle a
lié ensemble tous les êtres, tant du monde supérieur que du monde inférieur.
§
Au reste, la loi révélée attribue tous les
événements à la puissance de Dieu et repousse la doctrine contraire. Les
déclarations faites par les prophètes renferment aussi la condamnation de l’astrologie
et de la doctrine des influences planétaires ; un examen suivi des textes
sacrés suffira pour attester ce fait. Le prophète a dit : Le soleil et la lune ne s’éclipsent ni pour la
vie ni pour la mort de personne. Il a
dit p.245 aussi : Parmi mes serviteurs,
il y en a qui croient en moi et il y en a d’antres qui n’y croient pas ;
celui qui dit, « La pluie que nous recevons vient de la bonté de Dieu et
de sa miséricorde, » croit en moi et ne croit pas aux astres ; celui qui
dit, « La pluie que nous recevons vient d’une telle étoile, » ne croit pas
en moi et croit aux astres. Cette tradition est parfaitement authentique.
§
Le lecteur voit maintenant la vanité de
l’astrologie, vanité démontrée *225 par la
révélation, par la faiblesse des principes d’où cet art dérive et par la
raison. Ajoutons qu’il est nuisible à la société par les croyances dangereuses
qu’il propage chez le vulgaire. Quand, par hasard, un jugement astrologique
s’accomplit, on ne cherche pas à vérifier les principes qui l’ont motivé, et
les ignorants, cédant à leur engouement, s’imaginent, mais bien à tort, que
tous les jugements fournis par l’astrologie doivent recevoir leur accomplissement.
Cela les mène à attribuer aux choses un autre créateur que Dieu. Parmi les
mauvais effets de l’astrologie, j’en indiquerai encore un [40]
qui se reproduit très souvent sous les diverses dynasties régnantes : elle
porte les hommes à s’attendre à des événements qui viendront interrompre (la
prospérité de l’État) ; et cette attente encourage les ennemis de
l’empire [41]
et les ambitieux à commettre des actes de violence et à se jeter dans la
révolte. De ceci nous avons nous‑mêmes vu de nombreux exemples.
§
L’astrologie est donc un art dont il faudrait
défendre l’exercice chez tous les peuples, comme étant nuisible également à la
religion et à l’État. Qu’on ne nous objecte pas que c’est un art qui prend naturellement
son existence chez les hommes, par suite de leurs perceptions et de leurs
connaissances acquises : le bien et le mal ont aussi une existence réelle
et naturelle dans le monde, et ne s’en laissent pas expulser ; mais
l’homme est obligé de donner une grande attention aux causes de l’un et de
l’autre, puisqu’il est tenu de travailler pour amener ce qui peut causer le
bien et pour repousser les p.246 causes
du mal. C’est là une obligation imposée à tout homme qui connaît les dangers de
cet art et le mal qu’il peut produire.
§
Ce que nous avons dit suffira pour montrer que
personne au monde ne saurait apprendre à fond l’astrologie ni acquérir la faculté
de l’exercer, même en admettant que cet art ait une existence réelle. Celui qui
s’est occupé à l’étudier et qui croit le posséder à fond est encore *226 très loin d’en avoir acquis la
connaissance ; car, cette étude étant défendue par la loi, il en résulte
que les hommes ne s’assemblent pas pour étudier les livres et écrits qui
traitent de l’astrologie, et ne se donnent pas la peine [42]
de l’apprendre. Aussi les individus, en très petit nombre ou, pour mieux dire,
en nombre presque infime, qui s’en occupent sérieusement, ne peuvent [43]
lire les ouvrages astrologiques que dans le recoin le plus secret de leurs
maisons ; car ils sont obligés de se dérober aux regards du public et
d’échapper à la surveillance de toute la communauté.
§
Ajoutons que l’astrologie se partage en un grand
nombre de branches et ramifications qui sont toutes très difficiles à
comprendre. A quoi aboutirait donc une étude (entravée par tant
d’obstacles) ? La jurisprudence est utile pour nos besoins spirituels et
pour nos intérêts mondains ; les sources où l’on puise la connaissance de
cette science sont d’un accès facile ; le Coran et les recueils de
traditions se trouvent entre les mains de tout le monde. Eh bien, nous voyons
une foule de personnes s’appliquer à l’étudier et à renseigner, et cependant,
malgré tant d’efforts [44],
tant d’empressement montré par les élèves à suivre les cours de droit, on ne
voit, dans chaque siècle et chez chaque peuple, que de rares individus arriver
à la connaissance parfaite de cette science ; et encore ne paraissent‑ils
que l’un après l’autre. Qu’en sera‑t‑il donc d’une science dont la pratique est
défendue par la loi, dont les abords sont fermés par les prohibitions de la p.247 religion, dont la connaissance est cachée
au public, dont les sources sont presque inabordables, et de laquelle résulte,
pour l’étudiant qui en aura déjà appris les principes et les ramifications, une
nouvelle obligation, celle d’avoir recours à des conjectures et des
présomptions [45] ?
Comment apprendre cet art et y devenir habile, quand son étude offre tant de
difficultés à celui qui prétend y avoir réussi mérite qu’on le renvoie avec
mépris ; car, d’abord, il ne pourra fournir aucune preuve en faveur de son
assertion ; et, ensuite, cet art
existe à peine chez nos coreligionnaires et n’est connu que de peu de
personnes. Le lecteur qui aura pris ces remarques en considération admettra que
notre opinion au sujet de l’astrologie est bien fondée. Dieu sait tout ce qui est caché et ne fait connaître à
personne les secrets qu’il veut garder. (Coran, sour. LXXII, vers. 26.)
§
Un de nos contemporains, Abou ’l‑Cacem er‑Rahoui,
poète tunisien de mes amis, a exprimé ces mêmes idées dans une pièce de vers
qu’il composa à l’époque où les Arabes (nomades) défirent les troupes
d’Abou ’l-Hacen et assiégèrent ce sultan dans la ville de Cairouan [46].
Comme une foule de rumeurs (et de prédictions) s’étaient répandues *227 tant parmi les amis du prince que dans les
rangs de ses ennemis, Er-Rahoui publia le morceau suivant [47] :
§ A tout moment, j’invoque la miséricorde de
Dieu ; car le bien‑être, le bonheur de la vie, nous ont été ravis.
§
Je
reste à Tunis matin et soir, et le matin ainsi que le soir est entre les mains
de Dieu.
§
La
révolte et la pestilence entraînent sur nous la terreur, la famine et la mort.
§
Les hommes
sont dans la consternation et dans les horreurs de la guerre : à quoi les
conseils peuvent‑ils servir ?
p.248
§
Et
voilà un individu qui vient nous dire : Un zéphyr rafraîchissant vous amènera
Ali.
§
Mais
Dieu est bien au‑dessus de ces vaines paroles [49] ; il règle le sort de
ses serviteurs selon sa volonté.
§
Vous
nous avez dit d’attendre, et vous prétendiez être des hommes probes et
vertueux.
§
Jeudi
est passé et encore jeudi ; le dimanche est venu et puis le mercredi.
§
La
moitié du mois s’est écoulée et même la seconde dizaine ; la troisième
renferme le dénoûment.
§
Et
nous n’entendons (de vous) que des paroles trompeuses. Est‑ce ignorance (de
votre part) ou bien mépris (pour nous) ?
§
Nous
appartenons à Dieu ; nous savons que rien ne saurait empêcher ce qu’il a
décidé.
§
Celui
que je veux adorer, c’est Dieu ; que la lune et le soleil vous suffisent
pour divinités !
§
Ces
étoiles errantes ne sont qu’une troupe vagabonde, ou bien des servantes
(obéissant au Seigneur).
§
Il
règle leur sort et elles ne règlent rien ; le sort des mortels est hors de
leur juridiction.
§
Les
philosophes, en regardant comme éternel ce qui était destiné à cesser d’exister [51] et à s’anéantir, se sont
trompés ; *228
§
Ils
ont dit que tout ce qui existe dans la nature est un produit de l’eau et du
feu,
§
Et ils
n’ont pas remarqué que le doux et son opposé, l’amer, tirent tous les deux leur
subsistance de la terre et de l’eau.
§
Dieu
est mon seigneur ; je ne comprends ni les atomes, ni le vide, ni la heïoula
(ύλη, la matière première), qui s’écrie : « Pourquoi suis‑je privée
de forme ? »
§
Je ne
comprends ni l’entité, ni la non‑entité, ni l’affirmation, ni la négation. p.249
§
Mes
croyances et ma religion sont celles du temps où les hommes vivaient dans la
sainteté ;
§
(A
l’époque) où il n’y avait ni chapitres, ni (premiers) principes, ni controverse,
ni examen.
§
(La
doctrine) des premiers musulmans est celle que je suis [53] ; et quelle excellente
doctrine à suivre !
§
Vous
les connaissez par leurs actes. Dans ce temps‑là, la folie [54] (philosophique) n’existait
pas.
§
Toi,
le grand docteur acharite [55] de l’époque ! sache que
les docteurs qui m’instruisent sont l’été et l’hiver (c’est‑à‑dire
l’expérience des années).
§
A ceux
qui me font du mal, je le leur rends ; la rétribution du bien, c’est le
bien.
§
Si
j’obéis (au Seigneur), j’obtiendrai le bonheur ; si je lui désobéis,
j’aurai de l’espoir (dans la miséricorde divine).
§
Je me
soumets à l’autorité de ce créateur, à qui obéissent le ciel et la terre.
§
Ce ne
sont pas vos pages écrites (qui décident les événements), mais la décision de
Dieu et sa prédestination.
§
Si
El-Achari apprenait ce que disent ceux qui prétendent suivre sa doctrine,
§ Il répondrait : « Allez dire à
ces gens‑là, que je repousse les opinions qu’ils énoncent. » *229
§
§ La permutation des métaux est impossible. — La pierre
philosophale [56] ne saurait exister. — L’étude de l’alchimie est
pernicieuse.
§
Parmi les hommes qui sont trop paresseux pour se
livrer au travail dans le but de gagner leur vie, il y en a beaucoup qui se
laissent p.250 entraîner par la cupidité vers
l’étude de l’alchimie. Se figurant que c’est là un moyen comme un autre pour se
procurer la subsistance, et que la pratique de cet art est non seulement
facile, mais lucrative, ils ne craignent pas d’encourir des fatigues et des
peines sans nombre, d’affronter de grandes difficultés, de s’exposer à la
sévérité des magistrats, de dépenser de l’argent en pure perte, et, bien plus
encore, de perdre l’honneur [57]
et la vie, si l’on vient à découvrir le secret de leurs occupations [58] ;
malgré cela, ils comptent sur la réussite de leurs opérations.
§
Ce qui les y engage, c’est de voir que, par des
procédés artificiels, on peut changer (la nature) des substances minérales et
les transformer les unes dans les autres, quand elles ont en commun la même
matière. Ils s’empressent donc d’employer des opérations chimiques [59]
dans le but de convertir l’argent en or, et le cuivre et l’étain en argent. La
transmutation des métaux est, à leur avis, une des possibilités qui s’offrent
dans le monde naturel. Quand ils opèrent, ils emploient divers procédés, selon
les théories et les doctrines différentes qui ont cours chez eux au sujet de
la matière qui, selon eux, doit former l’objet de leurs opérations, et à
laquelle ils donnent le nom de pierre
très noble.
§
(Dans leurs dissertations au sujet de cette
pierre, ils examinent) si c’est de l’excrément, ou du sang, ou des cheveux, ou
bien un œuf, etc. Selon eux, toute l’opération se réduit à ceci : Quand on
a bien reconnu la matière (de cette pierre), on l’écrase avec un pilon sur une
pierre dure et lisse, et, pendant qu’on la broie, on l’arrose avec *230 de l’eau, après y avoir ajouté les drogues
et les simples qui conviennent au but qu’on se propose, et dont l’influence
contribue à transmuer la pierre en tel métal qu’on désire. Après avoir arrosé
(ce mélange), on le fait sécher au soleil, ou bien on le cuit au feu, ou bien p.251 on le soumet à la sublimation ou à la
calcination, afin d’en expulser l’eau ou la terre qu’il peut renfermer. Quand
toute l’opération s’est passée d’une manière satisfaisante et qu’on a achevé la
manipulation selon les principes de l’art, on obtient une (substance) terreuse
ou aqueuse à laquelle on donne le nom d’élixir (el‑ikcîr). Ils prétendent qu’une portion de cet élixir, projetée sur de l’argent
chauffé au feu, le convertit en or, et, projetée sur du cuivre chauffé de même
manière, le convertit en argent ; ce qui, selon eux, dépend du but
spécial qu’on avait en vue lorsqu’on s’était mis au travail.
§
Ceux d’entre les alchimistes qui se piquent
d’exactitude disent que l’élixir est une matière composée des quatre éléments
et qui, à la suite de la préparation et du traitement particulier dont il a été
fait mention, se trouve douée d’un tempérament et de vertus naturelles qui lui
permettent de convertir en sa propre forme toute (substance) ni dans laquelle
elle entre, et de lui communiquer son propre tempérament. Cet élixir incorpore
dans cette (substance) les qualités et les vertus qu’il possède lui-même, ainsi
que le levain communique ses qualités à la pâte dont on fait le pain. Le levain
convertit la pâte en sa propre substance et lui donne cette faculté de se
gonfler et de s’amollir qui existe en lui-même, la rendant ainsi d’une
digestion facile et la convertissant promptement en un bon aliment. Il en est
de même de l’élixir d’or et d’argent : il change en sa propre substance
tout métal dans lequel il entre et lui donne sa propre forme. Voilà, en somme,
toute leur prétendue science.
§
Nous les voyons s’appliquer avec ardeur à ces
opérations, dans l’espoir d’y trouver de quoi se nourrir et s’enrichir. Ils se
transmettent les uns aux autres les maximes et principes de l’art, doctrines
qu’ils ont puisées dans les livres composés par les grands maîtres, leurs prédécesseurs ;
ils se communiquent mutuellement ces écrits, dont ils discutent les passages
énigmatiques dans l’espoir d’en découvrir la signification. Car il faut savoir
que la plupart [60]
de ces ouvrages ressemblent p.252 à des
recueils de logogryphes. Tels sont, par exemple, les soixante *231 et dix traités de Djaber Ibn Haïyan, le Retba tel‑Hakîm de Maslema el‑Madjrîti,
les écrits de Toghraï et les poèmes si bien versifiés d’(Ibn) el-Mogheïrebi.
Après (s’être donné beaucoup de peine dans ces études, ils n’en retirent pas le
moindre avantage. Je m’entretenais un jour, à ce sujet, avec mon professeur, le
cheïkh Abou ’l-Berekat el‑Belfîki, un des docteurs les plus éminents de
l’Espagne, et je lui plaçai sous les yeux un de ces traités alchimiques. Il le
parcourut assez longtemps, puis il me le rendit en disant : « Une
chose dont je vous réponds ; c’est que le (lecteur d’un tel ouvrage)
rentrera chez lui bien désappointé. »
§
Parmi les alchimistes il s’en trouve qui
s’occupent uniquement à frauder le public, soit ouvertement, soit secrètement.
Dans le premier cas, ils appliquent sur (des bijoux) d’argent une mince couche
d’or, ou bien ils prennent des objets en cuivre et les recouvrent d’une couche
d’argent, ou bien encore ils forment un alliage des deux métaux, en la
proportion d’une partie (d’argent à une partie d’or), ou de deux parties ou
même de trois. Dans le second cas, ils altèrent l’aspect de certains métaux par
un procédé artificiel ; ainsi, par exemple, ils blanchissent le cuivre et
l’amollissent au moyen du mercure sublimé, de sorte qu’il prend l’apparence
d’un corps métallique semblable à l’argent. C’est là une fraude que personne
n’est capable de reconnaître, excepté les essayeurs les plus habiles. Les gens
qui se livrent à ce genre de tromperie trouvent dans leur art le moyen de
fabriquer de la fausse monnaie pour la mettre en circulation. Ils la frappent
au coin du sultan, afin de mieux tromper le public et de lui faire accroire que
ces pièces sont de bon aloi : C’est là le plus vil de tous les métiers et
celui qui a les suites les plus fatales pour les personnes qui s’y engagent. En
effet, c’est voler l’argent du public, car, celui qui le pratique donne du
cuivre pour de l’argent et de l’argent pour de l’or dans le but d’en faire son
profit. Un tel homme est un voleur ou pire qu’un voleur. Chez nous, dans le
Maghreb, les gens de cette espèce sont presque tous des talebs (étudiants en théologie p.253
*232 et en droit appartenant à la race berbère). Ils rôdent sur les
frontières de nos provinces, se logent dans les villages habités par des populations
ignorantes, se retirent dans les petites mosquées des peuplades nomades,
et font croire aux niais qu’ils connaissent l’art de faire de l’or et de
l’argent. Comme ces deux métaux ont de grands attraits pour la plupart des
esprits et qu’on affronte volontiers la mort pour se les procurer, les fripons
dont nous parlons y trouvent le moyen de gagner leur vie. Ils cherchent ensuite
à tirer de leurs dupes encore davantage, tout en craignant (d’être découverts)
et en se voyant étroitement surveillés ; puis, quand leur incapacité est
devenue notoire et que l’ignominie de leur conduite s’est manifestée, ils
prennent la fuite et passent dans un autre pays, où ils reprennent leurs
fourberies et vantent leur prétendu talent, afin d’exciter la cupidité des gens
mondains. Voilà les moyens par lesquels ils cherchent à vivre. Il est inutile
de parler raison à des gens de cette espèce, leur impudence et leur perversité
étant portées à un tel extrême qu’ils ont adopté le vol par métier.
§
Rien ne pourra déraciner ces abus excepté la
sévérité du magistrat : il faudrait saisir les malfaiteurs partout où ils
se trouvent et leur couper les mains, après avoir acquis la preuve de leur
culpabilité. L’alchimie conduit à la falsification de la monnaie, dont l’emploi
est partout indispensable [61],
qui constitue les richesses des peuples, et dont la conservation et l’intégrité
sont à la charge du souverain lui-même, ainsi que le châtiment des faux
monnayeurs.
§
Quant à ceux qui ne pratiquent pas l’alchimie
dans un but frauduleux, et qui, trop honnêtes pour altérer les monnaies des
vrais croyants, cherchent uniquement à convertir l’argent en or, et le plomb,
le cuivre et l’étain en argent, par l’emploi du procédé déjà mentionné et par
l’application de l’élixir qui produit cet effet, je dirai qu’avec eux on peut
parler, en discutant les moyens par lesquels ils prétendent arriver à leur but.
Je dois faire observer qu’on ne connaît personne p.254
*233 qui ait réussi dans cette tentative ou qui soit arrivé au résultat
qui devait combler ses souhaits. Ces hommes passent leur vie à opérer, à manier
la molette et le pilon, à sublimer, à calciner, à s’exposer volontairement aux
dangers en cherchant et en cueillant des simples. Ils se communiquent des
anecdotes au sujet d’autres alchimistes qui seraient arrivés au but ou qui
auraient été sur le point d’y réussir. Il leur suffit d’avoir entendu une de
ces histoires pour qu’ils y ajoutent foi et en fassent le sujet de leurs
entretiens ; ils n’ont pas même l’idée d’en soupçonner l’authenticité, et
font comme les hommes qui, étant préoccupés d’une affaire, se laissent volontiers
égarer par les récits les moins exacts qui s’y rapportent. Qu’on leur demande
s’ils ont vérifié le fait de leurs propres yeux, ils répondent que non :
« Nous l’avons entendu raconter, disent‑ils, mais nous n’en avons pas été
témoins. » Voilà les alchimistes de tous les siècles et de toutes les
nations.
§
Sachez maintenant que la pratique de cet art
date des temps les plus reculés, et que les anciens en ont traité ainsi que les
modernes. Nous allons exposer leurs doctrines, et nous donnerons ensuite notre
opinion touchant la réalité du grand œuvre. Dieu, par sa grâce, dirige vers la
vérité. Donc nous dirons que les doctrines émises par les philosophes
à ce sujet dérivent de l’une ou de l’autre des deux théories qu’ils se sont
faites au sujet de la nature des sept métaux les plus communs, savoir :
l’or, l’argent, le plomb, l’étain, le cuivre, le fer et le zinc. Y a‑t‑il entre
ces métaux des différences spécifiques, de sorte que chacun d’eux forme une
espèce à part ? ou bien diffèrent‑ils par leurs qualités particulières de
manière à n’être que des variétés d’une même espèce ? [Les différences des
métaux quant à leurs qualités [62]
proviendraient (alors) de leur humidité, de leur sécheresse, de leur mollesse,
de leur dureté et de leurs couleurs, telles que le jaune, le blanc et le noir,
et les métaux seraient de simples variétés d’une
*234 même espèce : [63] ]
Selon Ibn Sîna (Avicenne) et les philosophes de l’Orient p.255 ses disciples, les métaux se distinguent
par des différences spécifiques, et chacun d’eux forme une espèce séparée et
indépendante des autres espèces qui se laisse constater par des caractères
réels. Cette espèce, comme toutes les autres, a sa différence et son genre particuliers.
Abou Nasr el‑Farabi, ayant admis comme principe que les métaux appartiennent
tous à une même espèce, inféra de là la possibilité de convertir un métal dans
un autre, puisqu’il est possible d’en changer les accidents et de le traiter
par des opérations (chimiques). A son
point de vue, l’alchimie serait un art réel et facile à exercer. Ibn
Sîna, ayant adopté pour système que les métaux différent en espèce, déclara que
l’existence de l’alchimie comme un art réel et véritable était impossible.
« Car, disait‑il, il n’y a pas moyen de soumettre les différences
spécifiques aux opérations (de la chimie) ; les différences ont été créées
par Dieu, créateur et ordonnateur de toutes choses ; leur véritable nature
nous est inconnue et nous ne pouvons pas nous en former même une idée. Comment
alors peut‑on chercher à changer ces différences par des
manipulations ? » Toghraï, un des grands maîtres de cet art [64],
traite la doctrine d’Ibn Sîna comme erronée, et la réfute par la considération
que l’emploi des opérations chimiques n’a pas pour but de créer une différence
spécifique ou d’en former une, mais seulement de disposer la matière à recevoir
cette différence. Quand la matière a été disposée convenablement, la différence
lui survient de la part de son créateur et formateur ; c’est ainsi qu’il
communique de l’éclat aux corps quand on les frotte et les polit : Aussi,
dans nos opérations, nous n’avons besoin ni de nous former une idée de la
différence ni de la connaître. » Il dit aussi : « Nous avons
plusieurs fois vu comment on peut créer des animaux sans en connaître les différences
spécifiques ; avec de la terre et de la paille on peut faire traître des
scorpions, et avec des crins on peut former des serpents. Citons encore
l’exemple (de production artificielle) mentionné par les auteurs qui ont traité
de l’agriculture : quand les p.256 abeilles
viennent à manquer, on peut en extraire un essaim du cadavre d’un veau.
Mentionnons aussi la manière de produire des roseaux *235 (en plantant) des cornes d’animaux ongulés, et comment on
obtient des cannes à sucre en remplissant ces cornes avec du miel avant de les
planter. Qu’est‑ce qui empêcherait alors des transformations analogues dans la
classe des métaux, puisque nous venons d’indiquer diverses formations
effectuées par des moyens artificiels ? L’art (de l’alchimie) a pour objet
la matière ; en manipulant et en traitant la matière, on la dispose
uniquement à recevoir (une de) ces différences spécifiques ; et voilà ce
que nous faisons, nous autres alchimistes, dans le but de produire de l’or et
de l’argent. Nous prenons une (certaine) matière et nous lui faisons subir une
manipulation après avoir reconnu qu’elle a une disposition primitive pour
recevoir [65]
la forme de l’or ou celle de l’argent. Nous la soumettons ensuite à un
traitement afin de perfectionner cette disposition et de la rendre capable de
recevoir la différence spécifique qui lui convient. » Voilà en somme, le
sens du discours de Toghraï.
§
Ce qu’il dit pour réfuter Ibn Sîna est
parfaitement juste, mais moi, j’adopterai une autre thèse ; je réfuterai
les prétentions de tous les alchimistes, et je démontrerai que la transmutation
des métaux par l’emploi de l’art est impossible, et que les opinions non
seulement de Toghraï et d’Ibn Sîna, mais de tous leurs confrères, n’ont pas le
moindre fondement. Leurs procédés se réduisent, en somme, à prendre une matière
possédant une certaine disposition primitive ; on fait de cette matière
l’objet (de son travail), on la traite et on la manipule en imitant l’opération
que la nature exerce sur les corps (métalliques) qui sont encore dans la mine,
opération qui continue jusqu’à ce que ces corps soient convertis en or ou en
argent. Dans ce dessein, les alchimistes augmentent la quantité des forces
actives et passives qu’ils mettent en œuvre, et cela dans le but de hâter
l’achèvement de la permutation. On a fait observer ailleurs qu’en augmentant la
force p.257 de l’agent on raccourcit le temps
dont cet agent a besoin pour produire son effet. On a mentionné aussi que
l’or, en se formant dans la mine, n’arrive à son état parfait qu’après
l’expiration de mille et quatre‑vingts ans, espace de temps égal à la durée
d’une grande révolution solaire [66].
Si les forces et les influences [67]
qui agissent ainsi *236 sur l’or
venaient à se doubler, le temps exigé pour compléter la formation de ce métal
serait nécessairement plus court qu’auparavant, ainsi que nous venons de le
dire. (Voilà ce que font les alchimistes), ou bien ils s’appliquent à obtenir,
au moyen de leurs manipulations, un tempérament qui pourra servir de forme à
une certaine matière [68]
et en faire une espèce de levain, et cela afin que la (matière ainsi modifiée)
produise, sur le corps qu’ils veulent traiter, les effets requis pour la
transmutation de ce corps. A cette matière les alchimistes donnent le nom d’élixir.
§
Sachez maintenant que, dans tous les êtres
produits par la combinaison des quatre éléments, ces éléments doivent se
trouver réunis en quantités inégales ; car, s’ils s’y trouvaient en
quantités égales, ils ne formeraient pas un tempérament. (Pour qu’un
tempérament existe, ) il faut qu’un des quatre éléments prédomine sur tous les
autres. Chaque chose née de la combinaison des (éléments) doit, de toute nécessité,
posséder une chaleur naturelle qui soit une force active au moyen de laquelle
cette chose puisse se trouver en état de conserver sa propre forme. Chaque
chose exige un certain temps pour sa création ; pendant ce temps, elle
parcourt diverses phases, jusqu’à ce qu’elle ait atteint son point
d’achèvement. Voyez comment se développe l’organisation de l’homme : dans
sa première phase il était une goutte de sperme, dans la seconde un grumeau de
sang, dans la troisième un lambeau de chair, dans la suivante il reçoit sa
forme, ensuite il p.258 devient un
fœtus, puis survient la naissance, puis l’allaitement, et ainsi de suite
jusqu’au dernier terme de la série. Dans chaque phase, les parties
(élémentaires) dont il se composait différaient en quantité et en
qualité [69],
car autrement la première phase serait aussi la dernière. Il en est de même de
la chaleur naturelle ; elle varie dans chaque phase. Considérez encore
l’or dans la mine ; combien a‑t‑il dû traverser de phases, par combien de
changements a‑t‑il dû passer dans l’espace de mille et quatre‑vingts ans !
§
Voyez maintenant l’alchimiste : il doit
imiter dans ses procédés l’action de la nature sur le minéral ; il doit
avoir soin de la suivre pas à pas, depuis le moment où il commence ses
manipulations jusqu’à ce qu’il les ait achevées. Or une des conditions
nécessaires pour *237 l’exercice d’un
art quelconque, c’est d’avoir une idée nette de la chose qu’on veut produire au
moyen de cet art. Parmi les dictons qui ont cours à ce sujet chez les
philosophes, il y en a un dont la teneur est celle‑ci : Le commencement de l’acte est la fin de la
réflexion, et la fin de la réflexion est le commencement de l’acte [70]. L’alchimiste est donc obligé, de se
faire une idée nette de tous les nombreux états par lesquels l’or doit
passer (pendant sa formation) ; il doit connaître la diversité des
proportions (offertes par les éléments) dans chacun de ces états, les
différences qui se présentent dans la chaleur naturelle à chaque changement de
phase, et l’espace de temps que chaque phase doit durer. Il doit savoir, de
plus, jusqu’à quel degré il doit multiplier les forces qu’il emploie pour
suppléer à l’action du temps ; sans cela il ne saurait imiter la marche
suivie par la nature dans la formation des minéraux. (S’il travaille d’après
l’autre théorie), il doit préparer une forme
tempéramentale pour la portion de matière (qu’il va préparer), forme
analogue à celle que le levain communique au pain et qui doit agir sur la
matière (soumise au traitement alchimique) en raison de ses forces et de sa
masse.
§
p.259 Mais,
pour embrasser toutes ces connaissances, il faudrait posséder la faculté par
laquelle Dieu sait tout, car l’entendement de l’homme est trop imparfait pour y
parvenir. Celui qui prétend faire de l’or au moyen de l’alchimie ressemble à
l’homme qui se dirait capable de créer un être humain avec de la liqueur
séminale. Quand même nous reconnaîtrions à celui-ci la connaissance des
éléments dont le corps se compose, celle de leurs proportions relatives, celle
des phases par lesquelles passe la formation du corps, celle de la manière dont
le fœtus est créé dans le sein de la mère, — admettons qu’il sache tout cela jusqu’aux
moindres détails, sans en laisser passer un seul ; et sommons‑le de créer
un être humain : il ne saurait comment s’y prendre.
§
Pour faire mieux saisir notre raisonnement, nous
allons le reproduire encore sous une forme plus sommaire. L’art des alchimistes,
et ce qu’ils ont la prétention de faire au moyen de leurs opérations, consiste
à imiter, par des procédés artificiels, l’action de la nature sur les minéraux,
et de suivre la nature pas à pas, jusqu’à ce que le corps minéral (sur lequel
on opère) soit parvenu à sa perfection ; ou bien (d’après l’autre théorie,
cet art) consiste en la création d’une matière possédant certaines vertus,
produisant certains effets et douée d’une forme
tempéramentale, laquelle matière exercerait sur un corps *238 une action naturelle et s’assimilerait ce
corps en lui donnant sa propre forme. Or, avant de commencer le procédé
artificiel, il faut se faire une idée nette de toutes les circonstances qui
sont particulières au mode d’opération par lequel la nature exerce son action
sur les minéraux, opération qu’il s’agit de suivre pas à pas ; ou bien
(dans l’autre cas) il faut savoir d’une manière précise et détaillée toute la
série d’effets que la matière douée des vertus (transformantes) doit produire
(sur le minéral qu’on veut traiter). Mais ce sont là des circonstances à
l’infini, et la science humaine serait incapable de les embrasser toutes.
L’alchimiste ressemble donc à l’homme qui entreprend de créer un être humain,
ou un animal, ou une plante.
§
L’argument dont je donne ici le résumé est le
meilleur que je p.260 connaisse. On
voit que, pour démontrer l’impossibilité (de la transmutation), nous
n’employons pas des raisonnements fondés sur les différences spécifiques (des
métaux et sur leur nature ; notre preuve se fonde uniquement sur la
difficulté de la chose et sur l’impuissance de l’esprit humain de tout
comprendre. La doctrine émise par Ibn Sîna est à l’abri de nos
objections ; il a même démontré l’impossibilité (de la transmutation)
d’une autre manière, en indiquant ce qui en serait le résultat. La sagesse divine, disait‑il, a voulu que les
deux pierres (l’or et l’argent) fussent très rares, parce qu’elles devaient
s’employer pour représenter la valeur de ce que l’homme gagne par son travail
et de tout ce qui fait ses richesses. Or, si on pouvait fabriquer ces deux
métaux par un procédé artificiel, ils deviendraient si abondants que personne
n’aurait de l’intérêt à les rechercher, et le dessein de la Providence serait
frustré. » Une autre de ses preuves est celle‑ci : « La nature,
dans ses opérations, n’abandonne jamais la voie la plus courte pour prendre la
plus longue et la plus difficile. Or, si le procédé artificiel était
satisfaisant, comme les alchimistes le prétendent, s’il était plus facile et plus
prompt que celui dont la nature fait usage en opérant sur les minéraux, elle
n’y aurait pas renoncé pour adopter celui dont elle se sert pour créer et
former l’or et l’argent. »
§
Passons à l’assimilation faite par Toghraï.
Selon lui, les rares résultats obtenus par les opérations de l’alchimie
trouvent des analogues dans le monde naturel, analogues dont la manière de
créer des scorpions, des abeilles et des serpents offre un exemple. Quant *239 à ce mode de création, que le hasard seul a
fait connaître, ce qu’il en dit est vrai ; mais il en est autrement quant
à la découverte du grand œuvre et de sa préparation ; jamais on n’a
entendu dire que quelqu’un y ait réussi. Les hommes qui se sont appliqués à
cette recherche ont toujours continué leurs tentatives et n’ont cessé de
broncher à tout instant jusqu’à ce jour. Ils n’ont rien appris, excepté des
anecdotes mensongères ; et certes, si quelqu’un d’entre eux fût parvenu à
un bon résultat, il aurait communiqué sa recette à ses p.261 parents ou à ses élèves : cette recette aurait
circulé parmi les adeptes, et, comme l’expérience en aurait démontré
l’exactitude, le procédé se serait répandu dans le monde, de sorte qu’il serait
parvenu jusqu’à nous ou à d’autres.
§
Ils disent que l’élixir peut être assimilé au
levain, parce que c’est une matière composée (des quatre éléments) et ayant la
faculté de convertir en sa propre substance les substances dans lesquelles on
l’introduit. A cela je réponds que le levain [71]
ne sert qu’à convertir la pâte en un aliment facile à digérer ; son effet
est donc de la corruption [72].
Or la corruption d’une matière s’effectue très facilement, puisque le moindre
acte, le moindre élément (étranger) y suffit ; tandis que l’élixir est
recherché dans le but de convertir un minéral en un autre appartenant à une
classe plus noble et à un rang plus élevé. Donc son opération consiste en la
formation (d’un être) et en son amélioration (ce qui est le contraire de la
corruption). Mais, comme il est plus difficile de former que de corrompre, on
ne saurait assimiler l’élixir au levain.
§
La vérité est que, si le grand œuvre existe
réellement, ainsi que le prétendent les philosophes qui en ont traité, tels que
Djaber Ibn Haïyan, Maslema Ibn Ahmed [73]
el‑Madjrîti et autres, on ne doit pas le regarder comme le produit d’un art
naturel, ni supposer qu’on peut en accomplir la formation au moyen d’un procédé
artificiel. Au reste, leurs traités à ce sujet ne sont pas dans le genre des
écrits consacrés à la physique ; ils ont tout à fait la marche et la
tournure des discours que ces deux auteurs tiennent au sujet de la magie et des
manifestations surnaturelles comme celles dont El‑Halladj [74]
et d’autres avaient eu communication. Maslema a fait une déclaration p.262 semblable dans son Kitab el‑Ghaïa, et ce qu’il en dit dans son Retba tel‑Hakim, *240 ainsi
que Djaber dans ses épîtres [75],
a tout à fait le caractère que nous venons de signaler. Le style des écrits
que ces deux auteurs ont laissés sur cette matière est si bien connu, que nous
n’avons pas besoin d’en parler davantage.
§
En somme, les alchimistes regardent le grand
œuvre comme appartenant à une des catégories universelles qui renferment les
êtres dont la création est en dehors du domaine de l’art. Autant il est
impossible d’opérer sur le germe d’un arbre ou d’un animal, en s’écartant de
la voie ordinaire dont se forment les choses, et de le traiter dans le but d’en
obtenir un arbre ou un animal dans l’espace d’un jour ou d’un mois, autant est
vaine l’opération par laquelle on voudrait convertir en or, dans l’espace d’un
jour ou d’un mois, la matière dont ce métal se forme. Pour changer
la marche ordinaire de la nature en ce cas, il faudrait avoir un secours
provenant du monde surnaturel, et ce secours, l’art ne saurait le fournir.
Celui qui essaye de produire le grand œuvre en employant des moyens artificiels
perd également sa peine et son argent.
§
On a désigné le procédé des alchimistes par le
nom d’infructueux, pour la raison que, même dans le cas où il donnerait un bon
résultat, ce résultat n’en proviendrait pas moins d’un monde tout à fait en
dehors du domaine de la nature et de l’art. Réussir à se procurer ainsi le
grand œuvre serait un fait tout aussi extraordinaire que de marcher sur l’eau,
de se faire porter par l’air et de passer à travers des corps solides [76],
prodiges en dehors des voies ordinaires de la nature et se manifestant en
faveur de quelques saints. On peut encore l’assimiler à la création d’un oiseau
ou à tout autre miracle opéré par un prophète : Souviens‑toi, dit Dieu (à
Jésus), quand tu formas d’argile la
figure d’un oiseau, avec ma permission, et quand tu soufflas sur elle, de sorte
qu’elle devint un oiseau par la permission de Dieu. (Coran, sour. V,
vers. 110.) La faculté d’exécuter des choses si extraordinaires varie p.263 selon le caractère des individus à qui
cette faveur est accordée : c’est tantôt un homme saint qui l’obtient et
tantôt un pécheur (c’est‑à‑dire un magicien) ; mais celui-ci voit cette
faveur tourner à sa honte. Un homme pervers peut recevoir cette faculté, mais
il ne peut pas se la donner ni la communiquer à autrui. La fabrication du grand
œuvre, envisagée sous ce point de vue, est donc un procédé magique, et nous
avons déjà dit que les effets de la magie se produisaient sous l’influence de
l’âme (humaine). Les manifestations qui viennent interrompre le cours
ordinaire de la nature sont, ou des miracles, ou des prodiges opérés par de
saints personnages, ou bien des effets de la magie. *241 Voilà pourquoi les philosophes qui traitent du grand œuvre
parlent par énigmes que personne ne saurait comprendre, excepté les hommes qui
se sont plongés dans l’abîme des sciences magiques et qui ont remarqué les
diverses actions que l’âme (humaine) exerce sur le monde naturel. Les effets
provenant de causes surnaturelles sont si nombreux que personne ne saurait les
connaître tous, et Dieu embrasse par sa
science tout ce qu’ils font. (Coran, sour. III, vers. 116.)
§
Le motif le plus ordinaire de l’empressement que
l’on met à prendre connaissance de cet art et à le cultiver est celui que nous
avons déjà indiqué, savoir, le peu d’inclination qu’on éprouve à chercher sa
vie en suivant la voie la plus simple que la nature nous offre, et le désir
d’arriver à la fortune de quelque autre manière. Les moyens naturels de gagner
sa vie sont l’agriculture, le commerce et la pratique des arts ; mais les
gens paresseux, trouvent qu’il serait trop fatigant de s’engager dans des
occupations de ce genre afin de se procurer la subsistance, désirent s’enrichir
tout d’un coup par l’alchimie ou par tout autre moyen surnaturel. Ce sont
ordinairement des hommes pauvres qui s’en occupent ; mais les philosophes
aussi ont discuté sur la réalité du grand œuvre et sur sa non‑existence. Ibn
Sîna, qui tenait un haut rang comme vizir, et qui niait la réalité (de cette
matière merveilleuse), possédait de grandes richesses ; mais El‑Farabi,
qui y croyait, citait un de ces malheureux qui n’avaient pas toujours de quoi
manger. Les spéculations des gens p.264 qui ont
cultivé cet art avec passion et qui en ont étudié les procédés font justement
soupçonner (qu’ils étaient dans la pauvreté). Dieu seul est le dispensateur de la nourriture ; sa puissance est
inébranlable. (Coran, sour. LI,
vers. 58.)
§
§ Indication des sujets qu’il convient de traiter dans des
ouvrages, et de ceux qu’il faut laisser de côté [77].
§
L’âme de l’homme sert de dépôt aux connaissances
humaines, en *242 même temps qu’elle
renferme un don précieux, celui de la faculté perceptive. C’est la réflexion
qui lui procure les connaissances ; elle les obtient d’abord en se formant
des idées exactes des choses, puis en constatant, soit directement, soit
indirectement, la réalité ou la non‑existence des accidents qui affectent les
essences de ces choses. Par cette opération, la réflexion donne naissance à des
questions [78]
qu’elle s’occupe (ensuite) de résoudre affirmativement ou négativement. Quand
la forme (ou idée) de la connaissance ainsi acquise s’est établie dans
l’entendement, il faut, de toute nécessité, la manifester à d’autres
(personnes), soit par la voie de l’enseignement, soit par celle de la
conversation ; et cela dans le but d’aiguiser [79]
la réflexion (et de l’aider) à constater la vérité. On manifeste (ses pensées)
par l’exposition.
§
Le terme exposition
sert à désigner un discours composé de paroles articulées et créées par
Dieu dans l’organe de la langue. Ces paroles se composent de lettres ; les
lettres sont des sons isolés produits de diverses manières par le muscle de la
luette et par la langue, dans le but de permettre aux hommes de se communiquer
réciproquement leurs pensées. Voilà l’exposition
du premier degré, qui fait connaître p.265
ce qui est dans l’esprit, et surtout ce qui s’y trouve de plus abondant
et de plus noble, savoir, les connaissances. L’exposition du premier degré s’applique,
d’une manière générale, à tout ce qu’on roule dans l’esprit, c’est‑à‑dire à ce
qui est khaber et à ce qui est inchâ [80].
§
Par l’exposition
du second degré, nous communiquons ce que nous avons dans
l’esprit à un individu qui se cache, ou qui est absent, ou qui est loin de
nous, et à des personnes que nous n’avons jamais rencontrées, ou qui ne sont
pas encore nées. Ce genre d’exposition consiste uniquement dans (l’emploi de)
l’écriture. L’écriture se compose de signes tracés avec la main, et dont les formes
et les figures représentent, par convention, des paroles articulées, les
reproduisant lettre par lettre, mot par mot. Énoncer, au moyen de l’écriture, *243 ce qui est dans l’esprit, est un procédé
indirect, puisqu’il ne reproduit que la parole [81] ;
et, pour cette raison, il est mis au second rang.
§
C’est au moyen de l’exposition que l’homme découvre [82]
aux autres ce que son esprit renferme de plus noble, savoir, les connaissances
scientifiques et les renseignements utiles. Parmi les personnes qui s’occupaient
des sciences, il y en avait qui se plaisaient à confier au papier, par l’emploi
de l’écriture, les notions qu’elles possédaient au sujet de ce qui faisait
l’objet de leurs études, afin que ces renseignements fussent utiles aux
absents et à la postérité. Ce furent là les p.266
auteurs. Leurs ouvrages se trouvent, en grand nombre, chez divers
peuples et nations, et se transmettent d’une génération à une autre pendant des
siècles. Ils diffèrent les uns des autres, par suite de la diversité des
religions, des lois et des notions historiques touchant les nations et les
empires. Cette différence n’existe pas pour les sciences philosophiques, parce
que celles‑ci se développent toujours de la même manière ; ce qui, du
reste, est exigé par la nature même de la faculté réfléchissante. En effet,
c’est par la réflexion que l’on obtient des idées exactes au sujet des êtres
tant corporels que spirituels, tant de ceux qui appartiennent à la sphère
céleste, (le monde spirituel) que de ceux qui sont composés des quatre
éléments, tant des êtres abstraits que de la matière des êtres. Les
connaissances de ce genre n’offrent jamais la moindre discordance. Il en est
autrement des sciences religieuses, ce qui tient à la diversité (des religions
et) des sectes. Les connaissances historiques aussi se contredisent, vu que, si
l’on s’arrête à la superficie des renseignements, ou les trouve rarement
d’accord.
§
Il y a aussi une grande diversité entre les
écritures, chaque peuple s’étant accordé à donner aux lettres (de son alphabet)
des formes particulières. On désigne les divers genres d’écriture par les
termes calam (roseau à écrire) et khatt
(ligne, caractère). Le caractère himyérite, appelé aussi mosnad [83],
est celui qui fut employé par les Himyérites et les anciens habitants du Yémen.
Il diffère de celui dont se servent les Arabes, descendus de Moder, et vivant
dans les temps postérieurs ; les langues de ces deux peuples diffèrent
aussi entre elles. Ce sont cependant, toutes les deux, des dialectes
arabes ; mais les Modérites s’étaient acquis une faculté de parler et de
s’exprimer en arabe qui ne ressemblait pas à celle des Himyérites. Chacun de
ces dialectes a ses règles générales, fondées sur la manière dont ceux qui le
parlaient exprimaient leurs idées, et les règles de
*244 l’un ne sont pas les mêmes que celles de l’autre. On s’est quelquefois
trompé à cet égard, parce qu’on ne sait pas apprécier toutes les p.267 ressources de la faculté au moyen de
laquelle on exprime ses pensées. L’écriture syrienne fut celle des Nabatéens et
des Chaldéens. Des gens ignorants prétendent quelquefois que c’est l’écriture
la plus conforme à la nature, puisqu’elle est la plus ancienne, et que le
peuple qui s’en servait était le plus ancien de tous. Cette opinion erronée est
digne tout au plus du vulgaire, car les actes volontaires de l’homme ne sont
pas de ces choses que la nature exige. Comme la haute antiquité et le long
emploi de l’écriture syrienne avaient enraciné chez les hommes l’habitude de
s’en servir, des esprits superficiels se figurent qu’elle a pris son origine
dans la nature même. Beaucoup de gens à l’esprit obtus soutiennent une opinion
semblable à l’égard de la langue arabe : « Les Arabes, disent‑ils,
ont toujours arabisé par un effet de la nature, et ont toujours énoncé par un
effet de la nature. » C’est encore là une erreur.
§
L’écriture hébraïque fut employée par les
enfants d’Israël, descendants de Héber, fils de Salé, et par d’autres peuples.
L’écriture latine fut en usage chez les Latins, fraction de la race qu’on
nomme les Roum, et possédant un
langage qui lui fut propre. Tous les autres peuples, les Turcs, par exemple, et
les Francs et les Indiens, ont chacun une écriture particulière qu’il est
convenu d’employer, et qui porte son nom.
§
Les trois premières de ces écritures ont joui
d’une grande considération : on a cultivé celle des Syriens, à cause de
son ancienneté ; celle des Arabes, parce que le Coran leur fut donné en
langue arabe, et celle des Hébreux, parce que le Pentateuque leur fut révélé en
hébreu. Comme ces deux dernières étaient faciles à lire [84],
on attacha tout d’abord une haute importance aux textes écrits [85]
en ces caractères ; ensuite se développèrent les règles qui constataient
d’une manière absolue les modes d’expression qui étaient particuliers au génie
de chaque langue [86] ;
car il s’agissait de p.268 reconnaître,
dans ces écrits sacrés, les devoirs que la religion imposait aux fidèles.
§
Les Roum, peuple qui parlait latin, ayant adopté
la religion *245 chrétienne, laquelle est
tirée en entier du Pentateuque, ainsi que nous l’avons mentionné dans la
première partie de notre ouvrage [87],
les Roum traduisirent en leur langue le Pentateuque et les livres des Prophètes
israélites, afin d’y trouver plus facilement les décisions (de Dieu). Aussi
surpassèrent‑ils tous les autres peuples [88]
par le soin qu’ils donnèrent à (la culture de) leur langue et de leur écriture.
Les autres genres d’écriture, et chaque peuple en avait une de son invention,
restèrent négligés.
§
Plus tard on fixa au nombre de sept les divers
buts auxquels il était permis de viser en composant des ouvrages, et on déclara
qu’il ne fallait pas en adopter d’autres. Voici
l’indication des buts légitimes :
§
1° Établir une nouvelle science, en indiquer
l’objet, les divisions, les subdivisions et l’enchaînement des problèmes
qu’elle sert à résoudre ; ou bien indiquer les questions et les problèmes
que l’on rencontre en faisant des recherches consciencieuses, et faire jouir
les autres des fruits de ses travaux. On met ces notions par écrit et on les
réunit dans un volume, avec l’espoir que la postérité en reconnaîtra
l’utilité. C’est là ce qui est arrivé pour les traités fondamentaux de la
jurisprudence. Chafeï fut le premier qui traita des preuves qu’on pouvait tirer
des paroles de la loi divine et qui en fit un résumé ; après lui vinrent
les Hanefites, qui, en faisant, connaître, d’une manière détaillée, toutes les
questions qui se laissent résoudre par analogie, rendirent un grand service aux
générations qui se sont suivies jusqu’à nos jours.
§
2° Quand la langue et les écrits d’un ancien
auteur ne sont pas intelligibles (pour tout le monde), et qu’on parvient, avec
l’aide de Dieu, à les comprendre, on désire communiquer aux autres p.269 l’explication des difficultés qui
pourraient les arrêter, et rendre un service à ceux qui en sont dignes. En
expliquant les ouvrages consacrés aux sciences intellectuelles et aux sciences
traditionnelles (fondées sur la foi), on s’est proposé ce but, qui, en réalité,
est très noble.
§
3° [89]
Des erreurs et des fautes se trouvent dans les écrits d’un ancien dont le haut
mérite est généralement reconnu, et dont la réputation, *246 comme auteur instructif, est très répandue. On constate ces
fautes par des preuves claires et incontestables, et on désire faire parvenir
ces rectifications à la postérité ; car on sait combien il est difficile
d’extirper les fausses opinions qu’un ouvrage important aura répandues dans le
monde depuis plusieurs siècles, et qui proviennent d’un auteur renommé dont
l’érudition est regardée comme infaillible. On compose, sur cette matière un
livre qui fournit aux lecteurs l’indication de ces erreurs.
§
4° Une science est incomplète parce qu’on y a
négligé certains problèmes ou omis une des sections dont le nombre se trouve
déterminé par l’objet même de cette science. Un lecteur, s’apercevant de la
lacune, entreprend de la faire disparaître en y insérant ce qui manquait. Il
complète ainsi cette science dans toutes ses parties, en expose tous les
problèmes et n’y laisse rien d’imparfait.
§
5° Si les questions dont une science s’occupe
sont présentées sans ordre et sans être classées par chapitres, un lecteur
pourra entreprendre de les ranger convenablement et de mettre chaque problème
à la place qu’il doit occuper. Le texte du Modaouena [90],
tel qu’Ibn [91]
el‑Cacem l’avait transmis à Sahnoun, et celui de l’Otbiya, tel qu’El-Otbi
l’avait enseigné après l’avoir appris des disciples de Malek, présentent ce
genre de défaut [92].
Comme on avait remarqué dans ces livres que beaucoup de questions de droit se
trouvaient sous des titres qui ne leur convenaient pas, Ibn Abi Zeïd entreprit
de mettre en ordre le texte du Modaouena.
Celui de l’Otbiya est resté dans son désordre
primitif, et offre sous chaque titre des questions qui devaient p.270 se trouver sous un autre. Aussi les
jurisconsultes s’accommodent‑ils du Modaouena
tel qu’il se présente dans la rédaction d’Ibn Abi Zeïd et dans celle d’El‑Béradaï,
docteur qui vint plus tard.
§
6° Une foule de problèmes peuvent se trouver
déplacés, étant insérés dans des chapitres consacrés à d’autres sciences. Un
homme de talent, connaissant bien son sujet et tous les problèmes qui s’y
rattachent, veut remédier à ce désordre, et produit une nouvelle *247 science qui mérite de prendre rang parmi
celles qui intéressent l’esprit humain. Abd el‑Caher el‑Djordjani [93]
et Abou Yacoub es‑Sekkaki [94]
trouvèrent, éparpillées [95]
dans des traités de grammaire, beaucoup de questions appartenant à la science
de l’exposition [96]. El‑Djahed [97]
en avait déjà réuni plusieurs dans son Kitab
el‑Beïyan oua‑’t‑Tebyan (exposition et explication). On s’est alors
aperçu [98]
que ces questions formaient l’objet, d’une science sui generis, celle de l’exposition,
et cette découverte donna lieu à la composition de plusieurs ouvrages très célèbres.
La science de l’exposition, à laquelle ces questions servent de base, occupa
l’attention des savants postérieurs, et ceux‑ci ont traité le sujet de manière
à surpasser tous leurs devanciers.
§
7° Dans chaque branche de science il y a des
livres fondamentaux, et, comme ces traités peuvent offrir des longueurs et des
redondances, il est permis de rédiger un nouvel ouvrage dans lequel on abrège
le texte originel, le resserrant de manière à en former un résumé. Par cette
opération, on fait disparaître les redites, tout en p.271 évitant de supprimer l’essentiel, car, autrement, on
s’écarterait du but que l’auteur s’était proposé.
§
Voilà les objets auxquels il est permis de viser
et qu’on ne doit pas perdre de vue quand on a l’intention de composer un
ouvrage. L’écrivain qui en adopte un autre fait là une chose à laquelle rien
ne l’oblige, et s’écarte de la voie que, selon l’opinion de tous les hommes
intelligents, on est tenu de suivre. Ainsi, par exemple, un individu veut
s’attribuer à lui-même la composition d’un ouvrage dont il n’est pas
l’auteur ; il déguise le texte original en substituant certaines
expressions à d’autres, en changeant l’ordre des matières, en supprimant des
passages essentiels, en insérant des choses inutiles et en remplaçant le vrai
par le faux. Pour commettre un tel acte, il faut être très ignorant et très
présomptueux. Aussi voyons‑nous qu’Aristote termine par les paroles suivantes
l’énumération des objets qu’on doit se proposer dans la composition d’un
ouvrage : « Ce qui est en dehors de cela n’est que du superflu et de
la convoitise », c’est‑à‑dire *248 de
l’ignorance et de la présomption. Que Dieu nous préserve d’agir autrement qu’il
ne convient à un homme raisonnable ! Dieu
dirige vers (la voie) la plus droite. (Coran, sour. XVII, vers. 9.)
§
§
Parmi les causes qui nuisent à l’acquisition des
connaissances scientifiques et qui empêchent de les approfondir, il faut ranger
le trop grand nombre d’ouvrages composés (sur le même sujet), et les divers
systèmes de termes techniques qui s’emploient dans l’enseignement. Le
professeur, étant tenu de se rappeler (tous les détails de la science qu’il
enseigne) et sachant que ses élèves ne sauraient atteindre au degré
d’instruction (qui leur est imposé) à moins de connaître (ces détails), est
obligé de savoir par cœur la totalité ou la majeure partie de ces termes et de
bien faire attention à leur emploi. Or les ouvrages qui traitent d’une même
science sont tellement nombreux, que le professeur le plus zélé ne saurait en
prendre une p.272 connaissance parfaite,
quand même il y consacrerait toute sa vie ; aussi se voit‑il forcément
obligé de s’arrêter avant d’avoir atteint le degré d’érudition auquel il visait.
§ La
science du droit malékite, telle qu’on la trouve exposée dans le Modaouena et dans les commentaires qui
développent la jurisprudence de cet ouvrage, le livre d’Ibn Younos, par
exemple, celui d’El‑Lakhmi, celui d’Ibn Bechîr [99],
les traités qui servent d’introduction à cette étude, et les recueils
d’indications qui lui sont nécessaires, offre un exemple (du fait dont nous
nous plaignons). Il en est de même (de la jurisprudence malékite telle qu’on la
trouve dans) le traité d’Ibn el‑Hadjeb [100]
et dans les (nombreux) écrits auxquels il a donné lieu. (Celui qui a bien
étudié le droit malékite) doit être en mesure de reconnaître les doctrines de
l’école de Cairouan et ne pas les confondre avec celles de Cordoue, de Baghdad,
du Caire et des autres écoles postérieures. Il doit savoir tout cela, s’il veut
obtenir l’autorisation de prononcer sur des questions de droit. Toutes ces
doctrines n’offrent cependant que la répétition des mêmes idées, mais celui qui
a étudié le droit est tenu d’avoir ces notions présentes à l’esprit et de bien
distinguer entre les opinions des diverses écoles. Or, pour étudier à fond la
doctrine d’une seule école, il faudrait y passer sa vie.
§
*249 Il en
serait bien autrement si les professeurs se bornaient à expliquer aux élèves
les problèmes (ou doctrines) de l’école ; leur tâche serait beaucoup plus
facile et les étudiants apprendraient avec moins de difficulté. Mais le mal est
tellement enraciné, par suite de l’habitude prise, qu’il est devenu comme une
chose naturelle qu’on ne saurait changer ni faire disparaître.
§ Citons
encore comme exemple la science de la grammaire arabe, telle qu’elle est
exposée dans le Kitab de
Sibaouaïh [101],
dans les nombreux ouvrages auxquels ce livre a donné naissance, dans les
systèmes p.273 inventés par les grammairiens de
Basra, de Coufa [102],
de Baghdad et d’Espagne, dans les autres systèmes imaginés par leurs
successeurs, dans ceux des anciens auteurs et ceux des modernes, tels qu’Ibn el-Hadjeb
et Ibn Malek, à quoi il faut ajouter tous les autres livres composés sur ce
sujet. Comment peut‑on exiger d’un professeur qu’il les comprenne tous, quand
même il aurait passé toute sa vie à les étudier ? Personne ne peut espérer
d’arriver à ce degré (d’érudition), car on n’y réussit que dans des cas
extrêmement rares. Un de ces cas exceptionnels est venu cependant à ma
connaissance dans ces derniers temps : j’étais encore dans le Maghreb,
quand je reçus un ouvrage composé par un grammairien natif de l’Égypte et
nommé Ibn Hicham [103]. On reconnaît, à la manière dont l’auteur
s’y exprime, que, chez lui, la connaissance de la grammaire est portée au plus
haut degré et à un point que personne avant lui, si nous exceptons Sibaouaïh,
Ibn Djinni [104]
et leurs disciples, n’avait jamais atteint. (Il doit cet avantage) à son érudition,
à sa connaissance exacte des principes fondamentaux et des ramifications de
cette science, et à l’extrême habileté qu’il déploie (dans la solution des
questions grammaticales). Ce fait démontre que le mérite n’appartient pas
uniquement aux anciens. Et cependant Ibn Hicham avait à franchir tous les
obstacles que je viens de signaler, toutes les difficultés provenant du grand
nombre de systèmes [105]
et de méthodes, (difficultés) augmentées encore par la quantité énorme
d’ouvrages qu’on a composés sur la matière. Mais cela est une faveur que
Dieu accorde à qui il veut.
§
Des cas de cette nature sont singulièrement
rares dans le monde, et nous répéterons encore qu’un professeur, quand même il
passerait sa vie à étudier une masse de livres scientifiques, ne parviendrait p.273 jamais à posséder complètement la science
dont ils traitent. Il ne *250 saurait même approfondir la grammaire arabe,
bien qu’elle soit l’instrument et le moyen (pour arriver à la connaissance des
autres sciences). Qu’en sera‑t‑il donc à l’égard des fruits auxquels on ne peut
atteindre que par ce moyen ? Mais Dieu
dirige qui il veut.
§
§
@
§
Plusieurs savants des derniers siècles, ayant
entrepris d’abréger les méthodes et les procédés qui s’emploient dans
l’enseignement des sciences, s’appliquèrent avec ardeur à la tâche de
classifier les notions scientifiques, afin de les résumer dans des traités qui
puissent servir dorénavant de modèles uniques. Dans ces ouvrages ils exposèrent
en peu de paroles, et avec le moins de remplissage possible, les questions dont
on traite dans chaque science et les preuves qu’on y emploie, fournissant ainsi
(à l’étudiant) la plupart des notions dont chaque branche de connaissances se
compose. Ce procédé fut très nuisible à la juste expression de la pensée et
rendit très difficile l’intelligence des textes qui en résultaient. Quelquefois
aussi ils prenaient les traités détaillés qui servaient de bases à l’étude de
chaque science, l’exégèse coranique, par exemple, et la rhétorique, et en
faisaient des abrégés qu’on prit facilement apprendre par cœur. C’est ce que
firent Ibn [106] el‑Hadjeb pour la jurisprudence et pour les
principes fondamentaux de cette science, Ibn Malek pour la grammaire arabe et
el-Khouendji pour la logique.
§
De pareils abrégés nuisent au progrès de
l’instruction et à l’acquisition des connaissances. En effet, ils jettent le
commençant dans un grand embarras, en lui offrant les notions les plus élevées
de la science avant qu’il se trouve en état de les comprendre. C’est là une
mauvaise méthode d’enseignement, ainsi que nous le montrerons plus tard.
Ajoutez à cela la grande préoccupation d’esprit que ces ouvrages p.275 imposent à l’étudiant lorsqu’il cherche à
comprendre les passages obscurs dont ils sont remplis. Cette obscurité
provient de l’entassement des idées et de la difficulté [107]
d’y découvrir la solution des questions dont on s’occupe. Nous savons tous
quelle peine il faut se donner quand il s’agit de tirer des renseignements de
ces abrégés, tant ils sont remplis d’expressions obscures et embarrassantes, et
combien on perd de temps en cherchant à les comprendre. A cela je dois *251 ajouter que les connaissances acquises au
moyen de sommaires, quand même elles seraient parfaitement exactes et nullement
exposées à subir des altérations, sont bien inférieures à celles qui
s’obtiennent par l’étude de grands ouvrages bien détaillés, dont la prolixité
même et les redites contribuent à donner au lecteur une connaissance parfaite
du sujet. Moins l’auteur se répète, moins le lecteur apprend, et il en est
ainsi de tous les abrégés. Pour aider à la mémoire de l’étudiant, on le lance
dans une foule de difficultés, et on l’empêche ainsi d’acquérir des connaissances
vraiment utiles et de les garder. Personne
ne peut égarer celui qui est dirigé [108] par Dieu ; celui que Dieu a égaré ne
trouvera personne pour le diriger.
§
§
On ne peut enseigner une science d’une manière
profitable pour l’élève, à moins de passer graduellement et pas à pas (des
notions élémentaires à celles qui sont plus élevées). Il faut commencer par lui
soumettre quelques problèmes appartenant à chaque division de la science qu’on
va traiter et lui servant de base. Pour faciliter la compréhension de ces
questions, on les expose d’une manière sommaire, en se réglant d’après
l’intelligence de l’élève et sa capacité, plus ou moins grande, à recevoir les
notions qu’on veut lui communiquer. L’élève, ayant parcouru ainsi toute la
science, en possède une connaissance approximative, bien qu’elle soit encore
faible ; p.276 mais son
travail a eu pour résultat de le disposer à bien comprendre le sujet et à
connaître les questions qui s’y rattachent. On lui fait aborder ensuite le même
sujet pour la seconde fois, en le conduisant, par la voie de l’enseignement
oral, à un degré de connaissance plus élevé que celui auquel il était parvenu.
On lui donne alors toutes les explications nécessaires et tous les
éclaircissements ; car, il s’agit de le
*252 faire sortir des notions générales, afin de le mettre au courant
des questions controversées auxquelles cette science avait donné lieu et de le
lancer dans la voie qui le mènera à la connaître en entier. On fortifie ainsi,
chez l’étudiant, la faculté d’apprendre.
§
Le professeur, voyant que l’élève a fait
maintenant de grands progrès, recommence avec lui l’examen de la science et
lui explique tout ce qui s’y trouve de difficile, d’obscur et d’abstrait, sans
rien omettre. L’élève a de cette façon acquis une idée nette de cette science et
possède le moyen de s’en rendre complètement maître. Ce mode d’enseignement,
qui est le vrai, oblige, comme on le voit, à repasser le sujet trois fois.
Quelques étudiants apprennent une science sans l’avoir revue si souvent, mais
cela tient à leur talent inné et à une disposition qui leur rend cette tâche
facile.
§
Dans le siècle où nous vivons, on rencontre
beaucoup de professeurs à qui cette méthode d’enseignement est inconnue et qui
en ignorent les avantages. Ils présentent à l’étudiant, dès la première leçon,
les problèmes les plus abstraits de la science, et lui imposent la tâche de les
résoudre par la force de son intelligence, s’imaginant que cela est le meilleur
mode d’enseignement et la meilleure manière de former l’élève. Ils l’obligent à
apprendre par cœur toutes ces notions, et, pour ajouter encore à la confusion
de son esprit, ils lui exposent les doctrines les plus élevées de la science
en même temps que les premiers éléments. Cela se fait avant que l’étudiant soit
préparé à comprendre de pareilles choses.
§
Acquérir la connaissance d’une science et se
rendre apte à la comprendre est une faculté qui se développe graduellement.
Ceux qui commencent l’étude d’une branche de connaissances sont presque p.277 tous incapables de la comprendre en
entier ; il n’y a qu’un très petit nombre d’individus qui, en s’aidant de
représentations sensibles, parviennent à s’en faire une idée générale et
approximative. L’aptitude à apprendre ne peut augmenter que peu à peu ;
pour l’accroître, il faut repasser la science plusieurs fois et monter
graduellement du facile au difficile. Après la faculté de l’aptitude vient
celle de l’acquisition, et, dès lors, l’élève parvient à embrasser tous les
problèmes dont se compose la science.
§
Celui à qui on expose les doctrines les plus
élevées d’une science *253 dès la première
leçon, et pendant qu’il est encore incapable de les comprendre, est loin d’y
acquérir l’aptitude nécessaire et a bientôt l’esprit fatigué. Croyant que cela
tient à l’extrême difficulté du sujet, il s’y applique avec moins d’ardeur,
perd l’envie de l’apprendre et finit par y renoncer tout à fait ; mais
cela est la faute [109],
non pas de la science, mais de la manière dont on l’enseigne.
§
Le professeur ne doit pas exiger des élèves,
soit qu’ils commencent, soit qu’ils achèvent l’étude d’une science, qu’ils
sachent plus que le contenu du livre sur lequel ils travaillent. Il doit
toujours tenir compte de leurs forces [110]
et de leur aptitude à apprendre. En expliquant un ouvrage, il ne doit pas leur
citer des doctrines extraites d’un autre ouvrage, mais attendre qu’ils sachent
par cœur [111]
le premier, depuis le commencement jusqu’à la fin, qu’ils en comprennent
toute la portée et qu’ils en aient tiré assez de connaissances pour qu’ils
puissent aborder un second traité.
§
L’étudiant qui s’est rendu maître d’une science
quelconque a bien disposé son esprit pour en acquérir d’autres ; il sent
naître chez lui une ardeur qui le pousse à apprendre davantage, à s’élever
jusqu’aux sciences les plus hautes et à posséder enfin toutes les connaissances
humaines. Mais, s’il a l’esprit confus (par suite d’un enseignement mal
entendu), il n’a plus la force de comprendre ; il cède à la p.278 lassitude, perd la faculté de réfléchir,
et, ne conservant plus le moindre espoir d’apprendre [112],
il renonce à la science et abandonne le professeur qui l’enseigne. Dieu dirige qui il veut.
§
Quand on explique un livre ou une branche de
science, on ne doit pas y mettre trop de temps, ce qui arriverait si on
multipliait les séances et si on les tenait à des intervalles trop
grands ; cela suffirait à faire oublier (aux élèves ce qu’ils auraient
déjà appris) et à briser la liaison mutuelle des problèmes qui se rattachent au
sujet. En interrompant la suite naturelle des problèmes, on rend très difficile
l’acquisition de la science.
§
Quand les doctrines les plus élevées d’une
science se présentent à l’esprit aussi promptement que les premiers principes,
et si elles sont restées à l’abri de l’oubli, la faculté de recueillir des
connaissances se développe très promptement, s’établit dans l’esprit d’une
manière très solide, et reçoit la teinture (qu’on veut lui communiquer [113]).
En effet, chaque faculté acquise naît de la fréquente répétition *254 d’un même acte, et, si l’on suspend l’acte,
on suspend l’acquisition de la faculté qui en dérive. Et Dieu vous enseigna ce que vous ignoriez. (Coran, sour. II, vers. 240.)
§
C’est encore une bonne règle à suivre, une voie
dont on ne devrait jamais s’écarter, que de ne pas enseigner simultanément deux
sciences à un élève ; car, dans ce cas, il ne pourrait guère en apprendre
même une seule, puisque son attention se partagerait entre elles et se détournerait
des problèmes de l’une pour s’occuper de ceux de l’autre ; trouvant alors
toutes les deux également difficiles et inabordables, et trompé dans ses
espérances, il renoncerait à l’étude. Si on laissait l’esprit de l’élève assez
libre pour qu’il pût s’occuper de ce qui est à sa portée et s’y borner
uniquement, on lui fournirait, en général, une excellente occasion de
s’instruire. C’est Dieu qui, par sa
grâce, nous conduit à la vérité.
§
Section. —
Je vais maintenant donner à
celui qui veut s’instruire p.279 des
conseils qui lui seront vraiment utiles, s’il veut les accepter et les garder
précieusement ; mais, avant de commencer, je lui soumettrai quelques
observations qui l’aideront à bien comprendre [114]
ce dont il s’agit. La faculté réfléchissante arrive naturellement à l’homme et
à lui seul ; de même que toutes les autres choses, elle a été créée par
Dieu. C’est un acte et un mouvement opérés dans l’âme au moyen d’une force qui
réside dans le ventricule central du cerveau. Elle sert tantôt à manifester les
actions de l’homme en les dirigeant avec ordre et avec méthode ; tantôt
elle procure (à l’esprit) la connaissance d’une chose qu’il ignorait. En ce
dernier cas, elle se tourne vers la notion qu’on recherche, établit les deux
termes [115]
afin de pouvoir en porter un jugement, soit négatif, soit affirmatif ; le
(terme) moyen, celui qui réunit les deux autres, se manifeste à elle en moins
d’un clin d’œil, dans le cas où il est unique ; s’il y en a plus d’un, la
réflexion se sert du premier afin de découvrir le second, et de parvenir
ensuite à la *255 connaissance de ce
qu’elle cherchait [116].
Telle est l’occupation de cette faculté réfléchissante, qui est naturelle à
l’homme et qui le distingue de tous les autres animaux.
§
Faisons maintenant observer que l’art de la
logique sert à représenter la manière d’agir de cette faculté réfléchissante
et spéculative [117] ;
il la décrit exactement, afin qu’on puisse reconnaître si cet acte est bien ou
mal dirigé. Car il faut savoir que la faculté réfléchissante, bien que (de sa
nature) elle soit essentiellement exacte, se trompe quelquefois, soit en
concevant les deux termes sous des formes qui ne leur conviennent pas, soit en
se laissant tromper par la ressemblance des figures (syllogistiques) sous
lesquelles on range les jugements (ou propositions), afin d’en tirer des
conclusions. La logique, qui a pour but d’empêcher la réflexion de tomber dans
cette erreur, est une production artificielle représentant la marche de cette
faculté, et p.280 renfermant en elle‑même
l’image du mode de procéder que la même faculté doit observer. Or, puisque la
logique est une chose artificielle, on peut ordinairement s’en passer ;
aussi voyons‑nous que la plupart des hommes les plus éminents dans les sciences
spéculatives parviennent à découvrir les vérités qu’ils cherchent sans avoir
recours à l’art de la logique [118].
(Ils y réussissent) surtout quand ils travaillent avec des intentions droites
et qu’ils se remettent à la grâce de Dieu, laquelle est toujours le secours le
plus efficace : laissant leur faculté réfléchissante marcher directement
en avant, ils se trouvent amenés tout naturellement à la découverte du terme
moyen et de la vérité qu’ils cherchent. Ce fut, en effet, pour cet objet que
Dieu créa la réflexion.
§
Après avoir parlé de cette chose artificielle
qui s’appelle la logique, il nous
reste à signaler encore une matière à étudier [119]
comme préliminaire à l’acquisition de la science. Je veux parler de la connaissance
des mots et des idées qu’ils servent à exprimer. Les mots s’expriment par des
signes tracés au moyen de l’écriture, et par l’organe de la langue [120],
quand on adresse la parole à quelqu’un. L’étudiant doit, de toute nécessité,
franchir ces obstacles avant de pouvoir réfléchir sur la question dont il
cherche la solution. Il doit d’abord reconnaître, p.256
à la vue des indications fournies par l’écriture, les mots articulés par
la langue, et certes l’écriture les indique de la manière la plus durable ;
il doit ensuite comprendre les idées qu’on représente au moyen des mots
articulés, et puis connaître les règles qui s’observent quand il s’agit de
démontrer un principe, en coordonnant ses idées selon les formules consacrées
par l’art de la logique. Enfin il doit bien comprendre les idées abstraites que
fournit l’entendement et qu’il combine ensemble, tout en se résignant à la
miséricorde et à la bonté p.281 de Dieu, dans
le but d’obtenir, au moyen de la faculté réfléchissante, la solution du
problème dont il s’occupe.
§
Il n’est pas donné à tout le monde de franchir rapidement
tous ces degrés, ni de traverser facilement les obstacles qui s’opposent à
l’acquisition des connaissances scientifiques [121].
C’est tantôt l’intelligence qui s’arrête devant un voile épais, pendant
qu’elle s’efforce de scruter le sens des mots ; tantôt elle se heurte
contre des arguments remplis de termes ambigus et d’expressions empruntées à la
dialectique, et alors elle renonce à l’espoir d’y trouver ce qu’elle cherche.
Il n’y a qu’un très petit nombre d’hommes qui parviennent, sous la direction de
Dieu, à éviter cet abîme. Donc, lorsque vous subissez une pareille épreuve, que
vous commencez à douter de la force de votre intelligence ou que vous sentez
votre esprit se troubler au milieu d’incertitudes [122],
laissez de côté tout ce (travail), ne pensez plus ni à l’obscurité des termes
ni aux doutes qui viennent arrêter votre progrès ; rejetez tout à
fait [123]
l’emploi de cette chose artificielle (qui s’appelle la logique) ; lancez‑vous
dans la vaste plaine de la réflexion, faculté qui vous est innée ; promenez‑y
vos regards ; débarrassez votre esprit de ses préoccupations, afin qu’il
plonge à la recherche de ce que vous désirez ; (marchez) en posant les
pieds sur les mêmes endroits où les profonds investigateurs d’autrefois avaient
posé les leurs, et partez avec l’espoir de recevoir de Dieu une inspiration pareille
à celle que sa bonté avait accordée à vos devanciers ; car il leur enseigna ce qu’ils ne savaient pas. Si
vous le faites, les lumières d’une révélation divine brilleront devant
vous : vous obtiendrez ce que vous *257 cherchiez ;
vous découvrirez par inspiration ce terme moyen [124]
que Dieu avait désigné et créé [125], ainsi que nous l’avons dit, comme une
des choses qui doivent émaner de la réflexion. Prenez alors les p.282 matrices et moules dans lesquels on façonne
les arguments, introduisez‑y ce (terme moyen), laissez‑lui tous les droits que
le règlement artificiel (la logique) lui accorde ; l’ayant ensuite revêtu
d’une forme composée de paroles, produisez‑le dans le monde de l’allocution et
du discours : (il s’y présentera) bien constitué [126]
et solidement conformé.
§
Il se peut que dans votre examen des termes et
des expressions obscures qu’offre un raisonnement constitué selon les formules
de l’art, et dans vos efforts de dégager le vrai du faux, vous rencontriez des
difficultés qui vous arrêtent [127] ;
car de pareils raisonnements sont artificiels et conventionnels, et offrent de
nombreux côtés qui se ressemblent et sont tellement obscurs, à cause des
termes techniques qu’ils renferment, qu’on ne distingue pas le bon côté du
mauvais. Le bon ne se reconnaît que par une disposition naturelle de l’esprit.
Les doutes et les incertitudes qu’on éprouve alors se prolongent, parce qu’un
voile épais dérobe aux regards de l’investigateur le sens qu’il cherche et
l’oblige à y renoncer. C’est ce qui est arrivé à la plupart des hommes
spéculatifs qui vivaient dans ces derniers temps, et surtout aux savants
d’origine étrangère, chez qui la connaissance imparfaite de la langue arabe
entravait l’activité de l’esprit.
§
Il en est encore ainsi des hommes qui, se
laissant éprendre d’une vive passion pour le système des règles qui forment la
logique, s’en déclarent les partisans dévoués, puisqu’ils s’imaginent que par
l’emploi de cet art on arrive tout naturellement à la vérité. Ceux‑là tombent
aussi dans une grande perplexité quand ils ont devant eux des raisonnements
obscurs et louches ; il est même bien rare qu’ils parviennent à s’en
tirer. Le meilleur instrument pour atteindre la vérité nous est fourni par la
nature ; c’est la faculté réfléchissante, ainsi que nous l’avons déjà
déclaré ; mais elle doit être dégagée de toutes ses opinions erronées.
Celui qui veut l’employer dans les hautes spéculations doit d’abord se
remettre à la miséricorde de Dieu. L’art de p.283
la logique ne fait que décrire l’action de cette faculté réfléchissante,
et, pour cette raison, il suit ordinairement la même marche qu’elle. Fiez‑vous
à mes paroles, et, quand des questions difficiles mettent *258 votre intelligence en défaut, priez Dieu de
répandre sur vous sa miséricorde : il fera briller ses lumières devant
vous et vous mènera par son inspiration vers la vérité. Dieu nous dirige par sa miséricorde. Toute science vient de lui.
§
§ En traitant des sciences qui servent uniquement à
l’acquisition d’autres, il ne faut pas pousser trop loin ses spéculations, ni
suivre les questions de ces sciences auxiliaires [128], jusque dans leurs dernières ramifications.
§
Les sciences reconnues pour telles dans le monde
civilisé se partagent en deux classes. Dans la première on range les sciences
qu’on étudie pour elles‑mêmes ; savoir, celles qui se rattachent à la loi
divine, l’exégèse coranique ; la science des traditions, la jurisprudence
et la scolastique, et celles qui, comme la physique et la métaphysique, font
partie de la philosophie. La seconde classe renferme les sciences qui servent
d’instruments et d’intermédiaires à l’acquisition des premières. Telles sont la
grammaire et la philologie arabes, ainsi que le calcul, qui aident à
l’acquisition des sciences qui se rattachent à la loi ; telle est aussi la
logique, qui sert d’introduction à la philosophie, et qui, dans le système
adopté par les savants des derniers siècles, s’emploie comme un moyen d’aborder
la scolastique et les principes fondamentaux de la jurisprudence.
§
Quant aux sciences qu’on cultive pour elles‑mêmes,
rien n’empêche de les développer longuement, d’en poursuivre les problèmes
dans toutes leurs ramifications, et de rendre bien intelligibles les preuves
qui s’y emploient et les spéculations auxquelles elles donnent lieu. Cela sert
à raffermir davantage les connaissances que l’étudiant a déjà acquises, et à
jeter plus de lumière sur les idées qui forment l’objet de la science.
§
p.284 Il en
est autrement à l’égard de la grammaire et de la philologie arabes et de la
logique, sciences qui s’emploient pour l’acquisition d’autres. Il faut les
envisager uniquement comme des instruments dont on doit se servir quand on veut
arriver à comprendre les autres sciences. En les traitant, il ne faut pas
s’étendre trop longuement, ni les suivre dans toutes leurs ramifications, car
cela les détournerait de leur destination, celle de servir d’instruments. Si
elles outrepassent ces conditions, elles ne remplissent plus leur objet, et deviennent
inutiles [129]
à l’étudiant. Une science de cette espèce, traitée avec étendue et exposée dans
toutes ses ramifications, serait d’une *259 acquisition
très difficile. Il est même arrivé que la trop grande étendue de ces sciences
auxiliaires a empêché les étudiants d’arriver à la connaissance de celles qu’on
cultive pour elles‑mêmes, et qui sont, d’ailleurs, les plus importantes. Pour
apprendre la totalité d’une science exposée de cette manière, la vie de l’homme
ne suffirait pas. S’occuper des sciences auxiliaires (quand on les a traitées
avec prolixité), c’est perdre son temps et se livrer à un travail
inutile [130].
§
Voilà cependant ce que les savants des derniers
siècles ont fait pour l’art de la grammaire et pour celui de la logique [et
bien plus encore pour les principes fondamentaux de la jurisprudence] [131].
Ils se sont étendus outre mesure sur les opinions que la tradition attribue aux
anciens docteurs ; ils ont multiplié les preuves, les digressions et les
problèmes. Aussi les sciences qui devaient servir uniquement d’instruments sont
devenues, entre leurs mains, comme les sciences que l’on cultive pour elles‑mêmes.
Souvent aussi les ouvrages qui traitent des sciences auxiliaires renferment des
spéculations et des problèmes tout à fait inutiles pour celui qui veut étudier
les sciences de la première classe.
§
Tout cela rend ces traités inutiles et même
absolument nuisibles à l’acquisition de la science. On se soucie bien plus
d’apprendre les p.285 sciences qui
ont une importance intrinsèque que les sciences auxiliaires et intermédiaires.
Or, si l’étudiant passe sa vie à prendre connaissance de celles‑ci, comment
parviendra‑t‑il à son but (celui d’apprendre les sciences supérieures) ?
§
C’est donc le devoir d’un professeur qui
enseigne une de ces sciences auxiliaires de ne pas la traiter à fond ; il
ne doit pas en citer un trop grand nombre de problèmes ; il doit même
prévenir ses élèves, les avertir du but réel de cette science, et ne pas leur
permettre de le dépasser. Si ensuite quelque étudiant a le désir de l’approfondir,
et se croit assez fort, assez habile, pour accomplir cette tâche, laissez‑le
suivre sa fantaisie ; celui qui a été créé pour une tâche l’accomplit
facilement. *260
§
§ Sur l’instruction primaire et sur les différences qui existent
entre les systèmes d’enseignement suivis dans les divers pays musulmans.
§
@
§
Une des marques distinctives de la civilisation
musulmane [132]
est l’habitude d’enseigner le Coran aux enfants. Les vrais croyants l’ont
adoptée et s’y sont conformés dans toutes leurs grandes villes, parce que
certains versets de ce livre et le texte de certaines traditions, étant appris
de bonne heure, établissent solidement dans le cœur de l’enfant la croyance aux
dogmes de la foi. Donc le Coran forme la base de l’enseignement et sert de
fondation à toutes les connaissances qui s’acquièrent plus tard. Cela doit
être ainsi ; car ce qu’on enseigne aux enfants s’enracine solidement dans
leur esprit et sert de base à toutes les doctrines qu’on leur enseignera dans
la suite. En effet, les premières choses qu’on apprend par cœur servent de
fondations, pour ainsi dire, aux connaissances acquises subséquemment, et
c’est d’après les fondations et leur disposition que se règle la construction
de l’édifice. Les différences qui existent entre les modes dont on enseigne le
Coran aux enfants proviennent des vues p.286 particulières
de chaque peuple au sujet des fruits qui doivent résulter de cet enseignement.
§
Les habitants du Maghreb ont pour système de
tenir leurs enfants à l’étude du Coran seulement, et de leur indiquer, pendant
qu’ils y travaillent, l’orthographe du texte, les questions (auxquelles
certaines variantes ont donné lieu), et les opinions diverses que les anciens
docteurs, sachant ce livre par cœur, avaient émises sur cette matière. Dans
aucun de leurs cours d’enseignement (primaire) ils ne mêlent d’autres notions à
celles que nous venons de mentionner ; ils n’y parlent ni des traditions,
ni de la jurisprudence, ni de la poésie, ni de la langue des (anciens) Arabes,
et ils continuent à observer cette règle jusqu’à ce que l’élève soit arrivé à
la parfaite connaissance du (texte coranique), ou qu’il s’arrête avant d’y
être parvenu. S’il renonce ainsi à cette branche d’études, il renonce
ordinairement à toutes les autres. Voilà le système suivi par les habitants des
grandes villes maghrébines et emprunté d’eux par les lecteurs appartenant à la
race berbère *261 qui habite le Maghreb.
Dans ce pays, on continue à enseigner le Coran aux jeunes gens jusqu’à ce
qu’ils soient parvenus à l’âge de la puberté, et on l’enseigne de même aux
adultes [133]
qui, après avoir laissé s’écouler une partie de leur vie, veulent reprendre
leurs études. Cela fait que dans le Maghreb on orthographie le Coran plus
correctement et on le sait mieux par cœur que dans aucun autre pays.
§
Dans le système suivi en Espagne, la lecture et
l’écriture sont les premières choses qu’on enseigne. On n’y perd jamais ce
principe de vue ; mais, comme le Coran est le livre fondamental de toute
instruction, la source d’où dérivent la religion et les sciences, on le prend
pour base de l’enseignement, mais on ne s’y restreint pas uniquement. Aussi
les précepteurs espagnols introduisent‑ils ordinairement dans leurs leçons des
morceaux de poésie et des spécimens de composition épistolaire ; ils
obligent les écoliers à apprendre par cœur les règles de la grammaire arabe, à
soigner leur écriture et à bien tracer p.287 les
lettres. C’est principalement à l’enseignement de l’écriture qu’ils consacrent
leurs soins. L’élève, entré dans l’adolescence, a déjà acquis une certaine
connaissance de la grammaire et de la poésie ; il commence à y voir
clair ; mais il se distingue surtout par la beauté de son écriture. Il
serait même capable d’embrasser toutes les branches de la science [134],
si l’on avait conservé dans son pays les bonnes traditions
d’enseignement ; mais l’Espagne est privée de cet avantage, parce que le
fil de cette tradition a été brisé. Aussi l’Espagnol ne possède d’autres
connaissances que celles que l’enseignement primaire lui avait fournies. Mais
cela suffit pour l’homme que Dieu veut bien diriger ; c’est pour lui une
bonne préparation dans le cas on un précepteur habile viendrait à se
présenter.
§
Les habitants de l’Ifrîkiya (la Tunisie)
enseignent le Coran aux enfants ; mais presque partout ils leur font
apprendre en même temps les traditions, les principes et quelques problèmes des
autres sciences. Mais ils tiennent surtout à familiariser les élèves avec le
texte du Coran et avec les diverses variantes et leçons de ce livre. Cette
partie *262 de l’enseignement est plus
soignée en Ifrîkiya que partout ailleurs. Après la connaissance du Coran, ce
qui leur paraît le plus important, c’est une bonne écriture. En somme, leur
système se rapproche beaucoup de celui qu’on suit en Espagne, et la cause en
est que chez eux les bonnes traditions d’enseignement remontent jusqu’aux docteurs
espagnols, qui, lors des victoires des chrétiens, avaient abandonné
l’Andalousie orientale, pour aller se fixer à Tunis, où ils transmirent leurs
connaissances à leurs enfants.
§
En Orient, l’enseignement est, comme le
précédent, d’un caractère mêlé ; on me l’a dit au moins, mais je ne sais
à quelle branche d’études on donne la préférence. D’après les renseignements
que nous avons reçus (depuis), les jeunes gens étudient le Coran, les règles de
quelques sciences et les ouvrages qui s’y rapportent. On ne joint pas à cet
enseignement celui de l’écriture, parce que, dans ce pays, p.288 l’écriture a ses règles particulières qu’on
est obligé d’apprendre sous un maître spécial, ainsi que cela se pratique pour
les autres arts. On ne l’enseigne pas régulièrement dans les écoles
primaires : aussi les modèles d’écriture qu’on trace sur les tablettes des
enfants sont loin d’être parfaits. Si l’élève veut ensuite apprendre à bien
écrire, il doit s’adresser à un maître de l’art, et son progrès dépendra de son
application.
§
Dans l’Ifrîkiya et dans le Maghreb, l’importance
qu’on attache à l’enseignement du Coran a pour résultat que les habitants de ce
pays sont loin de posséder complètement la langue arabe. En effet, l’étude du
texte coranique ne procure que rarement la faculté de bien parler ; car
les hommes, sachant l’impossibilité de rien produire de comparable au Coran,
s’abstiennent non seulement d’en faire l’essai, mais de prendre pour modèles
les phrases et les tournures de ce livre. Aussi, chez ces deux peuples, on
n’acquiert à l’école que la simple connaissance de cette phraséologie. Il en
résulte que les élèves n’obtiennent jamais une parfaite connaissance de la
langue arabe. Tout ce qu’ils retirent (de ce genre d’instruction) est la
difficulté d’exprimer nettement leurs idées, et une grande incapacité pour le
maniement de la parole. Les habitants de l’Ifrîkiya sont peut‑être plus *263 avancés sous le rapport de l’instruction
que ceux du Maghreb, parce qu’ils joignent à l’étude du Coran celui des termes
techniques employés dans les sciences. Aussi possèdent‑ils un certain degré
d’habileté dans le maniement de la langue arabe et dans l’imitation des
modèles (dont ils ont fait l’étude). Mais, chez eux, cette faculté acquise est
loin d’être parfaite, car, bien qu’ils aient appris un grand nombre de termes
scientifiques, ces termes ne suffisent pas à l’exacte expression de la pensée.
Nous reviendrons là‑dessus dans un autre chapitre.
§
Les (musulmans) espagnols ont pour système
d’enseigner plusieurs choses à la fois : (pendant que les enfants
apprennent le Coran, ) on les oblige, dès leur première jeunesse, à réciter des
pièces de vers et des épîtres, et à étudier la grammaire et la philologie
arabes. Ce p.289 genre d’enseignement les
dispose à acquérir plus tard une connaissance approfondie de cette langue.
Mais ils ne font jamais un grand progrès dans les autres sciences, parce qu’ils
n’ont pas suffisamment étudié le Coran et la loi traditionnelle, seules bases
de toutes nos connaissances scientifiques. Aussi ne deviennent‑ils que
calligraphes et philologues plus ou moins habiles, selon le degré d’instruction
auquel ils arrivent après avoir passé, par l’enseignement primaire.
§
Le cadi Abou Bekr Ibn el‑Arebi propose, dans le
récit de son voyage [135],
un plan d’enseignement très original, sur lequel il revient à plusieurs
reprises, en y ajoutant de nouvelles observations. Selon lui, il faudrait
suivre le système des Espagnols et enseigner l’arabe et la poésie [136]
avant les autres sciences. Voici ce qu’il dit : « Comme les poèmes
étaient, pour les anciens Arabes, des registres (dans lesquels ils inséraient
tout ce qui leur semblait important), il faudrait commencer par l’étude de leur
poésie et de leur langue ; la corruption (graduelle) du langage (qui se
parle) [137]
l’exige impérieusement. L’élève passerait ensuite au calcul et s’y
appliquerait. jusqu’à ce qu’il en eût compris. les règles. Ensuite il se
mettrait à lire le Coran, dont il trouverait l’étude très facile, grâce à ces
travaux préliminaires. » Il dit plus loin : « O la conduite
irréfléchie de nos compatriotes ! ils obligent des enfants à commencer
leurs études par le livre de Dieu, et à lire ce qu’ils ne [138]
comprennent pas ; ils dirigent leur attention vers ce but pendant qu’il
s’en trouve un autre bien plus important. Il ajoute : « L’élève,
après avoir fait ses études préliminaires, *264
peut alors s’occuper des principes fondamentaux de la religion, passer
ensuite à ceux de la jurisprudence, puis s’appliquer à p.290 la dialectique, et finir par les traditions et par les
sciences qui s’y rattachent. » Au reste, il défend d’enseigner à la fois
deux sciences différentes, à moins que l’intelligence de l’élève et l’activité
de son esprit ne le rendent capable d’en profiter. J’avoue que le système proposé
par le cadi Abou Bekr [139]
est très bon, mais les usages s’opposent à son emploi, et les usages nous
gouvernent despotiquement dans les affaires de cette vie.
§
Ce qui a établi d’une manière toute spéciale
l’usage de commencer l’enseignement par le Coran fut le désir de mériter la
bénédiction divine et la récompense (d’une si bonne action), et d’empêcher que
l’élève, une fois lancé dans les égarements de la jeunesse, ne rencontrât des
obstacles qui nuiraient à ses bonnes intentions ou qui arrêteraient ses
études, de sorte qu’il laisserait échapper à tout jamais l’occasion d’apprendre
ce livre. Tant que dure sa minorité, il reste soumis à l’autorité d’autrui,
mais, lorsqu’il est entré dans l’adolescence et qu’il se voit débarrassé du
joug qui lui pesait, il peut se laisser entraîner par les passions orageuses de
la jeunesse et faire naufrage sur les côtes de la folie. Aussi s’empresse‑t‑on
de profiter de sa minorité et de l’état de soumission dans lequel il est tenu
pour lui enseigner le Coran, de crainte que plus tard il n’ait aucune connaissance
de ce livre. Si l’on avait la certitude de le voir continuer ses études et
écouter volontiers les leçons qu’on lui donnerait, on pourrait l’instruire
d’après le système du cadi, système qui, en ce cas, serait pour les habitants
de l’Orient et pour ceux de l’Occident le meilleur à adopter. Dieu décide ce qu’il veut et personne ne peut contrôler ses décisions.
§
§
Employer trop de sévérité dans l’enseignement
des enfants leur est très nuisible, surtout quand ils sont encore en bas âge,
parce que cela donne à leur esprit une mauvaise disposition. Les enfants p.291 qu’on a élevés avec sévérité, tant les
écoliers que les mamlouks (esclaves blancs) ou khadems (esclaves
noirs) [140],
en sont tellement accablés que *265 leur
esprit se rétrécit et perd son élasticité. Cela les dispose à la paresse, les
porte au mensonge et au khabth, terme
qui signifie : « manifester un autre sentiment que celui qu’on
éprouve réellement, et cela dans le but d’éviter un châtiment [141]. »
Ils apprennent ainsi la dissimulation et la fraude, vices qui leur deviennent
habituels et comme une seconde nature. Les sentiments qui font honneur à
l’homme et qui naissent dans la civilisation et dans la vie sociale, —
sentiments qui portent, à repousser les attaques d’un ennemi et à se défendre,
soi et sa famille, — s’affaiblissent tellement chez des gens ainsi élevés,
qu’ils deviennent incapables d’agir pour eux‑mêmes et restent à la charge
d’autrui. Bien plus, leur âme se détend au point qu’elle ne cherche pas à
s’orner de belles qualités ou à se distinguer par un noble caractère ;
elle s’arrête dans cette voie avant d’être arrivée au terme de sa course, au
but que la nature humaine, dont elle participe, lui avait assigné ;
ensuite elle recule pour descendre au dernier degré de la bassesse.
§
Voilà pourquoi les peuples soumis à un régime
oppressif tombent dans la dégradation. Parcourez successivement toutes les
nations qui subissent la domination de l’étranger ; elles ne conservent
plus cette noblesse de caractère qui assure l’indépendance, et vous trouverez
de nombreux exemples de ce fait. Voyez la disposition abjecte des juifs ;
elle est tellement frappante que, toujours et partout, on a attribué à ce
peuple la qualité qu’on désigne par le mot khardj,
terme auquel une convention généralement reconnue a rattaché la
signification d’improbité et de fourberie [142]. Donc le précepteur ne doit pas user de
trop de sévérité envers ses élèves, ni le père envers ses enfants.
§
p.292 Abou
Mohammed Ibn Abi Zeïd [143]
s’est exprimé de la manière suivante dans le traité qu’il composa sur la
discipline des maîtres et des élèves : « Il ne faut pas que le
précepteur, voyant la nécessité de corriger
*266 un enfant, lui donne plus de trois coups [144]. »
On connaît la parole d’Omar (le second khalife) : « Celui que la loi
ne suffit pas pour corriger, Dieu ne le corrigera pas. » Il prononça ces
mots dans le but d’épargner à l’âme la dégradation qui résulte des corrections
corporelles, et parce qu’il savait que le degré de correction fixé par la loi
est bien plus efficace que tout autre.
§
La meilleure ligne de conduite à suivre dans
l’enseignement des enfants est celle que (Haroun) er‑Rechîd désigna au
précepteur de son fils, Mohammed el‑Amîn. Voici comment Khalef el‑Ahmer raconte
la chose [145] :
« On vint me dire : Sachez, Ahmer, que l’émir des croyants vous
confie le sang de son âme, le fruit de son cœur, afin que votre main s’étende
sur lui et qu’il vous obéisse. Remplissez auprès de lui la position que l’émir
des croyants vous assigne ; faites-lui lire le Coran, apprenez‑lui [146]
l’histoire, faites‑lui réciter des poèmes, enseignez‑lui les traditions
sacrées, rendez‑le attentif aux paroles qu’il va énoncer et aux suites qu’elles
peuvent avoir ; empêchez‑le de rire, excepté dans les moments
convenables ; obligez‑le à recevoir avec de grands égards les vieillards
de la famille de Hachem [147]
quand ils iront chez lui, et à donner des places d’honneur aux chefs militaires
qui se présenteront à ses réceptions. Ne laissez pas passer une seule heure de
la journée sans lui enseigner quelque connaissance utile ; ne lui faites
point de chagrin, car cela pourrait éteindre l’activité de son esprit ;
mais ne lui montrez pas trop d’indulgence, car il trouverait alors une grande
douceur dans la paresse et p.293 s’habituerait
à ne rien faire. Pour le corriger, agissez autant que possible avec affabilité
et mansuétude, puis, s’il repousse vos remontrances, employez la rigueur et la
sévérité. »
§
§ Les voyages entrepris dans le but d’augmenter ses
connaissances et de travailler sous les professeurs d’autres pays servent à
compléter l’éducation d’un étudiant.
§
@
§
Les hommes acquièrent leurs connaissances, les
doctrines qu’ils *267 professent, les
qualités et les talents par lesquels ils se distinguent, soit en étudiant, en
enseignant et en dictant des leçons, soit en fréquentant des professeurs et en
répétant devant eux les leçons qu’ils viennent d’entendre. Travailler sous la
dictée de professeurs contribue bien plus que des études faites en particulier
à fixer dans la mémoire les connaissances acquises et, à les y établir d’une
manière solide. Aussi, plus on a eu de professeurs, plus on a fortifié ses
connaissances.
§
Les termes conventionnels dont on se sert dans
l’enseignement troublent les idées, de sorte que beaucoup d’étudiants
s’imaginent que ces mots font une partie essentielle de la science dans
laquelle on les emploie. Ils ne pourront jamais se délivrer de cette illusion
qu’après avoir reconnu par une expérience directe, sous plusieurs professeurs,
que les systèmes de terminologie diffèrent (d’une école à une autre).
C’est en allant voir les savants, en travaillant (successivement) sous
plusieurs professeurs et en observant la diversité qui existe entre leurs
systèmes, qu’un étudiant peut parvenir à reconnaître la partie purement
technique de chaque science et à savoir la mettre à l’écart. Il voit alors que
l’emploi de ces termes dans l’enseignement est un procédé qui sert uniquement
à faciliter l’acquisition de connaissances réelles. Arrivé à ce point, il sent
que ses facultés intellectuelles ont pris assez de force pour raffermir dans
son esprit les connaissances acquises, qu’elles lui permettent de reconnaître
l’exactitude de ce qu’il a appris et de distinguer le vrai du faux. Pendant ce
temps, la faculté d’apprendre se fortifie chez lui grâce à son habitude
d’assister aux leçons des professeurs, de p.294
profiter de leurs enseignements et de voir autant de savants qu’il le
peut, n’importe leur nombre et la diversité des sciences dont ils s’occupent.
§
Un tel cours d’études ne convient toutefois qu’à
celui que Dieu veut diriger, et en faveur de qui il aplanit les voies de la
science. Mais on ne saurait se dispenser d’entreprendre des voyages, si l’on
veut acquérir des connaissances et s’y perfectionner ; pour bien s’instruire,
il faut aller voir les grands professeurs et s’entretenir avec les hommes (les
plus distingués dans chaque branche de science). Dieu dirige ceux qu’il veut vers le droit chemin. (Coran, sour. II, vers. 136.) *268
§
§ De tous les hommes, les savants s’entendent le moins à
l’administration politique et à ses procédés.
§
La cause
en est que les savants ont pour habitude d’appliquer leur esprit à de hautes
spéculations, de plonger (dans l’abîme de la réflexion) à la recherche d’idées
(abstraites), de recueillir les idées qui sont offertes par des objets
sensibles, et de les dépouiller dans l’entendement, afin de les réduire à des
universaux communs (à tous les individus du même genre) et d’avoir le moyen de
porter sur ces (individus) un jugement qui soit applicable à eux tous. Ces
idées ne doivent renfermer aucune nuance qui soit spéciale à une substance, ou
à un individu, ou à une race, ou à un peuple, ou à une classe particulière du
genre humain. Les savants appliquent ensuite aux choses externes les universaux
qu’ils obtiennent par cette opération, et, comme ils ont l’habitude de la
déduction scientifique, ils jugent des choses en les comparant avec celles qui
leur sont semblables ou analogues. Leur entendement s’occupe toujours de
jugements et de spéculations ; mais les opinions ainsi formées ne peuvent
s’appliquer (aux choses externes) avant que le travail d’investigation et
d’examen soit complètement terminé, et même, quelquefois, elles ne s’y appliquent
pas du tout. Les choses de l’externe (l’objectif) sont des ramifications de
celles dont les idées se trouvent dans l’entendement. Ainsi, les maximes de la
loi révélée sont autant de rameaux qui p.295 procèdent
de preuves conservées dans la mémoire et tirées du Coran et de la Sonna. Donc, quand on cherche à
constater l’accord qui peut exister entre les choses externes et les jugements
de l’entendement, il faut avoir recours à un procédé qui est l’inverse de
celui dont on se sert dans des spéculations qui ont pour objet les sciences
rationnelles ; c’est alors seulement qu’on peut appliquer ces jugements,
dans toute leur vérité, aux choses externes. On voit par là que les savants,
habitués, comme ils le sont, à s’occuper uniquement des choses de l’entendement
et des spéculations intellectuelles, ignorent tout ce qui est en dehors de ces
matières.
§
Celui, au contraire, qui dirige le gouvernement
d’un État est obligé de donner son attention aux choses externes, d’observer
avec soin les circonstances qui s’y rattachent et celles qui peuvent y survenir,
car ces particularités échappent souvent à l’attention. Il se peut que *269 ces choses ne présentent aucun trait qui
permette de les assimiler à d’autres, et se montrent rebelles au principe
général qu’on voudrait leur appliquer. Aucune des circonstances qui se
rattachent à la civilisation ne se laisse apprécier dans le pas où on la
compare avec une circonstance analogue ; car, bien qu’il y ait un point de
ressemblance entre les deux, elles diffèrent en plusieurs autres.
§
Les savants sont habitués à généraliser leurs
jugements et à fonder leurs opinions sur les analogies qui existent entre les
choses ; aussi, quand ils s’occupent d’administration, ils versent leurs
idées dans le même moule qui sert à leurs spéculations, et les rangent dans la
même classe à laquelle appartiennent leurs arguments. Il en résulte qu’ils se
trompent très souvent et qu’ils n’inspirent aucune confiance. Nous pouvons en
dire autant des hommes qui, dans les sociétés civilisées, se distinguent par
la finesse et par l’intelligence ; ils pénètrent si avant dans leurs
spéculations que, à l’instar des savants, ils se laissent entraîner par la
vivacité de leur esprit à baser leurs jugements sur des analogies et des
ressemblances. Aussi se trompent‑ils comme eux. Il n’en est pas ainsi chez les
esprits du commun, quand le naturel est sain et la vivacité moyenne : leur
faculté réfléchissante p.296 étant incapable
d’aborder les abstractions, ils se bornent à envisager chaque matière sous son
point de vue ordinaire et à apprécier chaque chose ou chaque individu d’après
son caractère particulier. En formant des jugements, ils ne vont pas jusqu’à
employer la déduction analogique et la généralisation. Dans l’examen des
questions, ils ne s’écartent presque jamais de ce qui tombe sous les sens ;
ils ne vont pas plus loin, de même que le nageur ne s’écarte pas du rivage
quand la mer est agitée [148].
Le poète a dit : « Ne nagez pas trop au loin ; le salut se
trouve au rivage. »
§
Cela fait que, dans les affaires
administratives, ils ne sont pas exposés à se tromper, et qu’ils se conduisent
avec beaucoup de jugement *270 dans leurs
rapports avec les autres hommes. Cette droiture d’esprit leur assure les moyens
de vivre dans l’aisance, éloigne tout ce qui pourrait nuire à leur
prospérité ; mais il y a un être qui
en sait plus que tous les savants.
§
Ces observations feront reconnaître que l’art de
la logique n’est pas infaillible ; il s’occupe trop d’idées abstraites, et
souvent il s’écarte de ce qui est du domaine des sens. La logique consiste en
spéculations qui ont pour objet les seconds intelligibles [149],
et il se peut que les matières auxquelles on l’applique ne s’y prêtent pas et
s’y refusent, quand on tient à établir entre elles et ces jugements abstraits
un accord réel. Il n’en serait pas ainsi si l’on avait recours aux premiers
intelligibles, ceux que l’on obtient facilement par une première abstraction,
parce qu’ils appartiennent à la faculté imaginative, et que les formes perçues
par les sens (et conservées dans cette faculté) maintiennent et annoncent la
réalité de l’accord (qui peut exister entre les premiers intelligibles et les
choses externes).
§
§
@
§
C’est un fait très remarquable que la plupart
des savants qui p.297 se sont
distingués chez les musulmans par leur habileté dans les sciences, soit
religieuses, soit intellectuelles [151],
étaient des étrangers. Les exemples du contraire sont extrêmement rares ;
car ceux mêmes d’entre eux qui tirent leur origine des Arabes différaient de ce
peuple par le langage qu’ils parlaient, par les pays où ils furent élevés et
par les maîtres sous lesquels ils avaient fait leurs études. La nation à
laquelle ils appartenaient était cependant arabe, ainsi que l’auteur de leur
loi.
§
Voici la cause de ce phénomène. Les musulmans
des premiers temps ignoraient totalement les sciences et les arts [152],
parce que leur civilisation simple et grossière s’était formée dans le désert.
On se contentait à cette époque d’apprendre par cœur les maximes de la loi
divine, c’est-à‑dire les ordres et les prohibitions de Dieu lui-même ; on
connaissait le Coran et la Sonna,
sources d’où ces maximes dérivaient ; et on recueillait de la bouche du
législateur (inspiré) et de ses compagnons (les instructions dont on avait
besoin).
§
Tous les musulmans étaient alors des Arabes, ne
sachant pas ce que signifiait, enseigner, composer des livres, compiler et
enregistrer *271 des connaissances ;
rien ne les obligeait à s’occuper de telles matières, rien ne les y portait.
Cet état de choses continua pendant la période où vivaient les Compagnons et
leurs disciples immédiats. On donnait alors le titre de lecteurs aux hommes qui travaillaient à se graver dans la mémoire
les connaissances religieuses et à les communiquer aux autres ; voulant
indiquer par là qu’ils savaient lire le livre (sacré) et qu’ils n’étaient pas
des ignorants. Le terme ignorant s’employait alors pour qualifier tous les
individus de la classe des Compagnons, en tant qu’ils étaient des Arabes
Bédouins [153].
En désignant par le titre de lecteurs ceux
qui savaient le Coran par cœur, p.298 on
faisait sentir qu’(ils se distinguaient des autres Compagnons par une faculté
toute particulière).
§
Les lecteurs étaient donc les personnes qui savaient
lire dans le Coran et dans la Sonna,
(recueils) qui nous ont été transmis comme venant de Dieu. Ils devaient leur
connaissance des maximes de droit religieux au Coran et aux traditions
(sacrées), lesquelles fournissaient presque toujours, quand on les consultait,
des éclaircissements sur le sens du Coran. Notre saint Prophète a dit :
Je vous laisse deux choses qui vous empêcheront de vous égarer tant que vous y
resterez attachés : ce sont le livre de Dieu et la Sonna (ma pratique et mon exemple). »
§
A partir du règne de (Haroun) er‑Rechîd et dans
les temps suivants, la tradition orale (de ces textes) avait duré si longtemps
(qu’elle commençait à s’altérer et) qu’on se trouva obligé de composer des
commentaires sur le Coran et de mettre par écrit les traditions, afin qu’elles
ne se perdissent point. Il fallut ensuite connaître les isnads [154]
et savoir apprécier le caractère des traditionnistes, afin de pouvoir
distinguer les isnads sains de ceux qui ne l’étaient
pas. Plus tard, on tira du Coran et de la
Sonna une foule de décisions relatives aux cas [155]
qui se présentaient (à chaque moment), et, comme la langue commençait à
s’altérer, il fallut inventer un système de règles grammaticales (pour la
fixer). Dès lors, la connaissance des sciences religieuses se trouvait placée
sous la dépendance de certaines facultés acquises par l’esprit, celles
qui évoquent (des principes et des axiomes), qui tirent des conclusions, qui
établissent des comparaisons et qui jugent d’après des analogies. Cela rendit
nécessaire l’acquisition d’autres connaissances qui devaient servir à établir
ces facultés dans l’entendement ; il fallut apprendre les règles de la
grammaire [156],
celles qui aident à tirer des conclusions, et celles qu’il faut observer quand
on veut juger d’après des analogies. Il fallut encore savoir défendre les
dogmes de la foi, en se servant de preuves p.299
(intellectuelles), car les doctrines des novateurs et des impies s’étaient
grandement multipliées. Toutes ces matières devinrent autant de sujets pour de
nouvelles sciences [157]
qu’il fallut enseigner et qui *272 rentrèrent
bientôt dans la classe de celles qui s’apprenaient comme des arts.
§
Nous avons déjà montré que la pratique des arts
n’existe que dans la vie sédentaire, état pour lequel les Arabes avaient le
plus grand éloignement. Comme les sciences aussi se cultivaient dans les
villes, les Arabes ressentaient pour elles et pour les lieux où elles
florissaient une extrême répugnance. Lors de la conquête musulmane, la population
sédentaire (des pays subjugués) se composait de non‑Arabes, d’affranchis
également non arabes, et de gens qui, élevés aux usages de la vie sédentaire,
suivaient l’exemple des non‑Arabes dans tout ce qui se rattachait à ce genre de
vie, la pratique des arts, par exemple, et l’exercice des métiers. Ces peuples
étaient parfaitement formés à ce genre de civilisation, ayant pu s’y façonner
pendant la longue domination des Perses.
§
Les premiers maîtres dans l’art de la grammaire
furent Sibaouaïh d’abord, puis El‑Fareci et ensuite Ez‑Zeddjadji [158].
Bien que ceux‑ci fussent d’origine persane, ils avaient passé leur jeunesse
dans la pratique de la langue arabe, avantage qu’ils devaient à l’éducation
qu’on leur avait donnée et à la fréquentation des Arabes du désert. Ils réduisirent
en système les règles de cette langue et en firent une branche de science qui
devait être utile à la postérité.
§
Il en fut encore ainsi des personnes qui
savaient par cœur les traditions sacrées et qui les avaient conservées dans
leur mémoire, au grand profit des musulmans. La plupart d’entre eux
appartenaient à la race persane ou s’étaient assimilés aux Persans par le
langage et par l’éducation. Cela tenait au grand progrès que la culture de
cette p.300 branche de connaissances avait
fait dans l’Irac et dans les pays d’au delà [159].
Tous les grands savants qui ont traité des principes fondamentaux de la
jurisprudence, tous ceux qui se sont distingués dans la théologie
dogmatique [160],
et la plupart de ceux qui ont cultivé l’exégèse coranique, étaient des
Persans, comme nous le savons. Il n’y eut alors que des hommes de cette race
pour se dévouer à la conservation des connaissances et à la tâche de les
mettre par écrit. Cela suffit pour démontrer la vérité de la parole attribuée
au Prophète : « Si, dit‑il, la science était suspendue au haut du
ciel [161],
il y aurait des gens parmi les Persans pour s’en emparer. »
§
Les Arabes, sortis à peine de la vie nomade et
devenus spectateurs de la vie des villes dans toute son activité [162],
étaient trop occupés, sous les Abbacides, par l’exercice de hauts commandements
dans l’armée et dans l’administration, pour recueillir des connaissances
scientifiques, *273 et même pour y
faire la moindre attention. Ils formaient la classe la plus élevée de l’État et
composaient la force armée qui soutenait l’empire ; ils étaient les seuls
dépositaires de l’autorité administrative, et, de plus, ils méprisaient la
culture [163]
des sciences, telle qu’on la pratiquait alors, vu qu’elle était descendue au
niveau des simples arts. Or les grands chefs ont toujours dédaigné les arts,
les travaux manuels et tout ce qui peut y entraîner les hommes. Aussi, à cette
époque, laissèrent‑ils ce soin à ceux d’entre les Persans et les sang-mêlés [164]
qui voulurent bien s’en charger. Ils ne manquèrent toutefois jamais de leur
tenir un certain compte de leurs efforts ; car c’était de la religion
musulmane et des connaissances qui s’y rattachent que s’occupaient ces
travailleurs. Ils ne méprisèrent donc pas tout à fait les dépositaires de la
science. Mais, lorsque l’autorité échappa aux p.301
Arabes pour passer entre les mains des non‑Arabes, les membres du
nouveau gouvernement retardèrent les sciences religieuses comme des matières
provenant de l’étranger, et n’eurent pour elles aucune considération,
précisément à cause de leur origine exotique. Ils en persécutèrent les
professeurs, parce qu’ils les regardaient comme des gens mal disposés qui
s’occupaient de choses dont aucun avantage ne pourrait résulter, ni pour
l’État, ni pour l’administration. Nous avons déjà signalé ce fait dans le
chapitre qui traite des offices et charges religieuses [165].
Ce que nous venons d’exposer ici montre pourquoi les hommes les plus versés
dans la connaissance de la loi étaient presque tous des Persans [166].
§
Passons aux sciences intellectuelles. Elles ne
parurent chez les musulmans qu’après l’époque où les savants et les auteurs de
traités scientifiques eurent commencé à former une classe distincte (dans la
société). L’enseignement de toutes les sciences devint alors un art spécial aux
Persans, étant tout à fait négligé par les Arabes. Ceux‑ci dédaignaient de
l’exercer. Les seules personnes qui s’en chargèrent furent des Persans à qui
(les grands seigneurs) montraient de la bienveillance [167],
fait dont nous avons déjà parlé [168].
Ils poursuivirent leurs travaux dans les grandes villes musulmanes, tant que la
civilisation de la vie sédentaire se maintint chez eux, dans l’Irac, dans le
Khoraçan et dans la Transoxiane ; mais, après la ruine de ces pays et la
décadence de la civilisation qui les distinguait, ce qui est un des moyens
cachés dont Dieu se sert pour faire progresser les sciences et *274 les arts, les Persans, s’étant laissés
envahir par (la civilisation incomplète de) la vie nomade, perdirent tout le
savoir qu’ils avaient acquis. Dès lors l’étude des sciences ne continua que
dans certaines capitales où la civilisation sédentaire se maintenait encore.
§
Parmi les villes où cette civilisation s’est le
mieux soutenue, il p.302 faut signaler
surtout le Caire, métropole de l’univers, portique de l’islamisme, source des
sciences et des arts. La Transoxiane en a conservé quelques restes, parce que
les dynasties qui y ont régné n’en avaient jamais été dépourvues. Aussi les
habitants de cette contrée possèdent‑ils encore dans les sciences et dans les
arts un degré d’habileté qui ne se laisse pas méconnaître. Cela nous a été
démontré par le contenu de certains ouvrages composés par un de leurs érudits
et que nous avons reçus dans ce pays (la Mauritanie). Cet auteur se nomme Saad ed-Dîn
et‑Teftazani [169].
A l’égard des autres Persans, nous ne connaissons que l’imam Ibn el‑Khatîb [170]
et Nacîr ed‑Dîn et‑Touci [171]
dont on puisse être assuré que les écrits aient atteint aux dernières limites
du beau.
§
En étudiant ces faits et en y réfléchissant, on
trouvera encore une de ces singularités qui se présentent dans les choses
humaines. Dieu crée ce qu’il veut.
§
§ Si un individu a contracté dans sa jeunesse l’habitude de
parler une langue non arabe, ce défaut rend l’acquisition, des sciences
(arabes) moins facile pour lui
§
La cause de ce fait est cachée, mais je vais en
donner l’explication. Dans les études scientifiques de tout genre, on travaille
uniquement sur les idées de l’entendement ou sur celles de l’imagination [173].
Ces études ont pour objet, d’une part, les sciences religieuses, et consistent
ordinairement, pour celles‑ci, dans l’examen des termes qui s’y emploient et
des matières dont elles traitent. Tout cela est du domaine de l’imagination,
parce qu’il consiste en propositions fournies par le Coran et par la Sonna, et en termes employés pour
énoncer ces propositions. D’une autre part, nos études ont pour objet les
sciences intellectuelles, lesquelles sont du domaine de l’entendement. Or ce
sont les mots qui font connaître ce que l’esprit renferme d’idées appartenant,
*275 soit à l’entendement, soit à
l’imagination ; ils s’emploient pour les transmettre oralement d’une
personne à une autre dans les discussions, dans l’enseignement et dans les
débats auxquels donnent lieu les questions scientifiques, débats que l’on
prolonge dans le but d’acquérir une parfaite connaissance de la matière dont on
s’occupe. Les mots et les phrases sont les intermédiaires entre (nous et) les
pensées (d’autrui) ; ce sont des liens et des cachets qui servent à fixer
et à distinguer les idées. Il faut savoir reconnaître les idées aux mots qui
les représentent ; mais, pour le faire, l’étudiant [174]
doit connaître la signification que chaque mot porte dans le langage et posséder
un bon fonds d’instruction. S’il ignore le sens des mots, il ne pourra guère
découvrir les idées qui y correspondent, et à cette difficulté vient encore se
joindre celle de la spéculation dans laquelle l’esprit est alors engagé. Si la
faculté de reconnaître la portée des mots est assez bien affermie chez
l’étudiant pour que son esprit, aussitôt un mot prononcé, saisisse l’idée qui y
correspond, ce qui, du reste, a lieu par intuition et par suite d’une
disposition naturelle, le voile qui s’interposait entre cette idée et
l’entendement disparaît tout à fait, ou se laisse écarter très facilement. La
seule tâche qui reste alors à remplir, c’est l’examen de ces idées.
§
Voilà ce qui arrive quand l’enseignement se
donne de vive voix et fournit toutes les indications nécessaires ; mais,
si l’étudiant est obligé de travailler seul, de mettre par écrit (ce qu’il
apprend dans les livres), et de reconnaître les paroles qui sont indiquées par
les traits de l’écriture, il voit surgir devant lui une nouvelle difficulté,
provenant de la distinction qui existe entre les mots tracés au moyen de l’écriture
et les paroles qui s’articulent, mais qui se trouvent encore dans
l’esprit [175].
En effet, les traits de l’écriture servent spécialement à indiquer les paroles
articulées, et, tant qu’on ne saisit pas les p.304
indications qu’ils fournissent, on ne saurait reconnaître les mots
qu’ils désignent. Si l’on ne distingue pas bien aux traits de l’écriture les
mots qu’ils représentent, on ne connaîtra qu’imparfaitement le sens de ces
mots ; c’est donc là un autre voile qui dérobe à l’investigateur *276 et à l’étudiant la vue du but qu’il
cherchait à atteindre, savoir, l’acquisition de connaissances ; et ce
voile est encore plus difficile à soulever que le premier. Mais, lorsqu’on a
bien acquis la faculté de reconnaître les idées indiquées par les mots
articulés et par les traits de l’écriture, le voile est tout à fait levé et
l’on n’a plus que la tâche de bien comprendre les investigations qui se font au
moyen de ces idées. La difficulté de distinguer les rapports des idées aux
mots, tant articulés qu’écrits, existe pour toutes les langues. Ceux qui apprennent
une langue dans leur jeunesse acquièrent bien mieux que les autres la faculté
de s’en servir.
§
Le peuple musulman, à l’époque où il fonda son
empire et absorba les autres nations, alors que l’influence du Prophète et du
Coran eut fait disparaître les sciences des anciens, ce peuple était d’une ignorance
(et d’une simplicité de mœurs) qui se manifestaient dans toutes ses
inclinations et dans toutes les habitudes qui le distinguaient. Mais ensuite la
souveraineté, la puissance et les services forcés des peuples vaincus le
façonnèrent aux usages de la civilisation sédentaire et adoucirent chez lui la
rudesse des mœurs. Dès lors l’enseignement des sciences religieuses, qui
s’était fait chez les musulmans (gratuitement et) par la voie de la
transmission orale, devint un métier, et le progrès de leurs connaissances
amena la composition d’une foule d’ouvrages et de recueils. Mûs par le désir de
connaître les sciences (les autres peuples, ils firent traduire en arabe les
traités qui les renfermaient, et, pour réunir ces renseignements nouveaux à
leurs propres sciences, ils les remanièrent dans les mêmes moules dont ils s’étaient
servis pour façonner leurs premières spéculations. Ayant dépouillé ces traités
de leur vêtement étranger, afin de les habiller à l’arabe, ils firent tant de
progrès dans leurs études, qu’ils surpassèrent leurs modèles. Dès lors les
originaux de ces livres, de ces textes en langue p.305
étrangère, tombèrent dans l’oubli et n’obtinrent pas plus de
considération qu’une ruine abandonnée, qu’un nuage de poussière chassé par le
vent ; et toutes les sciences se trouvèrent exposées dans le langage des
Arabes et consignées dans des recueils dont l’écriture était celle de ce
peuple. Il fallait donc que les personnes engagées dans des études
scientifiques connussent la signification des mots appartenant à leur langue,
non seulement des mots articulés, mais des mots écrits ; car elles
devaient se passer des traités rédigés en d’autres langues, vu que ces volumes
avaient péri, faute de soins.
§
Nous avons déjà fait observer que parler un
langage quelconque est une faculté acquise par la langue, de même qu’écrire est
un acte dont la faculté appartient à la main. Donc, si un homme a contracté *277 dans sa jeunesse l’habitude de parler une
autre langue que l’arabe, jamais il ne parviendra à bien énoncer ses idées en
arabe. C’est un fait que nous avons laissé entrevoir en démontrant qu’une
personne, devenue très habile dans la pratique d’un premier art qu’elle aurait
appris, ne parvient presque jamais à se distinguer dans un second ; cette
proposition me paraît évidente. L’étranger, qui n’a qu’une connaissance
imparfaite de l’arabe et de la signification des mots articulés ou écrits qui
appartiennent à cette langue, ne saurait reconnaître d’une manière parfaite
les idées que ces mots représentent, ainsi que nous venons de le dire ; à
moins toutefois que l’habitude de parler sa propre langue ne soit pas devenue
une faculté persistante à l’époque où il veut s’appliquer à l’étude de
l’arabe. C’est ainsi qu’en Perse les enfants qu’on élève dans la société
d’Arabes, et dont l’esprit n’a pas encore subi l’influence de leur langue
maternelle, parviennent à bien parler l’arabe. En ces cas, c’est la langue
arabe qu’on peut considérer comme la première qu’ils ont apprise, et ils
n’auront pas de difficulté à comprendre les idées qu’ils y trouvent énoncées.
Il en est de même des personnes [176]
qui ont appris l’écriture usitée dans leur pays avant de s’occuper de
l’écriture arabe. Aussi p.306 voyons‑nous que
beaucoup de savants d’origine étrangère ont pour habitude, en donnant des
leçons et en faisant des cours, de ne pas rapporter (avec des explications) les
gloses qu’ils tirent des livres (arabes), mais de les (apprendre par cœur et de
les) débiter (telles qu’elles sont), voulant ainsi s’épargner la tâche
d’aborder les difficultés offertes par ces passages, et se rendre ainsi plus
facile l’intelligence des idées qu’ils renferment. Mais celui qui s’est acquis
la faculté de bien comprendre la signification des mots, tant articulés
qu’écrits, n’a pas besoin d’avoir recours à ce subterfuge ; le talent de
reconnaître les mots en les voyant écrits et de saisir les idées quand il
entend prononcer les mots (qui les représentent) est devenu pour lui comme un
attribut inné, et fait disparaître le voile qui lui cachait les idées
auxquelles ces mots correspondent. Celui qui met un grand empressement à
s’instruire, qui s’attache à l’étude de la langue et des paroles
écrites, obtiendra une connaissance solide de ces matières ; nous en
voyons des exemples parmi les savants étrangers, mais ces *278 exemples sont rares, et, si l’on compare
ces savants avec leurs contemporains et confrères de race arabe, on verra que
ceux‑ci les surpassent en savoir et dans la faculté de bien manier la langue.
L’infériorité des étrangers provient du relâchement que l’habitude d’intonations
barbares (adjura), contractée de bonne heure, fait subir (aux organes de la
parole), en affaiblissant leur action.
§
Qu’on ne nous objecte pas la déclaration que
nous avons déjà faite, savoir, que la plupart des savants parmi les musulmans
étaient des adjem (non‑Arabes), car
nous avons voulu désigner par ce terme ceux qui étaient d’origine étrangère, et
nous avons fait remarquer que la longue persistance de la civilisation
sédentaire chez ces peuples les avait habitués à la pratique des arts et à
l’acquisition des connaissances scientifiques. Mais ici il s’agit d’autre
chose, savoir, de l’adjma (ou embarras) éprouvé par la langue (quand
elle n’est pas habituée à la prononciation de l’arabe). Si l’on nous objecte
les Grecs, peuple très versé dans les sciences, je répondrai qu’ils en avaient
acquis la connaissance par l’intermédiaire de leur propre langue, celle qu’ils p.307 avaient parlée dès leur première jeunesse,
et par la voie de leur propre écriture, tandis que le musulman non arabe
apprend les sciences par l’intermédiaire d’une langue qu’il ignorait dans sa
jeunesse et d’une écriture toute différente de celle dont il avait eu d’abord
l’habitude. Or cela est un grand obstacle à son progrès, ainsi que je viens de
le dire.
§
Ces observations s’appliquent dans toute leur
étendue aux individus des diverses rations dont la langue maternelle est autre
que l’arabe ; elles sont vraies en ce qui concerne les Persans, les Roum, les Turcs, les Berbers, les Francs
et toue les peuples dont la langue n’est pas l’arabe. Et il y a dans cela
des signes pour ceux qui savent observer.
(Coran, sour. XVI, vers, 71.)
§
§
@
§
Ces sciences forment les quatre colonnes
(principales de la langue), savoir : la lexicologie, la grammaire, la rhétorique
et la littérature. *279 Leur
connaissance est absolument nécessaire aux légistes, parce que tous les
articles de la loi dérivent du Coran et de la Sonna, (recueils) qui sont en langue arabe et dont les (premiers)
rapporteurs, c’est‑à-dire les compagnons du Prophète et leurs disciples
immédiats, étaient des Arabes. C’est aussi dans la langue des Arabes qu’il faut
chercher l’explication des difficultés qui se présentent dans ces textes
sacrés. La connaissance des sciences qui concernent cette langue est donc indispensable quand on veut apprendre le droit. Les différences
qui se remarquent dans la consistance que ces sciences ont acquise [177]
proviennent de la différence des rangs qu’on leur a assignés d’après l’utilité,
qu’elles offrent pour le but qu’on veut atteindre. (On connaîtra ces
différences) à la lecture de ce que nous allons exposer en traitant
successivement de chacune de ces sciences, et on y verra que la grammaire tient
la première place, parce qu’elle indique les p.308
procédés qu’il faut employer quand on veut exprimer ses pensées avec
précision. C’est par la grammaire que nous distinguons le régissant du régime
et l’inchoatif de l’énonciatif ; sans elle, on ignorerait les bases mêmes
de l’art au moyen duquel on fait connaître ses idées. La lexicologie avait
cependant droit à la première place ; mais, comme la plupart des termes
inventés pour signifier des idées ont continué à désigner ces mêmes idées sans
avoir changé de destination, tandis que les inflexions de la syntaxe
désinentielle servant à distinguer le sujet de l’attribut et à marquer leur
relation mutuelle ont subi tant d’altérations qu’elles ont fini par
disparaître, on attache plus d’importance à la grammaire qu’à la lexicologie.
En effet, si les règles de la grammaire tombaient dans l’oubli, on perdrait le
moyen de se comprendre mutuellement, tandis que la signification des mots ne
s’oublie pas [178].
§
§
Le terme logha [179],
pris dans son acception ordinaire, signifie l’expression de la pensée au moyen
de la parole. Comme c’est là un acte lingual
[qui résulte du désir de communiquer ses idées à autrui] [180],
il ne manque jamais de devenir, pour l’organe servant à le produire, c’est‑à‑dire
pour la langue, (un acte habituel, ) une faculté complètement acquise. Le
langage, chez chaque peuple, est tel que l’accord
*280 général des volontés l’a fait. Chez les Arabes, la faculté de la
parole est plus belle qu’ailleurs, et montre toute sa supériorité par la clarté
avec laquelle elle énonce la pensée. La cause en est que l’arabe possède,
outre les mots, des signes particuliers qui expriment un grand nombre d’idées.
Telles sont les motions (ou voyelles finales) servant à p.309 distinguer le
régissant du régime (et) du mot attiré, c’est‑à‑dire,
du complément (régi au génitif). Telles sont encore certaines lettres au moyen
desquelles on fait passer d’un sujet à un autre l’action, ou mouvement, exprimé
par le verbe [181],
et cela sans être obligé d’y employer d’autres mots. Ces particularités n’existent
que pour l’arabe [182] ;
dans les autres langues il faut avoir un terme spécial pour chaque idée et pour
chaque circonstance particulière. Aussi trouverions-nous que, chez les
Persans, la langue de la conversation serait très diffuse, si nous établissions
une comparaison entre elle et l’arabe. C’est à cette concision que se rapporte
l’idée énoncée par le Prophète en ces termes : « J’ai reçu (de Dieu)
des paroles qui disent beaucoup, et mon style se distingue par son extrême
concision. » Dans l’arabe, les lettres (formatives), les motions et les imposés,
c’est‑à‑dire les formes (diverses des mots dérivés), ont chacune, dans
l’expression de la pensée, une valeur réelle qui s’apprécie instantanément,
sans qu’on soit obligé d’avoir recours à l’aide d’un art quelconque [183].
La faculté de les employer était acquise à l’organe de la langue chez les
Arabes et se transmettait d’une génération à une autre, de même qu’aujourd’hui
notre langage passe de nous à nos enfants.
§ Après
la promulgation de l’islamisme, les Arabes sortirent du Hidjaz pour s’emparer
de l’empire (du monde) et arracher le pouvoir aux mains des peuples et des
dynasties qui l’exerçaient. Comme ils se mêlèrent alors aux adjem (étrangers), la faculté dont nous
parlons s’altéra chez eux par l’adoption d’expressions qui ne convenaient pas
(au génie de la langue arabe), et qui s’y étaient introduites par l’habitude
d’entendre parler ceux d’entre les étrangers qui avaient pris les usages des
Arabes. Or c’est de l’audition que provient la faculté du langage. Dès lors,
cette faculté se corrompit par un mélange de p.310
termes qui devaient altérer son caractère et qu’elle recevait facilement,
tant elle avait l’habitude d’obéir à l’audition.
§
*281 Les
hommes prévoyants [184]
parmi les Arabes commencèrent alors à craindre, que, dans la suite des
temps [185],
cette faculté ne se perdît tout à fait et que l’accès du Coran et de la Sonna ne fût fermé à toutes les
intelligences. Voulant prévenir ce danger, ils tirèrent des expressions
usitées dans leur langue quelques règles qu’on devait appliquer d’une manière
absolue à (la conduite de) cette faculté, et qui ressemblaient à des universaux
ou principes généraux. Ils examinèrent, au moyen de ces règles, toutes les
formes du discours, afin de pouvoir les classer selon leurs analogies. Le
régissant devait se placer dans la catégorie du merfouâ (ce qui est au
nominatif ou au mode indicatif), ainsi que le sujet de la proposition, et le
régime (du verbe) devait être mis dans celle du mensoub (ce qui est à l’accusatif). S’étant ensuite aperçus que la
signification des mots se modifiait selon les changements subis par ces motions
(ou voyelles finales, servant à marquer les cas et les modes), ils
s’accordèrent à désigner (les règles de) ces changements par le nom d’eïrab (arabisation, syntaxe des désinences),
et à donner le nom d’aamel (régissants) aux mots qui les
effectuaient. De là dérivait un corps de doctrine qu’ils acceptèrent d’un
commun accord et dont ils étaient les seuls dépositaires. Ils la mirent ensuite
par écrit et en formèrent un art qui leur appartenait et qu’ils désignèrent par
le terme nahou (voie, grammaire).
§
Celui qui, le premier, écrivit un ouvrage sur
cette matière, fut Abou ’l-Asoued ed‑Douéli [186],
de la tribu de Kinana. Il le fit, dit‑on, sur l’invitation d’Ali (le khalife),
qui, ayant remarqué que la faculté de parler correctement commençait à
s’altérer, lui avait ordonné de faire quelque chose pour l’empêcher.
Abou ’l-Asoued eut recours à l’établissement de quelques règles qu’on
pouvait se rappeler p.311 facilement et
qu’il avait découvertes en examinant beaucoup de cas particuliers. Le même
sujet, traité ensuite par d’autres écrivains, échut à Khalîl Ibn Ahmed el‑Ferahîdi [187],
qui vivait sous Haroun er‑Rechîd. On avait alors la plus grand besoin d’un
(bon) traité sur la matière, tant les Arabes avaient perdu de cette
faculté ; Khalîl mit en ordre les principes de l’art et en compléta les
subdivisions. Sibaouaïh [188], ayant appris de lui la grammaire,
développa complètement ces subdivisions et y ajouta un grand nombre d’exemples
et d’éclaircissements. Le Kitab (ou livre par excellence), qu’il composa sur
ce sujet et qui jouit d’une si grande célébrité, a servi de modèle à tous les
ouvrages grammaticaux *282 qui parurent
dans la suite. Abou Ali ’l-Fareci et Abou ’l-Cacem ez‑Zeddjadji
écrivirent ensuite plusieurs abrégés à l’usage des commençants, et suivirent
dans ces traits le plan adopté par le grand maître de l’art dans son Kitab.
§
La grammaire fut ensuite traitée bien au long,
et alors surgit la divergence d’opinions qui continua à régner entre les
grammairiens de Koufa et de Basra, les deux anciennes capitales de l’empire
arabe ; les arguments et les preuves mis en avant de chaque côté se multiplièrent,
et les systèmes de doctrine adoptés dans l’enseignement s’écartèrent les uns
des autres. Comme on ne s’était pas entendu sur les principes fondamentaux de
l’art, il y eut un grand désaccord au sujet des désinences (qu’il fallait
employer) dans beaucoup de mots du Coran, et cela contribua pendant longtemps à
la perplexité des étudiants. Alors vinrent les grammairiens postérieurs avec
leurs systèmes. Les uns, voulant tout condenser, firent disparaître la plupart
des longueurs dont ces traités étaient remplis, tout en conservant ce qui s’y
trouvait de vraiment utile ; parmi ceux‑ci Ibn Malek [189]
se distingua en composant son Teshîl (la grammaire rendue facile). Les autres
s’appliquèrent à former des abrégés élémentaires à l’usage des p.312 commençants ; ce que firent
Zamakhcheri [190]
dans son Mofassel (capitulaire) et
Ibn el‑Hadjeb [191]
dans son [192]
Mocaddema (introduction). Quelques‑uns
mirent en vers les règles de la grammaire ; Ibn Malek, par exemple, à qui
nous devons l’Ardjouza tel‑Kobra (le grand traité
versifié) et l’Ardjouza tes‑Soghra
(le petit traité versifié), et Ibn Moti, qui composa l’Ardjouza
tel‑Alfiya (le traité composé de mille vers) [193].
§
En somme, les ouvrages sur la grammaire sont
tellement nombreux, qu’on ne saurait les indiquer tous. Les systèmes d’après
lesquels on enseigne cet art diffèrent les uns des autres ; celui des
grammairiens postérieurs ne s’accordait pas avec celui de leurs prédécesseurs ;
et ceux des écoles de Koufa, de Basra, de Baghdad et de l’Espagne offraient
beaucoup de points de dissemblance.
§
La décadence de la civilisation, fait dont nous
sommes les témoins, avait tellement précipité le déclin des sciences et des
arts, qu’il semblait nous annoncer la perte prochaine de l’art
grammatical ; mais, dans ces derniers temps, il nous est arrivé ici, dans
le Maghreb, un *283 recueil venu de
l’Égypte et attribué à Djemal ed‑Dîn Ibn Hicham [194],
un des grands savants de ce pays. Cet ouvrage renferme toutes les règles de la
syntaxe désinentielle ; il les indique d’une manière sommaire, tout en
fournissant les détails les plus essentiels ; il traite des particules,
des propositions et des termes dont la proposition se compose, mais il
omet les nombreuses redites qui se présentaient dans les divers chapitres de la
grammaire (tels que ses devanciers les avaient rédigés). Ce traité a pour titre
El‑Moghni f’il Eïrab (livre qui suffit pour l’étude de la syntaxe désinentielle) [195].
L’auteur y indique p.313 toutes les
finesses de la syntaxe désinentielle qui se rencontrent dans le texte du
Coran ; il les classe par chapitres et par sections ; d’après leurs
principes fondamentaux, et les expose dans un ordre régulier. L’abondance de
notions scientifiques offertes par ce traité fait voir que l’auteur était
profondément versé dans son art et qu’il en possédait une connaissance
parfaite. Il a marché, autant que je puis en juger, sur les pas de ceux d’entre
les grammairiens de Mosul qui [196]
avaient accepté la doctrine d’Ibn Djinni [197]
et suivi le plan adopté par ce savant dans l’enseignement de son art. Le savoir
déployé par Ibn Hicham est vraiment admirable, et montre qu’il possédait
parfaitement son sujet et qu’il était très habile. Dieu ajoute aux choses créées autant qu’il veut. (Coran, sour. XXXV, vers. 1.)
§
§
La lexicologie (logha) sert à expliquer
le sens des mots institués [198]
(pour représenter des idées). Lorsque la faculté de s’exprimer correctement en
arabe se fut affaiblie en ce qui regarde l’emploi des motions, c’est‑à‑dire de
ce que les grammairiens appellent eïrab (la
syntaxe désinentielle), et lorsqu’on eut établi, pour le maintien de cet
emploi, les règles dont nous avons parlé, le langage des Arabes p.314 n’en continua pas moins à s’altérer par
suite des rapports fréquents et intimes qui. s’étaient établis entre eux et les
peuples de race étrangère [199].
La corruption s’étendit jusqu’aux mots institués (pour la représentation des
idées), et eut pour résultat que beaucoup de termes arabes s’employaient en
dehors de leur destination primitive. Cela provenait de l’inclination des
Arabes à se familiariser avec les locutions vicieuses employées par les
nouveaux arabisés et s’éloignant du bon arabe. Il fallait donc songer à fixer
le sens des mots par le moyen de l’écriture et à réunir toutes ces indications
pour en former des recueils, car il était à craindre que la langue ne finît
par *284 disparaître tout à fait, et que
cela ne rendît impossible l’intelligence du Coran et des traditions.
§
Plusieurs philologues très habiles entreprirent
cette tâche, en rassemblant des exemples du bon langage et en les dictant à
leurs élèves. Le premier qui entra dans cette carrière fut El‑Khalîl Ibn Ahmed
el-Ferahîdi. Il composa le Kitab el‑Aïn [200],
livre dans lequel il inscrivit tous les mots qui peuvent se former par la
combinaison des lettres de l’alphabet. Ces mots sont bilitères, ou trilitères,
ou quadrilitères ; il y en a même qui se composent de cinq lettres
(radicales) et qui appartiennent à la dernière classe des combinaisons
permises dans la langue arabe. El‑Khalîl réussit dans cette entreprise par
l’emploi d’une suite de procédés embrassant (tous les cas qui pouvaient se
présenter). Expliquons cela. Le nombre des mots bilitères doit s’obtenir en
opérant successivement sur les termes d’une série (régulière) qui commence par
un et finit par vingt‑sept, chiffre qui indique l’avant‑dernier terme de la
série des lettres de l’alphabet. En effet, chacune [201]
de ces lettres doit se combiner avec les vingt‑sept autres. La première lettre
fournirait ainsi vingt‑sept mots bilitères ; la seconde, combinée avec
les vingt‑six (qui forment le restant de la série), produirait vingt‑six
bilitères ; on prendrait ensuite la troisième (lettre pour la combiner de
la même manière), puis la quatrième (et ainsi p.315
de suite) jusqu’à la vingt‑septième, qu’on combinerait avec la vingt
huitième et qui produirait ainsi un seul (bilitère). Tons ces résultats
formeraient une suite régulière de nombres, depuis un jusqu’à vingt‑sept. La
sommation de cette série se ferait par le procédé dont se servent les
arithméticiens : [c’est‑à‑dire en ajoutant le premier nombre de la série
au dernier et en multipliant cette somme par la moitié du nombre des
termes] [202].
On doublerait ensuite cette somme parce qu’on peut renverser l’ordre des
lettres dans le mot bilitère et en mettre la seconde avant la première ;
c’est un fait dont il faut tenir compte en calculant ces combinaisons. Le
chiffre qui s’obtiendra de cette manière indiquera le nombre total des
bilitères. Pour connaître le nombre des trilitères, on multipliera celui des
bilitères *285 par chaque terme de la suite des
nombres qui commence par un et qui finit par vingt‑six ; car on ajoute une
lettre au bilitère pour le convertir en trilitère, et chaque bilitère remplit
ici la fonction d’une seule lettre que l’on combinerait avec les vingt-six
lettres restantes. On prendra donc la somme de la série, depuis un jusqu’à
vingt-six, on la multipliera par le nombre des bilitères ; puis on
multipliera cette somme par six, nombre des combinaisons dont trois lettres
sont susceptibles ; on aura alors le nombre des trilitères qui peuvent se
former par la combinaison de toutes les lettres de l’alphabet. Pour obtenir
celui des quadrilitères et des mots composés de cinq lettres, en procédera de
la même manière [203].
§ p.316 El‑Khalîl, ayant déterminé le nombre de ces
combinaisons, classa les mots d’après les lettres de l’alphabet (par lesquelles
ils commençaient), se conformant ainsi à l’usage reçu ; puis il entreprit
de ranger ces lettres d’après la position des organes qui servent à les
articuler. Il donna la première place aux lettres gutturales, la seconde aux lettres palatales, la troisième aux dentales,
la quatrième aux labiales et la
cinquième aux infirmes, c’est‑à‑dire aériennes [204]. Il
mit la lettre aïn en tête de
la première classe, parce qu’elle provient de la partie (du gosier) la plus
éloignée (des lèvres). Ce fut à cause de cela qu’on appela son dictionnaire Le livre de l’Aïn (Kitab el‑Aïn), se
tenant ainsi à l’usage des anciens qui donnaient pour titres à leurs recueils
les phrases ou les mots par lesquels ces traités commençaient. Il distingua
aussi les termes qui s’emploient de ceux qu’on a laissés de côté. Ces derniers
appartiennent ordinairement à la catégorie des quadrilitères et à celle des
mots qui sont formés de cinq lettres, les Arabes ayant renoncé à leur emploi
parce qu’ils les trouvaient trop pesants dans la prononciation. L’auteur inséra
les mots bilitères dans cette dernière classe, parce qu’ils sont d’un usage
très restreint. Les (racines) trilitères s’emploient beaucoup plus que les
autres ; aussi les formes qui en dérivent sont‑elles très nombreuses. El‑Khalîl
inséra toutes ces formes dans son Kitab
el‑Aïn, et les y exposa de la manière la plus satisfaisante et la plus
complète.
§
*286 Dans le
IVe siècle, Abou Bekr ez‑Zobeïdi [205],
maître d’écriture du khalife espagnol Hicham el‑Moweïyed [206],
fit un abrégé de l’Aïn, tout en respectant l’ample dessein de ce
recueil. Il supprima tous les p.317 termes
dont on ne fait pas usage, ainsi qu’une grande partie des exemples cités pour
justifier les significations attribuées aux mots généralement employés. Cet
abrégé, fait pour être appris par cœur, est un excellent ouvrage.
§
El‑Djeuheri [207],
natif de l’Orient, suivit, dans son Sahâh,
l’ordre alphabétique généralement reçu, et commença par (les mots dont la
dernière lettre est) le hamza. Il
choisit pour indicateur (servant
à faire connaître la place) de chaque mot la lettre finale de ce même mot,
parce qu’on a très souvent besoin des finales (quand on s’occupe à faire des
vers ou de la prose rimée) [208].
[Cela lui faisait un chapitre. Ensuite il rangea les (mêmes) mots d’après
l’ordre alphabétique des lettres initiales, et donna le titre de section à chacune de ces divisions,
jusqu’à la dernière [209].]
Il reproduisit ainsi tous les mots de la langue, de même qu’El‑Khalîl l’avait
fait avant lui (mais dans un autre ordre).
§
Un auteur espagnol nommé Ibn Cida [210] parut ensuite à Dénia, sous le règne
d’Ali Ibn Modjahed [211],
et composa un ouvrage qu’il intitula El-Mohkam
(le bien constaté). Dans ce livre, il suivit le plan qui embrasse tout,
celui dont nous venons de parler, et adopta l’arrangement observé dans le Kitab el‑Aïn. Il entreprit même d’y
indiquer les dérivations des mots et leurs changements de forme, et produisit
ainsi un fort bel ouvrage.
§
Mohammed Ibn Abi ’l‑Hoceïn, hadjeb [212] (ou premier ministre) p.318 d’El‑Mostancer le Hafside, sultan de Tunis,
fit un abrégé de ce dictionnaire, mais il y changea l’ordre des mots. Ayant
adopté le plan suivi dans le Sahâh, il
classa les racines de manière que leurs lettres finales servissent d’indicateurs.
On dirait que cet ouvrage et le précédent (le Sahâh) sont jumeaux
sortis du même sein et engendrés par le même père. [Korâa [213],
un des grands maîtres dans la science de la langue, composa (sur cette
matière) un livre intitulé El‑Mondjed (le
secours) ; on doit à Ibn Doreïd [214]
un ouvrage (du même genre) intitulé El‑Djemhera *287 (la
collection), et à Ibn el‑Anbari [215]
un autre nommé Ez‑Zaher (l’éclatant,
le fleuri).]
§
Voilà, autant que je le sache, les ouvrages qui
servent de base à tous les autres écrits qui traitent de la langue. Il y a, de
plus, quelques abrégés d’un genre particulier, consacrés à de certaines
classes de mots et renfermant, soit une partie, soit la totalité des sections
que le sujet comporte. Le plan qu’on y a suivi, dans le but, d’embrasser toutes
ces notions, est difficile à saisir, tandis que celui des ouvrages principaux,
étant fondé sur les combinaisons des lettres, se comprend très facilement.
§
Parmi les ouvrages qui traitent de la langue
arabe, je dois signaler particulièrement celui que Zamakhcheri composa sur les
tropes [et auquel il donna le titre d’Asas el‑Belagha (principes fondamentaux de l’art de bien parler)]. On y
trouve toutes les expressions que les Arabes ont employées métaphoriquement en
les détournant de leur signification primitive. C’est un ouvrage hautement
instructif.
§
Il nous reste une question à traiter. Les
(anciens) Arabes avaient p.319 imposé à chaque
idée une dénomination qui devait l’indiquer d’une manière générale, puis ils se
servaient d’autres mots pour désigner certaines particularités d’une même idée.
Cela nous oblige à distinguer entre les mots d’institution primitive et ceux
qui ont été introduits par l’usage. Pour y parvenir, il faut se servir d’un
art qui s’acquiert très difficilement, savoir, l’application de la critique au
langage. Ainsi, par exemple, ils instituèrent le terme abiad pour désigner tout ce qui était plus ou moins blanc ;
puis ils désignèrent les chevaux blancs par le mot acheheb, les hommes blancs par le mot azher et les moutons blancs par le mot amlah.
(Ils observèrent cet usage si exactement) que l’application du qualificatif abiad à l’un ou l’autre de
ces objets serait regardée comme une faute, et une violence faite à la langue.
Thaalebi [216]
s’est particulièrement occupé de cette matière et l’a traitée dans un ouvrage
spécial intitulé Fikh el‑Logha (la
critique de la langue). C’est le meilleur ouvrage qu’un philologue puisse étudier,
s’il ne veut pas [217]
s’exposer à fausser les significations que les Arabes avaient attachées aux
mots. Il ne suffit pas, en composant (une phrase), de connaître le sens
primitif de chaque mot ; il faut encore savoir si l’usage des Arabes
justifie l’emploi de la phrase dans le sens qu’on lui attribue. C’est au
littérateur qui désire bien écrire, soit en prose, soit en vers, que cette
connaissance est particulièrement nécessaire ; sans elle, il se tromperait
à chaque instant dans l’emploi des mots de la langue, pris isolément, ou
combinés avec d’autres. *288 Les fautes de ce
genre sont plus graves et plus choquantes que les fautes de syntaxe.
§
Un savant des temps modernes composa un ouvrage
dans lequel il entreprit de renfermer tous les mots qui ont plusieurs
significations, et, bien qu’il ne les ait pas indiqués tous, il en a signalé le
plus grand nombre.
§
p.320 Les
abrégés qui traitent de cette partie de la science et surtout des mots
généralement employés sont très nombreux, ayant été composés pour faciliter
aux étudiants le travail d’apprendre par cœur le sens de ces termes. Tels sont
les alfadh (paroles) d’Ibn es‑Sikkît [218],
le Fasîh de Thaleb [219],
etc. Quelques‑uns de ces ouvrages renferment moins d’articles que les autres,
ce qu’il faut attribuer aux sentiments particuliers de chaque auteur concernant
les matières qui lui paraissaient les plus importantes à savoir par cœur. Dieu
est le créateur, le savant.
§
[La tradition [220]
qu’on invoque lorsqu’on veut prouver la légitimité d’un terme de la langue est
celle‑ci : que chez les Arabes chaque mot répondait exclusivement à une
certaine idée. Elle ne nous dit pas qu’ils fussent les inventeurs de ces
mots ; un tel procédé leur aurait été trop difficile, et il est loin
d’être probable, car on ne connaît aucun exemple de son emploi. Une déduction
fondée sur des analogies ne suffira pas pour nous démontrer que tel terme
désigne telle idée, tant que nous ne connaîtrons pas un (second) exemple d’induction
analogue à celui qui est si bien connu [221],
je veux dire le raisonnement d’après lequel on regarde (le terme khamr qui signifie) le jus du raisin comme une expression générale
servant à désigner tout ce qui peut enivrer. Quand on emploie un procédé de
cette nature dans une déduction analogique, il y a moyen d’en constater la
valeur, p.321 quand le texte de la loi est là
pour nous mettre en mesure de l’apprécier et nous faire voir si cette
déduction ne pèche pas par la base. Mais nous ne possédons pas un tel moyen
quand il s’agit de démontrer la légitimité d’un (autre) terme de la langue,
car, si nous avions recours à la raison, nous trouverions que (en pareil cas)
ses jugements sont tout à fait arbitraires [222].
Tous les docteurs de la loi ont été de cet avis. Il est vrai que le Cadi [223],
Ibn Soreïdj [224]
et quelques autres ont penché vers la
doctrine que l’induction (dans les questions philologiques) était
permise ; mais c’est l’opinion contraire qui a prévalu. Il faut bien se *289 garder d’admettre une doctrine que je vais
signaler, savoir, que la constatation (des significations) des mots (au moyen
de la déduction philologique) rentre dans la catégorie des définitions verbales
(et est parfaitement certaine), vu que les définitions se rapportent à des
idées, et que la signification d’un terme obscur ou inconnu est donnée par
celle d’un mot généralement employé et dont la signification est évidente. (Il
n’en est pas ainsi) ; la lexicographie constate uniquement que tel mot
représente telle idée. Cette distinction est de la dernière évidence].
§
§
Cette science naquit dans l’islamisme
postérieurement à celles de la grammaire et de la philologie. Elle est une des
sciences (qui s’appellent) linguales, parce
qu’elle s’occupe de mots articulés, des sens qu’ils expriment et des idées
qu’on veut indiquer par leur emploi. Le premier avantage que la personne qui
parle désire procurer à une autre en lui adressant la parole consiste à lui
faire concevoir certaines idées simples dont les unes s’appuient sur les autres
comme p.322 sur des soutiens [226]
et vont y aboutir. Pour indiquer des idées de ce genre, on se sert des (termes)
isolés (dont se composent les propositions), et qui sont les noms, les verbes
et les particules. Le second avantage est de pouvoir distinguer entre les
attributs et les sujets, et de reconnaître les divers temps (du verbe) ;
on y parvient en observant les changements opérés dans les motions, c’est‑à‑dire
la syntaxe des désinences, et en faisant attention aux formes que les mots ont
reçues. Tout cela fait partie de la grammaire.
§
Il faut ensuite désigner toutes les
circonstances qui entourent la chose dont on parle, circonstances que l’on ne
reconnaîtrait pas, à moins qu’elles n’eussent des signes particuliers pour les
faire remarquer ; celles, par exemple, qui sont relatives aux personnes
qui parlent ensemble ou qui agissent, ou à l’action elle‑même. Il est essentiel,
pour la parfaite transmission de la pensée, que tout cela soit indiqué dans le
discours.
§
Celui qui a acquis la faculté de parler
correctement est arrivé au plus haut degré d’excellence dans l’art de
transmettre ses idées. *290 Un langage
dépourvu des (signes distinctifs dont nous venons de parler) ne saurait être
rangé dans la classe occupée par celui dont se servent les Arabes. Le langage
de ce peuple est très compréhensif, et possède des termes particuliers pour
désigner chaque état ; il se distingue surtout par la perfection de sa
syntaxe et par sa clarté.
§
Voyez combien leur expression, Zeïdon djaani
(Zeidus venit ad me), diffère de celle‑ci, qu’ils emploient aussi : djaani Zeïdon (venit ad me Zeidus). Le terme mis en tête [227]
(de la proposition) est celui auquel la personne qui parle attache le plus
d’importance ; quand on dit djaani Zeïdon, on montre qu’on pense
plus à l’acte de venir qu’à l’individu dont le nom est le sujet (de la
proposition), tandis que, par les mots Zeïdon djaani, on laisse apercevoir
qu’on pense plutôt à Zeïd qu’à l’acte de venir, lequel est l’attribut de la
proposition [228].
Voyez encore l’emploi p.323 des termes mausoul
(conjoint), mobhem (vague) et marefa (déterminé) pour désigner d’une manière convenable les parties de la proposition [229].
Voyez aussi comment ils corroborent la relation qui existe entre les termes
d’une proposition : ils disent également Zeïdon caïmon (Zeidus
[est] stans), inna Zeïdan caïmon (certe Zeidus [est]
stans ), et inna Zeïdan lé‑caïmon (certe equidem Zeidus [est]
stans). Ces trois expressions diffèrent en signification, bien qu’elles soient
identiques au point de vue de l’analyse grammaticale. La première, celle qui
n’a rien pour la corroborer, sert à renseigner une personne qui ne pensait pas
même (à Zeïd) ; la seconde, renforcée par la particule inna,
s’adresse à une personne qui hésite à croire au fait qu’on lui raconte, et la
troisième s’emploie pour convaincre la personne qui nie le fait. Donc elles ont
chacune une portée différente. Vous pouvez dire djaani er‑radjolo (venit ad me ille homo), puis, au lieu de cette
expression, vous pouvez employer les mêmes mots et dire djaani radjolon (venit ad me [qui vere est]
homo), en vous servant du mot indéterminé dans le but d’exalter le mérite d’un
individu (bien connu) et de faire savoir qu’il n’a pas son pareil parmi les
hommes [230].
Signalons ensuite les propositions indiquant un rapport ; elles sont de
deux espèces, les énonciatives (khaberiya) et les arbitraires (inchaïya) [231]. Les premières s’accordent avec des
réalités externes et déjà existantes ; les secondes ne s’accordent avec
rien de ce qui se trouve dans l’externe, et expriment un souhait ou quelque
autre sentiment du même genre. Il est permis de supprimer la conjonction qui
réunit deux propositions, quand la seconde occupe une place dans
l’analyse [232] ;
et, en ce cas, la seconde proposition se trouve p.324
réduite [233]
au rang d’un simple appositif, remplissant la fonction de qualificatif, *291 ou celle de corroboratif ou celle de
permutatif. En ces cas, la conjonction ne s’emploie pas. Si la seconde
proposition n’occupe pas une place dans l’analyse, l’emploi de la conjonction
est nécessaire. Comme le sujet dont on parle peut être traité largement ou avec
concision, le discours peut également prendre l’une ou l’autre de ces formes.
Vous pouvez employer un mot isolé pour exprimer une autre idée que celle qu’il
servait à énoncer, mais cela ne se fait que pour indiquer une qualité inhérente
à la chose dont on a prononcé le nom : quand vous dites Zeïd est un lion,
vous n’avez pas l’intention d’affirmer qu’il appartient réellement à cette
espèce d’animaux, mais d’indiquer qu’il a beaucoup de courage, qualité
inhérente au lion. C’est là ce qu’on appelle isteïara (métaphore). Vous
pouvez aussi employer une expression composée (de deux mots ou de plus) pour
indiquer la cause nécessitante [234]
de la chose que vous venez d’énoncer. Ainsi, quand vous dites Zeïdon
kethîron remad al‑codouri (Zeidus copiosus est quoad cineres ollarum), vous
donnez à entendre une conséquence nécessaire de la générosité de Zeïd et de
son hospitalité, car l’abondance des cendres provient de l’exercice de ces deux
qualités et les indique.
§
Tous ces exemples montrent que certains mots,
soit isolés, soit combinés, peuvent indiquer d’autres idées que celles dont ils
sont les représentants. Ces idées accessoires ont rapport à des traits [235]
et à des circonstances qui s’étaient fait remarquer dans les choses qui eurent
lieu ; et, pour les indiquer, on emploie avec certains traits et sous
certaines conditions [236]
les termes qui doivent les représenter. Cela se fait selon les besoins de
chaque cas.
§
La science appelée exposition
(rhétorique) recherche les moyens d’indiquer les circonstances et les traits
particuliers aux divers p.325 cas qui peuvent
se présenter. Elle se partage en trois sections : la première a pour objet
l’examen de ces traits et de ces circonstances, afin d’y adapter des termes
qui satisfassent aux exigences de chaque cas. On la désigne par le nom de science
de la réalisation [237].
La seconde section a pour objet l’examen des effets nécessaires et des causes
nécessitantes qui sont indiqués par telle et telle expression. Elle comprend la
métaphore et la métonymie, ainsi que nous l’avons dit, et
s’appelle la science de l’exposition. La troisième section a pour objet *292 d’orner le discours et de l’embellir en y
ajoutant divers agréments, tels que les rimes servant à couper les phrases, les
jeux de mots, les parallélismes qui s’emploient pour cadencer les phrases, les
expressions à double entente qui dérobent à l’attention le sens qu’on veut
exprimer en éveillant dans l’esprit une idée plus facile à saisir [238]
[et les contrastes offerts par deux termes opposés en signification] [239].
Ils appellent cette partie la science des ornements [240].
Le terme exposition s’emploie chez les modernes pour désigner les trois
parties, bien que ce soit proprement le nom de la seconde, celle que les
anciens avaient traitée avant les autres. Depuis lors, les questions qui sont
du ressort de cette science n’ont pas discontinué à se présenter.
§
Djafer Ibn Yahya [241],
El-Djahed [242],
Codama [243]
et autres écrivirent des cahiers de dictées sur cette matière, mais leurs
traités furent très imparfaits. Le nombre des problèmes dont l’exposition fournit la solution s’étant
graduellement complété, Sekkaki [244]
se mit à en extraire la crème, à coordonner les questions et à les ranger par
chapitre dans l’ordre que nous avons déjà indiqué. Le livre qu’il composa sur
ce sujet s’appelle le Misbah (le
flambeau) et traite de la syntaxe, des inflexions (conjugaisons et
déclinaisons), et même de l’exposition, puisque
l’auteur fait entrer dans son traité cette dernière branche de la science. Les
auteurs venus plus tard ont emprunté à son livre ce qu’il a dit au sujet de l’exposition,
pour en faire des abrégés, et ces traités forment encore la base de
l’enseignement jusqu’à ce jour. C’est ainsi que firent Semmaki [245]
dans son Beïyan (exposition),
Ibn Malek dans son Misbah, et
Djelal ed‑Dîn el‑Cazouïni [246]
dans son Idah (éclaircissement). Les Orientaux s’occupent à commenter et
à enseigner ce dernier ouvrage de préférence aux autres, et nous pouvons dire
qu’en somme ils sont bien plus versés dans cette branche d’études *293 que les Occidentaux.
§
La cause de cela est, si je ne me trompe pas,
que, parmi les sciences propres à l’espèce humaine, l’exposition est une
de celle qu’on a portées à la dernière perfection. Or les arts perfectionnés ne
se trouvent que dans les pays où la civilisation est très avancée, et l’Orient
jouit d’un plus haut degré de civilisation que l’Occident, ainsi que j’ai eu
l’occasion de le faire remarquer. Je pourrais encore expliquer le même fait par
le grand empressement mis par les Persans, peuple le plus nombreux de l’Orient,
à étudier le Commentaire de Zamakhcheri, ouvrage dont toutes les parties
s’appuient sur cette science comme sur une fondation solide. Les Occidentaux,
au contraire, se sont attachés spécialement à la partie des ornements, p.327 et l’ont placée parmi les sciences
qui se rattachent à la littérature sacrée. Ils l’ont arrangée par sections,
divisée en chapitres, et ont classé ensemble les diverses matières dont elle se
compose. S’il faut les en croire, ils avaient puisé dans le langage des Arabes
(du désert) tous les matériaux de cette science. Leur attachement à cette étude
doit être attribué à leur engouement pour les ornements du discours et à la
circonstance que la science des ornements
s’apprend assez facilement, tandis que celles de la réalisation et de l’exposition
leur paraissent très difficiles, à cause de la finesse des aperçus et de la
profondeur des disquisitions qui s’y rencontrent ; aussi craignirent‑ils
d’en aborder l’étude.
§
Parmi les personnes qui, en Ifrîkiya, ont
composé des traités sur la science des
ornements, je dois mentionner Ibn Rechîk [247],
dont l’Omda (appui) jouit d’une grande réputation. Plusieurs auteurs du
même pays et de l’Espagne l’ont pris pour modèle.
§
L’utilité de cette science consiste, d’abord, à
nous mettre en mesure d’apprécier la perfection inimitable du style du Coran,
style admirable, qui indique, soit explicitement, soit indirectement, toutes
les circonstances qui se rattachent au sujet, et c’est là le plus haut degré de
l’excellence ; en second lieu, elle traite du choix des termes, de leur
bon arrangement [248]
et de la manière dont il faut les agencer.
§
L’élégance inimitable du style du Coran est
tellement grande, qu’aucune intelligence ne saurait l’apprécier complètement.
Celui qui a dérivé de l’étude de la langue le goût (du beau style), et qui
s’est *294 acquis la faculté de bien parler,
apprécie cette élégance en raison du degré auquel son goût a atteint. Les
Arabes qui avaient entendu le Coran de la bouche même de celui qui eut pour
mission de le leur communiquer possédèrent cette faculté au plus haut [249]
degré ; ils p.328 maniaient leur
langue comme l’habile cavalier manie son coursier, et ils savaient apprécier la
valeur des termes, parce que, chez eux, le goût était aussi sûr, aussi bon
qu’il pouvait l’être.
§
C’est aux personnes qui expliquent le Coran que
cette science est particulièrement nécessaire ; mais les commentaires que
les anciens nous ont laissés n’en offrent pas la moindre trace. Djar Allah
Zamakhcheri [250]
fut le premier qui composa un traité d’exégèse dans lequel les règles de l’exposition
furent appliquées successivement à chaque verset du Coran ; de sorte qu’il
nous a fait apprécier, jusqu’à un certain point, l’excellence du style qui
rend ce livre inimitable. Par ce seul mérite, il aurait tenu le premier rang
parmi les commentateurs, s’il n’avait pas emprunté à la science de la réalisation
(la rhétorique) divers artifices pour confirmer les opinions professées par
les novateurs et pour montrer qu’elles se laissaient tirer du texte du Coran.
Aussi la plupart des musulmans orthodoxes évitent‑ils de lire son ouvrage, bien
qu’on y remarque un vaste fonds de connaissances appartenant à la science de
la réalisation. Cependant toute personne qui croit aux doctrines
orthodoxes et qui possède quelques notions de rhétorique serait capable de
réfuter l’auteur dans son propre langage ; ou bien elle y reconnaîtrait
ses fausses doctrines et s’en détournerait, afin que sa croyance n’en éprouvât
aucune atteinte. Pour de telles personnes la lecture de ce commentaire est une
obligation, parce qu’elles peuvent y acquérir la faculté d’apprécier, jusqu’à
un certain point, la perfection du style coranique, tout en se gardant contre
l’hérésie et les fausses doctrines. Dieu dirige celui qu’il veut.
§
§
Bien que cette science n’ait pas d’objet spécial
dont elle puisse examiner les accidents afin d’en constater l’existence, elle
est cultivée par les amateurs du (beau) langage à cause du profit qu’on peut en
p.329 *295 tirer. C’est par son moyen
qu’on parvient à composer avec élégance, en vers et en prose, des morceaux
reproduisant le style et les tournures des Arabes du désert. Pour acquérir
cette faculté, on apprend par cœur beaucoup de leurs expressions, et on
s’assure ainsi la probabilité du succès. On recueille dans ce but (et on met
par écrit) d’anciens poèmes, et des morceaux de prose cadencée dont les rimes
correspondent bien ensemble, et on y mêle par‑ci par‑là assez de problèmes
philologiques et grammaticaux pour que le lecteur, après les avoir parcourus
tous, se trouve posséder la plupart des règles auxquelles le langage est
soumis. On choisit parmi les récits consacrés aux journées (et aux combats)
des anciens Arabes autant qu’il en faut pour rendre intelligibles les allusions
offertes par leurs poèmes, et on y ajoute les généalogies les plus importantes
et les plus célèbres, ainsi que les anecdotes les plus répandues chez ce
peuple.
§
Cela a pour but de procurer au lecteur qui
parcourt un traité (de littérature) la connaissance du langage dont se
servaient les (anciens) Arabes, la tournure de leurs phrases et leurs modes
d’expression, de sorte que rien de toutes ces matières ne lui reste inconnu.
Pour s’approprier cette connaissance, il doit avoir bien compris ces passages
avant de les apprendre par cœur ; aussi se trouve‑t‑il obligé d’étudier
d’avance tout ce qui peut servir à les faire comprendre.
§ Les
littérateurs définissent leur art en disant qu’il consiste à apprendre par cœur
les poèmes des (anciens) Arabes et les anecdotes qui les concernent, et à
recueillir quelques notions de toutes les sciences. Ils veulent parler ici des
sciences qui se rapportent à la langue et de celles qui ont pour objet la loi
révélée, envisagée uniquement sous le point de vue du texte ; on sait que
ce texte est fourni par le Coran et la
Sonna. Aucun autre genre de connaissances ne se trouve dans le langage de
ces Arabes. Il est vrai que les modernes ont introduit dans la littérature des
notions nouvelles, par suite de leur application à la science des ornements,
et, comme ils emploient volontiers dans leurs poèmes et dans leurs épîtres des
mots p.330 à double entente, ils les y ont
fait entrer, ainsi que les termes techniques dont on se sert dans les écoles.
Celui qui s’occupe d’étudier la littérature a donc besoin de connaître ces
termes, afin de pouvoir en apprécier la valeur quand il les rencontre.
§
*296 Nous
avons entendu dire à nos professeurs, dans leurs cours d’enseignement, que
cette science s’appuyait sur quatre recueils : l’Adeb el‑Kateb (notions littéraires à l’usage des secrétaires‑rédacteurs)
d’Ibn Coteïba [251],
le Kamel (parfait) d’El‑Mobarred [252],
le Beïyan oua’t‑Tebyan (l’exposition
et l’indication) d’El-Djahed [253]
et les Newader (notions curieuses)
d’Abou Ali ’l-Cali [254],
le Baghdadien. Les autres ouvrages sur le même sujet ne sont que des imitations
et des développements de ceux‑ci ; les savants des derniers siècles en ont
composé un très grand nombre.
§
Dans les premiers temps de l’islamisme, le chant
formait une des branches de la littérature, parce qu’il était un accessoire de
la poésie, en ce sens qu’il servait à la moduler. Sous la dynastie des
Abbacides, les secrétaires‑rédacteurs, et ceux d’entre les gens comme il faut
qui se distinguaient par leurs talents, cultivaient le chant, tant ils désiraient
se familiariser avec la marche de la phrase poétique et avec les divers genres
de poésie. Leur attachement à cette pratique ne portait alors aucune atteinte
ni à leur réputation comme hommes de bien ni à leur dignité.
§
Le cadi Abou ’l‑Feredj el‑Ispahani [255],
écrivain dont personne n’ignore le grand mérite, est l’auteur du Kitab el‑Aghani (livre des chansons),
ouvrage dans lequel il a rassemblé beaucoup d’anecdotes concernant p.331 les (anciens) Arabes, avec leurs poèmes,
les récits de leurs combats, leurs généalogies et des notions sur leurs dynasties.
Il prit pour base de son travail le recueil de cent chansons que les musiciens
de la cour de Haroun er‑Rechîd avaient faites pour ce khalife. En traitant son
sujet, il est entré dans les détails les plus grands et les plus
complets ; aussi dois‑je déclarer que ce livre est le magasin où se trouve
tout ce qui concerne les Arabes. Il offre en un seul corps tous les traits,
jusqu’alors disséminés, par lesquels ils s’étaient distingués autrefois, tant
dans les divers genres de la poésie que dans l’histoire, la musique, etc. C’est
une compilation à laquelle, autant que je le sache, aucune autre ne saurait
être comparée sous ce rapport ; c’est le traité le plus complet que puisse
rechercher un amateur de la littérature, c’est celui auquel il doit s’arrêter ;
mais comment pourra‑t‑on se le procurer ?
§
Nous allons maintenant justifier d’une manière
générale les observations que nous avons déjà faites relativement aux sciences
qui se rattachent au langage : Dieu
dirige vers la vérité. *297
§
§
@
§
Toutes les langues sont des facultés qui, à
l’instar des arts, s’acquièrent par la pratique. Ce sont, en effet, des
qualités acquises à l’organe de la langue et servant à exprimer les pensées. La
faculté du langage opère plus ou moins bien, selon le degré de perfection
qu’elle a atteint ; mais ceci s’applique non aux mots pris isolément, mais
aux phrases. Quand on arrive à posséder parfaitement l’art de composer (des
phrases avec) des mots isolés, dans le but d’exprimer des pensées, et qu’on
observe (les règles qui président à) la manière de combiner (les mots) qui
amènent un accord (parfait) entre le discours et les exigences de l’état (des
choses qu’on veut énoncer), on a atteint p.332
son but et acquis le talent de communiquer ses idées à celui qui
écoute : c’est là ce qu’on exprime par le terme belagha (réalisation, art de bien parler). Or les facultés
d’acquisition ne se produisent que par des actes répétés : en effet,
l’acte a lieu une première fois, ce qui communique à l’âme une certaine
qualité ; l’acte étant répété, cette qualité (ou modification) devient un état, c’est‑à‑dire une qualité qui
n’est pas fortement enracinée ; lorsque l’acte s’est répété fréquemment [257],
il y a faculté acquise, c’est‑à‑dire une qualité fortement enracinée.
§
Quand les Arabes possédaient la faculté de bien
parler leur langue, celui d’entre eux qui cherchait à bien se servir de la
parole entendait les discours des gens de sa tribu, les idiotismes qu’ils
employaient dans leurs conversations, et les tournures dont ils faisaient usage
pour énoncer leurs pensées. C’est ainsi que l’enfant, en entendant employer les
mots isolés, les apprend par cœur avec leurs significations [258],
puis reçoit et retient de même les diverses formes des phrases composées. Cet
exercice, de la part de l’ouïe, ne cesse de se renouveler à chaque instant et
avec toute sorte de personnes ; (l’enfant) emploie si souvent (les divers
termes du langage) que cela finit par devenir pour lui une *298 faculté acquise, une qualité enracinée, et
qu’il devient lui-même aussi arabe que son entourage.
§
C’est ainsi que les langues et les idiomes ont
passé de génération en génération, et que les enfants et les étrangers les ont
appris. C’est là aussi ce qu’on entend par le dicton vulgaire : La langue des Arabes leur est venue par un
instinct naturel ; cela signifie qu’elle est pour eux une faculté
acquise de prime abord, et que, si d’autres l’ont apprise d’eux, ils ne la
tiennent d’aucun autre peuple.
§
La faculté
du langage s’est altérée [259]
parmi les (Arabes) descendants de Moder, par suite des fréquentes relations
qu’ils ont eues avec des p.333 nations
étrangères. Voici comment cette altération s’est produite : une nouvelle
génération entendait des hommes, qui, pour énoncer leurs pensées, faisaient
usage de formes différentes de celles qui sont propres aux Arabes, et elle
contractait l’habitude de s’en servir elle‑même pour énoncer ses idées, à cause
du grand nombre d’étrangers qui conversaient avec les Arabes ; mais, en
même temps, elle entendait ceux‑ci employer les formes de leur langue. Il
résulta de là (pour cette nouvelle génération) une confusion et un
mélange ; elle prit à l’un et à l’autre des deux idiomes une partie (de
leurs locutions) et se forma une nouvelle faculté, inférieure à la
première [260].
Voilà la cause réelle de la corruption de la langue arabe, et c’est là aussi la
raison pour laquelle l’idiome de la tribu de Coreïch était le plus élégant et
le plus pur de tous les dialectes arabes ; car ce peuple était, de tous
les côtés, le plus éloigné des pays occupés par les étrangers. Il en était de
même, mais avec quelque infériorité, des autres tribus qui environnaient celle‑ci,
telles que les Thakîf, les Hodeïl, les Khozaâ, les Beni Kinana, les Ghatafân,
les Beni Aced et les Beni Temîm. Quant aux tribus (arabes) plus éloignées de
celle de Coreïch, telles que les Rebîa, les Lakhm, les Djodam, les Ghassan, les
Iyad, les Codâa et les Arabes du Yémen, tribus qui avoisinaient des contrées
occupées par les Perses, les Grecs [261]
et les Abyssins, la faculté de parler l’idiome arabe n’était pas parfaite chez
elles, par un effet de leur mélange avec des étrangers ; et, suivant les
grammairiens arabes, leur distance plus ou moins grande du pays des Coreïch peut
servir de règle pour juger du plus ou moins de pureté de leurs dialectes. p.334 *299
§
§ La langue actuelle des Arabes (Bédouins) [262] est un idiome spécial, différent de ceux des descendants de
Moder et des Himyérites.
§
Nous voyons que (les Arabes de nos jours)
suivent les lois de l’idiome de Moder dans l’énonciation de leurs pensées et
dans la manière d’exprimer nettement leurs idées, si ce n’est toutefois qu’ils
négligent l’emploi des voyelles désinentielles dont l’utilité consiste à
distinguer l’agent de l’objet de l’action. Au lieu de ces voyelles, ils ont
recours à la position respective des mots et à certains accessoires servant à
indiquer les nuances de la pensée qu’il s’agit d’énoncer. Mais l’avantage, en
ce qui regarde la manière d’exposer la pensée et de l’exprimer avec précision,
est tout entier en faveur du langage de Moder ; car, bien que l’idiome
actuel indique les mêmes idées par les mêmes mots que le langage (ancien), il
ne marque pas si nettement ce qu’on nomme l’exposé de l’état, c’est‑à‑dire
les (traits et nuances) que les faits (dont on veut parler) doivent offrir
nécessairement et qu’on est obligé d’indiquer. En effet, il n’y a point de
pensées qui ne soient (comme) entourées [263]
de certaines circonstances spéciales, et, pour que le but qu’on se propose en
parlant soit atteint, il faut nécessairement avoir égard à ces circonstances,
puisqu’elles sont des qualités qui modifient la pensée. Dans la plupart des
idiomes, ces circonstances s’expriment par des mots inventés exprès pour cette
fonction ; mais, dans la langue arabe (ancienne), elles s’indiquent au
moyen de certaines modalités et de certaines manières d’associer les mots et
de les assembler ; l’inversion, l’ellipse, les voyelles désinentielles,
tels sont les procédés qui s’y p.335 emploient.
Quelquefois aussi elles sont exprimées par des lettres qui ne sauraient (être
isolées et) former des mots par elles‑mêmes [264].
C’est pour cela que le langage des Arabes se divise, comme nous l’avons dit, en
diverses catégories, à raison des diverses manières d’exprimer *300 ces modifications. Or la langue arabe, pour
cette raison [265],
se distinguait de tous les autres idiomes par une plus grande concision, parce
qu’elle désignait les pensées par un plus petit nombre de mots, et c’est là ce
qui a fait dire au Prophète : « J’ai reçu (de Dieu) des paroles qui
disent beaucoup, et mon style se distingue par une extrême concision. » On
remarque un exemple de cela dans l’anecdote que l’on raconte d’Eïça Ibn Omar [266].
Un grammairien lui avait dit qu’il croyait avoir remarqué dans le langage des
Arabes une sorte d’abondance oiseuse, en ce qu’on pouvait dire, pour exprimer
une seule et même pensée, Zeïdon caïmon (Zeidus
stans), ou inna Zeïdan caïmon (certe
Zeidus stans), ou enfin inna Zeïdan [267] lé-caïmon (certe equidem Zeidus
stans). Eïça lui répondit que ces trois manières de s’énoncer différaient pour
le sens : la première s’adresse à une personne qui ne pensait pas même si
Zeïd était debout ; la seconde, à une personne à laquelle on avait dit
cela et qui ne l’avait pas cru ; enfin la troisième, à une personne qu’on
savait être dans la disposition de s’obstiner à ne pas croire ce qu’on lui
disait. La différence de l’expression est donc motivée par la différence des
circonstances.
§
Cette faculté de s’exprimer clairement et
correctement se conserve encore aujourd’hui chez les Arabes, et l’exercice n’en
a jamais été négligé. N’écoutez donc pas les sornettes de certains
grammairiens, tout occupés de la syntaxe des désinences, mais dont les esprits
ne sauraient s’élever jusqu’à la connaissance réelle des closes ; (ne les
croyez pas) quand ils prétendent que l’art d’exprimer correctement ses p.336 pensées est perdu aujourd’hui et que la
langue arabe est dégénérée, et cela uniquement, à cause du changement qui est
survenu par rapport aux désinences dont l’emploi régulier et systématique fait
l’objet capital de leurs études. C’est là une assertion que leur a suggérée la
partialité (pour leur propre occupation), et une idée qui s’est emparée de leur
esprit à cause de leurs vues très bornées. Autrement ne voyons‑nous pas que les
mots arabes, dans leur grande majorité, conservent encore aujourd’hui les
significations qui y avaient été attachées lors de leur institution
primitive ; qu’on trouve encore dans le langage des Arabes la même
capacité d’exprimer ce que l’on veut dire ; que les différences qu’on
observait précédemment dans cette langue, relativement au plus ou moins de
clarté de l’expression, s’y rencontrent encore aujourd’hui ; enfin que toutes
les formes et toutes les variétés du discours, soit en prose, soit en poésie,
se retrouvent *301 encore dans leurs
entretiens ? On rencontre parmi eux des orateurs qui exercent le pouvoir
de l’éloquence dans leurs réunions et leurs assemblées, et des poètes habiles
dans l’emploi qu’ils savent faire des diverses formes du langage. Un goût sain
et un esprit naturellement droit, voilà tout ce qu’il faut pour reconnaître
cette vérité. Il ne manque donc au langage de ces Arabes, pour être tout à fait
semblable à celui des livres, que l’usage des voyelles à la fin des mots, usage
qui, dans l’idiome de Moder, était assujetti à une loi uniforme et à une marche
fixe et constante. C’est ce qu’on nomme syntaxe
désinentielle et qui forme une des lois de ce langage.
§
On ne s’est attaché à étudier l’idiome de Moder
qu’à l’époque où il s’altérait par le mélange des Arabes avec les peuples
étrangers ; ce qui eut lieu quand ceux‑là eurent conquis les royaumes de
l’Irac, de la Syrie, de l’Égypte et du Maghreb ; la faculté acquise (par
l’habitude) de parler cette langue subit alors un tel changement qu’il devint
un autre idiome. Or le Coran fut envoyé du ciel dans le langage de Moder, les
traditions venues du Prophète sont dans ce même idiome, et on sait que ces deux
recueils (le Coran et la Sonna)
servent de fondement à la religion et à la communauté musulmane. p.337 On a craint que, si la langue dans laquelle
ces livres nous furent révélés venait à se perdre, ils ne fussent eux‑mêmes
mis en oubli, et que l’intelligence ne s’en perdît ; et conséquemment on a
senti le besoin de mettre par écrit les lois de cet idiome, d’établir les principes
d’après lesquels on pourrait tirer des déductions analogiques, et de mettre au
jour les règles fondamentales (de la grammaire). Il s’est formé de cela une
science divisée en sections et en chapitres, et renfermant des prolégomènes et
des problèmes ; science qui a reçu, de ceux qui l’ont cultivée, le nom de grammaire ou d’art de la langue arabe. On l’a étudiée et gravée dans sa mémoire, on
l’a rédigée et mise par écrit ; et elle est devenue comme une échelle
(indispensable) pour s’élever jusqu’à l’intelligence du livre de Dieu et de la Sonna de son Prophète.
§
Peut‑être, si nous nous appliquions à étudier le
langage actuel et à en rechercher avec soin les lois, reconnaîtrions‑nous qu’il
substitue à ces voyelles désinentielles, qui ont perdu leur destination,
d’autres procédés et d’autres moyens qui lui sont propres, procédés p.302 ayant aussi leurs règles ; ou peut‑être
découvririons‑nous qu’il possède des formes finales différentes de celles qui
étaient en vigueur dans l’idiome de Moder, car les langues et la faculté de les
parler ne sont point produites par le hasard [268].
§
Et en effet, la même différence (que nous
observons aujourd’hui entre l’arabe actuel et celui de Moder) s’est rencontrée
entre l’idiome de Moder et celui des Himyérites ; beaucoup de mots ont
reçu, chez les Modérites, des acceptions différentes de celles qu’ils avaient
eues originairement chez les Himyérites ; leurs inflexions aussi ont
éprouvé des altérations. Cela nous est attesté par les changements de signification
que certains mots ont subi chez nous. (Nous maintenons cette opinion) quoi
qu’en puissent dire les gens d’un esprit étroit, qui déclarent que ces deux
idiomes ne font qu’une seule et même langue, et qui veulent assujettir la
langue de Himyer aux règles de p.338 celle de
Moder. Ces gens‑là, par exemple, prétendent tirer le mot keil (ﻞﻴﻗ rex), qui appartient au langage des Himyérites, du mot kaul (ﻝﻮﻗ loqui), et ils en usent de
même à l’égard de beaucoup de termes du même genre. Mais cela n’est point
vrai : l’idiome de Himyer différait beaucoup de celui de Moder par
l’institution primitive des mots, par les formes étymologiques et par les
inflexions, précisément comme le langage actuel des Arabes diffère de celui de
Moder. Il y a seulement une distinction à faire, comme nous l’avons déjà
dit : on s’est occupé beaucoup du langage de Moder, dans l’intérêt de la
religion, et ce motif en a fait rechercher scrupuleusement les règles, tandis
que, nous autres, nous n’avons aujourd’hui aucun motif pour faire le même
travail (sur le langage moderne).
§
Un des caractères qu’offre la langue de la
génération actuelle, c’est la manière dont (les Arabes) d’aujourd’hui, quelle
que soit la contrée qu’ils habitent, prononcent la lettre caf (ﻖ) [269].
Ils n’articulent pas cette lettre au moyen de cette partie de l’organe vocal
qui, ainsi qu’on le lit dans les traités de grammaire arabe, servait à son articulation
parmi les habitants des villes, c’est‑à‑dire avec la partie la plus reculée de
la langue et la portion correspondante du palais supérieur. Ils ne
l’articulent pas non plus [270]
avec la partie de l’organe qui sert à former l’articulation du kaf (ﻚ), lettre qui doit s’articuler, et qui s’articule en effet, avec
une portion de la langue plus rapprochée (des lèvres) et avec la partie du
palais supérieur qui y *303 correspond ;
mais ils lui donnent une articulation moyenne entre le kaf et le caf. Cette particularité est commune à toute la
génération présente des Arabes (bédouins), quelle que soit la contrée où ils p.339 habitent, à l’Orient ou à l’Occident ;
en sorte qu’elle est devenue pour eux un signe qui les distingue de tous les
autres peuples et de toutes les autres nations ; elle leur appartient
exclusivement et ne leur est commune avec aucune autre race. Cela va si loin,
que les gens qui veulent se faire passer pour Arabes et s’introduire dans cette
nation font effort pour imiter cette manière d’articuler le caf. Les
Arabes tiennent pour certain que cette articulation du caf suffit pour distinguer un homme de sang vraiment arabe d’un
étranger qui se serait affilié aux Arabes ou d’un habitant de ville. Il nous
semble que cette articulation est vraiment celle de l’idiome de Moder ;
car, chez les Arabes de nos jours, les plus éminents en rang et les plus
considérables sont les descendants de Mansour, fils d’Eïkrima, fils de Khasafa,
fils de Caïs, fils de Ghaïlan, soit par la branche de Soleïm, fils de Mansour,
soit par celle d’Amer, fils de Sasâa, fils de Moaouîa, fils de Bekr, fils de
Haouazen, fils de Mansour [271].
Ces deux grandes familles sont de la postérité de Moder. Tous les descendants
actuels de Kehlan s’accordent avec elles dans cette manière de prononcer le caf. Or les hommes de cette génération
n’ont pas assurément inventé cette articulation ; ils ont dû la recevoir
par succession et comme par héritage de leurs ancêtres ; d’où l’on doit
conclure que c’était celle de Moder dans les anciens temps ; peut‑être
même était‑ce précisément celle du Prophète, comme l’ont assuré plusieurs
docteurs appartenant à sa postérité et qui ont dit : « Celui qui, en
récitant la première sourate du Coran, ne prononce pas de cette manière les
mots as‑sirat al‑mostakîm, commet une
faute, et sa prière est radicalement viciée. » Je ne sais, toutefois,
comment cela s’est fait, car, d’un autre côté, les (Arabes) domiciliés dans les
villes n’ont pas non plus inventé l’articulation dont ils font usage, et ils
l’ont reçue par *304 tradition de
leurs aïeux, qui, pour la plupart, descendaient de Moder, et qui s’étaient
établis dans les villes lors de la conquête. Les Arabes de la génération
présente ne l’ont pas du tout inventée ; mais il faut p.340 observer que les Arabes (bédouins) ont eu
moins de rapports avec les peuples étrangers que ceux des villes, ce qui donne
la prépondérance à l’opinion que les particularités observées dans le langage
des Bédouins appartenaient réellement à celui de leurs ancêtres. Ajoutez à
cela [272]
que cette articulation est commune à toute la génération actuelle, aussi bien
dans les contrées de l’Orient que dans celles de l’Occident, et que c’est le
caractère particulier auquel on distingue un Arabe pur de celui dont le sang
est mélangé et des Arabes domiciliés.
§
Il y a donc lieu de croire, 1° que ce caf, tel que l’articule la génération
présente des Arabes bédouins, est produit par la même partie de l’organe vocal
qui, dans l’origine de la langue, servait à l’articulation de cette
lettre ; 2° que la partie de l’organe vocal consacrée à l’articulation du caf a une assez grande étendue ;
qu’elle commence à la portion la plus élevée (c’est‑à‑dire la plus reculée) du
palais, et finit à celle qui sert à l’articulation du kaf ; 3° qu’articuler le caf
de la partie la plus élevée du palais, c’est la prononciation des Arabes
établis dans les villes, et que l’articuler de la partie du palais limitrophe
de celle qui produit le kaf, c’est la
prononciation actuelle des Bédouins.
§ Par
là se trouve réfutée l’opinion de certains descendants de Mohammed, qui
prétendent que la prière est viciée quand, en récitant la première sourate du
Coran, on n’articule pas le caf à la manière des Bédouins. D’ailleurs,
les docteurs des villes ne le prononcent pas de cette manière, et il serait
étrange de supposer qu’ils eussent négligé une chose de cette importance.
Aussi le vrai, à cet égard, est ce que nous avons dit ; mais, en parlant
ainsi, nous convenons que l’articulation des Bédouins mérite la préférence,
parce que l’emploi de cette articulation parmi eux tous pendant une longue
suite de générations montre que c’est celle qui était en usage dans la
première génération de leurs ancêtres et celle que suivait le Prophète. Une
chose qui vient encore à l’appui de cela, c’est qu’ils insèrent le caf p.341 dans le kaf [273],
à cause de la grande proximité qu’il y a (suivant leur système de
prononciation) entre les parties de l’organe qui servent à l’articulation de
ces deux lettres ; car, si le caf devait être articulé du fond du
palais, comme font les habitants des villes, la partie de l’organe consacrée à
la prononciation du caf ne serait pas voisine de celle qui *305 sert à articuler le kaf, et il n’y aurait pas lieu à l’insertion. Les grammairiens
arabes ont dit que le caf, articulé
d’une manière qui se rapproche de l’articulation du kaf, et qui, chez la génération actuelle des Bédouins, tient le
milieu entre le caf et le kaf, est une lettre particulière ;
mais cela n’est guère admissible. Il est évident que c’est (tout uniment) le caf articulé par l’extrémité de l’organe
consacré à cette lettre, organe qui a une étendue considérable, ainsi que nous
venons de le dire. Ils désapprouvent et traitent de barbare cette articulation,
comme s’il ne leur était pas démontré que c’était ainsi que prononçait la
première génération. Mais ce que nous avons dit relativement à la manière dont
cette articulation a été transmise aux Bédouins, comme par succession, d’âge en
âge, et avec ce caractère de spécialité qui en fait pour eux un signe
distinctif, démontre que c’était celle de la génération primitive et celle du
Prophète, ainsi que nous venons de le déclarer [274].
Quelques personnes ont prétendu que l’articulation attribuée au caf par
les Arabes des villes est étrangère à cette lettre, qu’ils ne l’ont adoptée que
par suite de leur mélange avec les étrangers, et qu’elle n’appartient pas à
l’idiome arabe, bien qu’elle soit en usage chez eux. Il est plus naturel,
toutefois, de dire, comme nous l’avons fait, que ces deux articulations
appartiennent à une seule et même lettre ayant son siège dans une partie de
l’organe vocal d’une certaine étendue. Comprenez bien cela ; (au surplus),
c’est Dieu qui dirige (les hommes) d’une manière claire (vers
la connaissance de la vérité). p.342
§
§ La langue des Arabes domiciliés et des habitants des villes
est une langue particulière et sui generis, différente de la langue de
Moder.
§
Le langage vulgaire de la conversation, celui
qui s’emploie parmi les (Arabes) domiciliés dans les villes, n’est ni
l’ancienne langue de *306 Moder ni celle
de la génération actuelle (des Arabes bédouins). C’est une autre langue,
spéciale, qui s’éloigne de l’idiome de Moder et de celui de la génération arabe
de nos jours, et plus (que ce dernier) du langage de Moder.
§
Qu’elle soit une langue particulière et sui
generis, c’est ce que démontrent
évidemment les différences (qui existent entre elle et l’idiome de Moder,
différences) que les grammairiens regardent [275]
comme des fautes. D’ailleurs, ce langage varie suivant les usages locaux [276]
des villes où on le parle : ainsi la langue des habitants des contrées
orientales diffère en certaines choses de celle des habitants du Maghreb ;
il en est de même du langage des peuples de l’Espagne, à l’égard de celui des
habitants de l’Orient et du Maghreb. Chacun de ces peuples parvient à exprimer
dans son dialecte tout ce qu’il veut, et à énoncer clairement les pensées
qu’il conçoit : or c’est là ce qu’on entend par langue et idiome.
L’absence de la syntaxe désinentielle ne leur fait aucun tort, comme nous l’avons
dit en parlant des Arabes (bédouins) de ce temps-ci. Quant à ce que (nous
avons dit, que) ce langage s’éloigne encore plus de l’idiome primitif que celui
des Arabes actuels, la raison en est que la dégénérescence d’une langue n’est
due qu’à son mélange avec un idiome étranger : plus une nation a de
relations avec l’étranger, plus sa langue s’éloigne de l’idiome primitif. En
effet, la faculté de parler une langue ne s’obtient qu’en apprenant cette
langue, ainsi que nous l’avons dit : or il s’agit ici d’une faculté mixte,
qui se compose de la première faculté acquise par l’habitude et appartenant aux
Arabes, jointe à une seconde faculté du même genre, appartenant à une nation
étrangère. On doit donc s’éloigner de la première faculté, p.343 plus ou moins, suivant que l’oreille entend
plus ou moins d’idiotismes étrangers et qu’elle contracte, par l’éducation,
l’habitude de s’en servir.
§
Voyez ce qui a lieu à cet égard dans les villes
de l’Ifrîkiya, du Maghreb, de l’Espagne et de l’Orient. Quant à l’Ifrîkiya et
au Maghreb, les Arabes s’y sont mêlés, en fait de peuples étrangers, aux *308 Berbers, parce que ceux‑ci faisaient la
masse de la population ; il n’y avait, pour ainsi dire, ni ville ni
peuplade on il ne se trouvât des Berbers : aussi le langage étranger y a‑t‑il
pris le dessus sur la langue que parlaient les Arabes, et il s’est formé un
nouvel idiome mixte, mais sur lequel le langage étranger a plus d’influence,
par la raison que nous venons de dire ; d’où il résulte que ce langage
s’éloigne beaucoup de l’idiome primitif. De même, dans les contrées de
l’Orient, les Arabes ayant soumis les nations qui habitaient ces régions, soit
les Perses, soit les Turcs, se sont mêlés avec eux ; les langages de ces
nations (se sont introduits et) ont eu cours chez eux par l’intermédiaire des
cultivateurs, des laboureurs, des captifs employés comme domestiques, des
bonnes d’enfants, des servantes et des nourrices. Par là l’idiome des Arabes
s’est corrompu, parce que la faculté qu’ils avaient acquise s’est altérée, et
ainsi un langage nouveau a pris la place de l’ancien.
§
Il en a été de même des Arabes de l’Espagne, par
leurs relations avec les étrangers natifs de la Galice et les Francs. Tous les
(Arabes) habitants des villes de ces diverses contrées ont donc des idiomes
propres, qui diffèrent du langage de Moder, et diffèrent en outre les uns des
autres. On dirait que ce sont des langues tout à fait distinctes, parce que la
faculté de les parler s’est établie solidement parmi ces diverses populations.
Au reste, Dieu crée tout ce qu’il
lui plaît.
§
§ La
faculté de parler le langage de Moder, celui dans lequel fut révélé le Coran, a
disparu aujourd’hui par suite des altérations qu’il p.344 éprouva, et le langage dont se sert toute la race
(actuelle des Arabes) en diffère beaucoup. Ce dernier est une autre langue
formée, comme nous l’avons dit précédemment, par le mélange d’un idiome
étranger. Toutefois, puisque les langues sont des facultés d’acquisition, on
peut les acquérir par l’étude [277],
comme toutes les autres facultés de la même nature. Quiconque veut se procurer
cette faculté et désire s’en *308 mettre
en possession doit, pour apprendre la (langue de Moder), s’y prendre de la
manière suivante. Il gravera dans sa mémoire les discours anciens provenant
des Arabes modérites et composés dans le style et avec les tournures qui leur
étaient propres ; le Coran, par exemple, les traditions, les paroles des
premiers musulmans, les compositions en prose rimée et en vers que nous ont
laissées les plus célèbres d’entre les Arabes, en y ajoutant encore les
expressions propres aux mowalled [278],
et tout cela sur les diverses matières dont ils se sont occupés ; de sorte
qu’à force d’avoir imprimé dans sa mémoire une bonne provision de morceaux de
prose et de poésie composés dans leur langue, il devient comme un homme né et
élevé parmi eux et qui aurait appris d’eux la manière d’exprimer ses pensées.
Après cela, il doit s’exercer à énoncer ses idées dans les termes dont ils se
seraient servis eux‑mêmes, et à coordonner de la même façon qu’eux les éléments
du discours, et, (pour cela, il fera usage) des idiotismes et des formes de
phrase offerts par les morceaux qu’il a appris et retenus par cœur. C’est par
ce travail de la mémoire, joint à la pratique, qu’il finira par se rendre
maître de cette faculté ; et elle sera d’autant plus solide et plus forte
chez lui, qu’il multipliera davantage ce travail et cet exercice. Ajoutons que,
pour réussir à cela, il faut encore qu’il ait d’heureuses dispositions
naturelles, qu’il apprécie bien la marche p.345
de l’esprit arabe et les formes que ce peuple observait dans la construction
du discours, et qu’il sache les employer de manière à ce qu’elles correspondent
parfaitement à tout ce qu’exige la variété des circonstances (qu’il veut
exprimer). C’est le goût qui témoigne de l’existence de cette faculté acquise,
puisqu’il en est le produit ainsi que d’un esprit naturellement droit, comme
nous l’exposerons plus loin. Soit donc qu’on veuille composer avec élégance en
prose ou en vers, le succès qu’on obtiendra sera toujours en proportion de ce
qu’on aura retenu dans sa mémoire et du plus ou moins d’exercice qu’on aura
fait pour le mettre en œuvre. Celui qui aura acquis cette faculté possédera la
langue de Moder, et il pourra être juge compétent et bon appréciateur du mérite
de ce qui est composé dans cet idiome. Voilà comment il faut apprendre [279]
le langage de Moder. Dieu dirige celui
qu’il veut. *309
§
§ La faculté de parler la langue de Moder ne doit pas être
confondue avec (la connaissance) de la grammaire.
§ On peut l’acquérir sans le secours de cet art.
§
L’art de la grammaire n’est autre chose que la
connaissance théorique des règles et des analogies qui se rapportent à la
faculté de bien parler. C’est la science d’une certaine modalité, et non la
modalité elle‑même ; ce n’est pas du tout la faculté acquise, mais un art
qui s’y rapporte, comme la théorie se rapporte à la pratique [280].
C’est comme si une personne qui connaît les procédés du métier de tailleur,
mais qui n’a point acquis par la pratique la faculté de l’exercer, voulant
expliquer quelques‑uns de ces procédés, disait : « Coudre, c’est
d’abord passer le fil dans le trou de l’aiguille, puis passer l’aiguille à
travers les deux bords de l’étoffe qu’on a rapprochés l’un de l’autre, et la
faire sortir par l’autre côté de l’étoffe, à une certaine distance [281] ;
ensuite ramener l’aiguille au premier côté par lequel on p.346 avait commencé, puis la faire ressortir en
avant du trou par lequel elle avait d’abord traversé l’étoffe, ayant soin
d’observer toujours la même distance entre les deux points ; » et que
cette personne continuât ainsi sa description jusqu’à la fin du procédé,
ensuite décrivît en particulier les diverses sortes de coutures, telles que
l’ourlet, la piqûre, le surjet, etc. et la manière de les exécuter, et que, si
on lui demandait de faire une couture de sa propre main, elle ne pût rien
exécuter qui vaille. (Voulez‑vous un autre exemple ?) Supposez qu’on
demande à un homme qui connaît (la théorie de) l’art du charpentier comment on
coupe une pièce de bois, et qu’il vous dise : « Il faut poser la scie
sur la partie supérieure de la pièce de bois, tenir un bout de la scie tandis
qu’une autre personne en face de vous tiendra l’autre bout, puis faire aller la
scie entre vous deux alternativement ; et, par l’effet de ce mouvement,
les pointes de la scie, qui sont faites en forme de dents aiguës, couperont ce
sur quoi elles passeront en *310 allant
et en venant, jusqu’à ce que la scie atteigne la partie inférieure de la pièce
de bois » ; puis, que ce même homme, invité à faire cela en tout ou
en partie, ne puisse pas y réussir [282].
Eh bien, il en est de même de la connaissance théorique des règles de la
syntaxe arabe, comparée avec la faculté elle‑même dont nous parlons : car,
connaître les règles de la syntaxe arabe, c’est savoir comment il faut faire,
ce n’est pas savoir faire. Aussi trouverez‑vous parmi les grammairiens les
plus habiles, parmi ceux qui sont très versés dans la syntaxe arabe et qui en
possèdent théoriquement toutes les règles, bien des gens qui, si on leur
demande d’écrire deux lignes pour correspondre avec un de leurs frères ou un de
leurs amis, ou pour réclamer contre quelque acte d’injustice, ou enfin pour
quelque autre objet que ce soit, s’en acquitteront mal, feront un grand nombre
de fautes, et ne sauront pas composer leur phrase et exprimer ce qu’ils
voudraient dire, sans s’écarter des formes de la langue arabe. Au contraire,
parmi ceux qui ont bien acquis cette faculté et qui p.347 composent parfaitement en prose et en vers, vous trouverez
des gens qui ne sauront pas employer correctement les désinences qui distinguent
l’agent du verbe de l’objet
de l’action, et le mot qui est au nominatif de celui qui est au génitif ;
enfin qui ignorent complètement toutes les règles de l’art de la syntaxe arabe.
Cela nous montre évidemment que la faculté dont nous parlons est tout à fait
différente de la grammaire et n’a aucun besoin du secours de cet art.
§
On trouve quelquefois, il est vrai, parmi les
hommes habiles dans l’art de la syntaxe, des personnes qui connaissent la vraie
nature de cette faculté ; mais cela est rare et n’est qu’un effet du
hasard. Cela arrive le plus souvent aux personnes qui ont fait un grand usage
du Livre de Sîbaouaïh, parce que cet auteur ne s’est pas borné à exposer
les règles de la syntaxe des désinences ; il a rempli son traité de
proverbes qui avaient cours parmi les Arabes, et d’exemples tirés de leurs
poésies et de leurs façons de parler ; aussi cet ouvrage renferme-t-il une
masse considérable de matières qui peuvent aider à l’acquisition de cette
faculté. Les personnes qui ont étudié assidûment ce livre et qui se le sont
(pour ainsi dire) approprié, sont parvenues à posséder une partie considérable
des locutions employées par les (anciens) Arabes ; cela est disposé comme
en magasin dans leur mémoire, *311 chaque
chose à sa place et dans une case, de manière qu’on puisse la retrouver au
besoin. Cela leur a fait sentir la nature de cette faculté acquise ; (le
livre lui-même) fournit à ce sujet les enseignements les plus complets, et est
instructif au plus haut degré. Toutefois, parmi ceux mêmes qui font usage du
traité de Sîbaouaïh, il y en a qui ne se sont pas aperçus de cela et qui ont
acquis la connaissance de la langue, comme art, sans l’avoir acquise comme
faculté. Quant à ceux qui font usage des écrits des grammairiens modernes, où
l’on ne trouve que les règles sèches de la grammaire, dénuées de tout exemple
emprunté aux poètes ou aux discours des (anciens) Arabes, il est bien rare, par
cette raison, qu’ils sachent ce que c’est que cette faculté, et qu’ils fassent
attention à son importance. Vous remarquerez qu’ils croient être parvenus à un
certain p.348 degré d’avancement dans la
connaissance de la langue arabe, tandis que personne n’en est plus loin qu’eux.
§
§
@
§
Les hommes qui cultivent, en Espagne, l’art de
la grammaire arabe, et qui l’enseignent, sont moins éloignés d’acquérir cette
faculté que ceux des autres contrées, parce que, dans cette étude, ils
s’appuient sur des exemples empruntés aux Arabes (anciens) et sur leurs proverbes,
et que, dans leurs écoles, ils s’attachent à bien se rendre compte de ces
phrases et expressions. Aussi, (chez eux, ) le commençant, tout en apprenant
les règles de la langue, acquiert machinalement une bonne partie de la faculté
dont nous parlons ; son esprit en reçoit l’empreinte et se dispose à l’acquérir
et à se l’approprier. Pour tous les autres habitants de l’Occident, tant ceux
de l’Ifrîkiya que ceux (du Maghreb), ils ont assimilé l’art de la grammaire
arabe aux sciences (théoriques), le regardant comme un objet de pures
discussions spéculatives ; ils ne se sont pas du tout occupés de se
rendre raison de la phraséologie complexe des Arabes ; ils se sont
contentés d’appliquer à un exemple quelconque les règles de la syntaxe des
désinences, ou bien de démontrer la préférence due à une explication sur une
autre, d’après ce qu’exige le bon sens, et non d’après l’esprit de la langue
arabe et le mode dont se composent les phrases. Ainsi l’art de la grammaire
s’est réduit, chez eux, à n’être, pour ainsi dire, qu’un recueil de règles
tirées de la logique et de la dialectique, et ne permet d’acquérir ni les
idiotismes de la langue arabe, ni la faculté de
*312 s’en servir. Il est résulté de là que ceux qui, dans ces contrées‑ci
et dans les villes, possèdent par cœur les règles de la théorie, sont tout à fait
étrangers à la faculté de bien parler arabe : on dirait qu’ils ne font pas
même la moindre attention au langage des Arabes (anciens). Cela est venu de la
négligence qu’ils ont mise à étudier les exemples empruntés à cette langue et
les formes de sa phraséologie, à distinguer les divers modes d’exprimer les
idées et à exercer les élèves dans cette partie des études : (ils ont
laissé de côté) ce qu’il y avait de plus propre à faciliter l’acquisition de la
faculté dont nous parlons. Quant à toutes ces règles théoriques, elles ne sont
que des moyens p.349 servant à
faciliter l’enseignement, mais on les a appliquées à un usage auquel elles
n’étaient point destinées ; on en a fait une science de théorie et on en a
négligé le fruit.
§
On voit, d’après ce que nous avons dit à ce
sujet, qu’on ne peut acquérir la faculté de parler correctement la langue arabe
qu’en apprenant par cœur un grand nombre de locutions provenant des (anciens)
Arabes. Il faut que le métier sur lequel ces locutions ont été façonnées se dresse
dans l’esprit de l’étudiant, afin qu’il forme lui-même des phrases sur ce
métier, et que, par là, il se trouve dans la position d’un homme élevé parmi
les Arabes et qui a appris, par leur commerce, leurs façons de parler, en sorte
qu’il ait acquis la faculté complète et habituelle d’exprimer ses pensées
suivant les formes qu’ils observaient eux‑mêmes en parlant. C’est Dieu qui a réglé la destinée de toute
chose.
§
§ Sur la signification que le mot goût comporte dans le
langage des rhétoriciens. La faculté désignée par ce terme ne se trouve presque
jamais chez les étrangers qui se sont arabisés.
§
Le mot goût
est un terme fort usité par les personnes qui s’occupent des diverses
branches de la rhétorique [283] ;
il indique que la faculté *313 de la réalisation (ou de parler avec
précision) est déjà acquise à l’organe de la langue. Nous avons fait observer
que le mot réalisation signifie le
talent d’établir une conformité parfaite, sous tous les points de vue, entre la
parole et la pensée, en observant certaines particularités qui sont propres à
la composition des phrases et qui produisent cet effet. Celui qui désire
parler l’arabe et s’y exprimer avec netteté doit adopter le seul plan qui
puisse y conduire ; il apprendra par cœur les tournures employées par les
Arabes, les expressions dont ils font usage dans leurs discours, et tâchera de
disposer ses phrases de la même manière qu’eux. S’il réunit à ce genre de
travail l’habitude de s’entretenir avec les Arabes, il acquiert la faculté de p.350 donner à son discours ce caractère qui leur
est propre, et la composition des phrases lui devient si facile, qu’il ne
s’écarte presque jamais des lois suivies par ce peuple dans l’expression de ses
pensées. Aussi, qu’il entende une phrase qui ne soit pas conforme à ces lois,
son oreille en est choquée et la rejette, pour peu qu’il y réfléchisse, et même
sans aucune réflexion de sa part, et cela par un instinct qu’il doit à cette
faculté acquise. En effet, les facultés d’acquisition, quand elles ont pris une
certaine solidité et qu’elles sont parvenues à jeter des racines quelque part,
semblent être une nature primitive, inhérente au sujet chez qui on les
rencontre. C’est pour cela que bien des gens superficiels, ne se doutant pas du
véritable caractère des facultés acquises, s’imaginent que la correction avec
laquelle les (anciens) Arabes s’exprimaient dans leur langue, tant en ce qui
regarde les désinences grammaticales que l’énonciation de la pensée, était une
chose purement naturelle. « Les Arabes, disent‑ils, parlaient par un
instinct naturel. » Rien n’est plus faux : il s’agit là d’une faculté
que la langue a acquise et qui lui permet de disposer le discours (de la
meilleure manière) ; faculté qui s’était consolidée et avait pris racine en
eux, quoiqu’elle paraisse au premier abord avoir été un don de la nature et
être née avec les individus. Elle ne peut s’acquérir qu’en se familiarisant
avec les discours des Arabes ; il faut que l’oreille soit souvent frappée
de la répétition des mêmes choses et qu’on joigne à cela l’observation de ce
que la phraséologie a de (propre et de) spécial. Cette faculté ne s’acquiert
pas par la connaissance des règles théoriques que les rhétoriciens ont
inventées ; ces règles enseignent la
*314 théorie de la langue arabe, mais elles ne procurent pas à ceux qui
les possèdent la faculté effective (et pratique). Ceci une fois bien établi,
disons que, lorsque l’organe de la langue a acquis la faculté d’exprimer les
idées d’une manière correcte et précise, cette faculté même conduit celui qui
la possède aux diverses manières d’ordonner les phrases, et à des modes de
construction qui sont non seulement bons, mais conformes à ceux qu’observaient
les Arabes dans l’usage de leur langue et dans l’ordonnance de leurs discours.
Si l’homme p.351 qui possède cette
faculté voulait s’écarter de la manière de composer les phrases et des
tournures qui sont propres à la langue arabe, il ne le pourrait pas ; sa
langue ne s’y prêterait pas, parce qu’elle n’y serait pas accoutumée, et que ce
n’est pas à cela que le conduit cette faculté qui s’est enracinée chez lui. Si,
en parlant à cet homme, on emploie d’autres tournures et formes que celles dont
les Arabes se servaient, et qu’on s’éloigne de leur manière nette et précise
d’énoncer leurs pensées, il repousse ces innovations et les rejette, parce
qu’il sent que cela n’est pas conforme au style idiomatique des Arabes, peuple
dont il a étudié la langue avec tant d’assiduité. Il ne saurait pas en rendre
raison, comme peuvent le faire ceux qui ont étudié les règles de la grammaire
et de la rhétorique ; pour eux c’est une affaire de déduction
systématique, fondée sur des règles qui ont été établies par l’examen successif
d’une foule d’exemples ; tandis que, chez l’homme dont nous parlons, c’est
une affaire de fait qui provient d’un exercice assidu du langage des Arabes,
exercice par l’effet duquel il est devenu comme l’un d’entre eux. Expliquons
ceci par un exemple. Supposons qu’un enfant arabe soit né et ait été élevé
parmi les gens de sa nation : il apprendra leur langue et se formera à
l’observation de tout ce qui constitue la syntaxe désinentielle et l’art de
bien parler, en sorte qu’il en viendra à posséder parfaitement la langue
arabe ; mais ce ne sera point par la connaissance de la théorie et des
règles ; ce sera uniquement parce que, chez lui, la langue et les organes
de la parole auront contracté l’usage de cette faculté. Eh bien, celui qui
viendra après la génération (dont cet enfant faisait partie) obtiendra le même
résultat, en retenant par cœur leurs paroles, leurs poésies et leurs discours
oratoires, et en persistant dans cet exercice jusqu’à ce qu’il parvienne à
s’approprier cette faculté et qu’il devienne
*315 comme un individu né au milieu des Arabes et élevé parmi leurs
tribus : or les règles sont tout à fait étrangères à cela. Quand cette
faculté est bien établie chez quelqu’un, on la désigne, métaphoriquement, par
le nom de goût ; c’est un terme technique adopté par les
rhétoriciens. Le mot goût, dans son acception primitive, s’applique p.352 à la perception des saveurs ; mais, en
tant que la faculté dont nous parlons a pour objet d’énoncer des idées au moyen
de la parole et qu’elle a pour siège la langue, organe qui est aussi le siège
du sens par lequel sont perçues les saveurs, on lui a appliqué, par métaphore,
le nom de goût. Nous pouvons même dire que la faculté (ainsi désignée)
appartient de fait à la langue, comme c’est à elle qu’appartient la perception
des saveurs. Quand on a bien compris cela, on reconnaît que les étrangers qui
ont commencé à apprendre l’idiome des Arabes, et qui se trouvent obligés à le
parler afin d’entrer en relation avec le peuple qui s’en sert, on reconnaît,
dis‑je, que ces étrangers, tels que les Persans, les Grecs et les Turcs, dans
l’Orient, et les Berbers dans l’Occident, ne sauraient s’approprier ce goût,
parce qu’ils n’acquièrent que très imparfaitement la faculté dont nous avons
exposé la nature. (Et pourquoi cela ?) C’est que tous ces gens, ayant
commencé à un certain âge et lorsque leur langue avait déjà pris l’habitude de
parler un autre idiome, c’est‑à‑dire celui de leur pays, ne visent absolument
qu’à apprendre les expressions, tant simples que composées, dont les habitants
des villes usent entre eux dans leurs conversations, et cela, parce que la
nécessité les y oblige.
§
Cette faculté s’est maintenant perdue pour les
habitants des villes (arabes) ; ils en sont même fort éloignés, ainsi que
nous l’avons dit. Il est vrai que, sous le rapport (du langage), ils possèdent
une autre faculté, mais ce n’est pas celle qui est généralement recherchée et
qui consiste à bien parler la langue (arabe). Celui qui connaît uniquement par
les théories systématiques consignées dans les livres les lois qui régissent
cette faculté est bien loin d’en posséder
*316 la moindre partie ; il en a appris les règles et rien de
plus ; car, ainsi que nous l’avons dit, précédemment, cette faculté ne
s’acquiert que par un exercice assidu, par l’habitude et par la répétition
fréquente des locutions employées par les Arabes. S’il vous venait en pensée
d’opposer à cela ce que vous avez ouï dire, que Sibaouaïh, El‑Fareci,
Zamakhcheri, et autres écrivains distingués par leur style, étaient étrangers,
et que cependant ils sont parvenus p.353 à
acquérir cette faculté, je vous ferai observer que ces hommes, dont vous avez
tant entendu parler [284],
n’étaient étrangers que par leur origine, mais qu’ils avaient vécu et avaient
été élevés parmi des Arabes qui possédaient cette faculté, ou parmi des gens
qui l’avaient acquise par (la fréquentation de) ces mêmes Arabes. Ils s’étaient
donc rendus par là maîtres de la langue arabe, au plus haut point de perfection [285] !
On pourrait dire que, dès la première époque de leur vie, ils étaient comme de
petits enfants des Arabes, nés et élevés parmi leurs tribus, en sorte qu’ils
ont saisi le fond et l’essence de la langue, qu’ils se sont trouvés dans la
même position que si l’arabe eût été leur langue maternelle ; d’où il suit
que, bien qu’ils fussent étrangers par leur origine, ils ne l’étaient point par
rapport à la langue et à la parole, parce qu’à l’époque où ils ont vécu la
religion était encore dans sa fleur et la langue dans sa jeunesse, la faculté
de la parler n’étant point encore perdue et subsistant parmi les Arabes des
villes. De plus, ces personnages se sont appliqués assidûment à étudier la
manière de parler des Arabes et en ont fait leur exercice habituel, en sorte
qu’ils y ont atteint le suprême degré de perfection. Il en est bien autrement
aujourd’hui de tel individu étranger qui a des relations de société avec les
habitants des villes qui parlent la langue arabe : d’abord, cette faculté
de bien parler l’arabe, celle qu’il veut acquérir, n’existe plus parmi ces
gens ; il trouve en vigueur chez eux une autre faculté qui leur est propre
et qui est en opposition avec celle de la langue arabe. Quand même nous
admettrions *317 qu’il s’attachât à
étudier les discours des Arabes et leurs poésies, en les lisant et les retenant
par cœur, dans l’intention d’acquérir cette faculté, il ne pourra guère y
réussir, parce que, comme nous l’avons dit, lorsque l’organe qui doit être le
siège de cette faculté a été occupé d’avance par une autre, il ne peut presque
jamais acquérir cette nouvelle faculté que d’une manière imparfaite et
défectueuse. Si nous admettons qu’un individu, étranger par son origine, a été p.354 entièrement exempt de tout commerce avec la
langue étrangère, et qu’il a entrepris d’acquérir par l’étude cette faculté, en
apprenant par cœur ou en lisant, il est possible qu’il y parvienne ; mais
c’est là un cas fort extraordinaire, comme vous pouvez en juger par tout ce que
nous avons dit. Beaucoup de ces hommes qui ont étudié en théorie les règles de
la rhétorique, prétendent que par là ils sont parvenus à acquérir ce goût
dont nous parlons ; mais ils sont dans l’erreur, ou bien ils veulent y
induire les autres. S’ils ont acquis une faculté, c’en est uniquement une qui
se borne à ces règles d’une rhétorique de théorie, mais ce n’est nullement la
faculté de bien s’exprimer. Dieu dirige
celui qu’il veut vers une voie droite.
§
§ Les habitants des villes, en général, ne peuvent acquérir
qu’imparfaitement cette faculté (de bien parler) qui s’établit dans l’organe de
la langue, et qui est le fruit de l’étude.
§ Plus leur langage s’éloigne de celui des Arabes (purs), plus
il leur est difficile d’acquérir cette faculté.
§
L’étudiant (né et élevé dans une ville et qui
veut apprendre la langue de Moder) a déjà acquis une autre faculté contraire à
celle dont il se propose de faire l’acquisition ; et cela, parce qu’il
s’est formé d’abord au langage des Arabes domiciliés, ce qui lui a fait
contracter des habitudes de parler étrangères à l’arabe. Par là sa langue, au
lieu d’acquérir la faculté du langage primitif, auquel il avait droit par son
origine, en a contracté une autre, celle de parler l’idiome qui a cours
aujourd’hui parmi les Arabes domiciliés. Aussi
*318 voyons‑nous que les précepteurs s’efforcent de prendre les devants
et d’enseigner de bonne heure aux enfants (la langue de Moder). Les
grammairiens s’imaginent que c’est leur art qui prévient ainsi (la mauvaise
habitude de parler un idiome corrompu) ; mais il n’en est rien : cet
effet n’est dû qu’aux soins que l’on prend de faire contracter aux enfants la faculté
(de la langue de Moder), en accoutumant leur langue à répéter les locutions
dont se servaient les Arabes (non domiciliés). Il est bien vrai que (de tous
les arts, celui de) la grammaire a le plus de rapport avec cette pratique
habituelle (du bon p.355 langage) ;
mais les dialectes parlés par les (Arabes) domiciliés [286]
ont un caractère étranger tellement prononcé et s’écartent tellement de cette
langue, que ceux qui les parlent se trouvera peu capables d’apprendre la langue
de Moder et d’en acquérir la faculté ; tant est profonde la
différence [287]
qui existe entre le langage (des anciens Arabes) et les dialectes modernes.
Voyez ce qui a lieu à cet égard chez les habitants des diverses contrées :
ceux de l’Ifrîkiya et du Maghreb, parlant un dialecte dont le caractère
étranger est très prononcé et qui s’éloigne beaucoup du langage primitif, sont
tout à fait ineptes à acquérir par l’étude la faculté d’employer ce langage.
Ibn er‑Rekîk raconte qu’un commis‑rédacteur de Cairouan écrivit en ces termes à
un de ses amis : « Mon frère ! puissé‑je n’être pas privé de ton
absence ! Abou Saîd m’a instruit d’un discours, savoir, que tu avais
mentionné que tu seras avec l’huile (qui) vient. Nous avons été empêchés
aujourd’hui et n’a pas été disposée pour nous la sortie. Quant aux gens de la
demeure, les chiens sont de la chose de la paille, et ils en ont menti :
cela est faux ; il n’y a point une seule lettre en cela (de vrai). Ma
lettre s’adresse à toi, et je désire beaucoup vous voir [288]. »
Vous voyez par là jusqu’où allait, pour eux, la faculté de se servir du langage
de Moder ; et nous venons d’en indiquer la cause. Il en était de même de
leurs poésies : elles s’écartaient beaucoup de (la perfection qui
appartient à) *319 cette faculté et
restaient fort au‑dessous de la classe (des anciens poèmes arabes) ; et il
en est encore ainsi de nos jours. Les poètes les plus distingués de l’Ifrîkiya
étaient venus d’autres pays pour p.356 s’y
établir ; je n’en excepte qu’Ibn Rechîk [289]
et Ibn Cheref [290].
Aussi la classe (des poètes africains) est restée jusqu’à ce jour très
inférieure (aux autres) sous le rapport de la bonne expression des idées.
§
Les habitants de l’Espagne acquièrent cette
faculté plus facilement qu’eux, parce qu’ils s’appliquent à graver dans leur
mémoire des morceaux de cette ancienne langue, en prose et en vers. Ils eurent
chez eux Ibn Haïyan [291]
l’historien, qui, sous le rapport de cette faculté acquise, tient le premier
rang et marche, comme le porte-drapeau, à la tête de leurs écrivains ;
ils possédèrent aussi Ibn Abd Rabbou [292],
El‑Castalli [293]
et d’autres, qui avaient été attachés comme poètes à la cour des rois
provinciaux (dont la puissance s’était établie sur les ruines de l’empire
omeïade). Cela eut lieu dans les temps où l’étude de la langue et de la
littérature conservait encore un grand essor. Cet état de choses avait duré en
Espagne pendant quelques siècles, jusqu’aux jours de la dissolution (de
l’empire) et de l’émigration [294],
lorsque les chrétiens eurent étendu leurs conquêtes dans ce pays. Depuis cette
époque, on n’a plus eu le loisir de se livrer à l’étude de la langue ; la
civilisation (musulmane) a reculé, et l’(art de bien parler) a éprouvé un
affaiblissement semblable, ainsi que cela arrive pour tous les arts (en pareil
cas). La faculté (de la langue de Moder) s’est tellement amoindrie chez eux
qu’elle est tombée dans un abaissement complet. Parmi les derniers (bons
écrivains) qui ont fleuri en Espagne, sont Saleh Ibn Chérif [295] et Malek Ibn Morahhel [296],
lequel était un élève de l’école fondée à Ceuta par les Sévilliens (qui
s’étaient établis dans cette ville). Car la dynastie des Beni ’l-Ahmar
n’était alors que dans son commencement, et l’Espagne avait jeté, par
l’émigration, sur la côte (de l’Afrique) ce qu’elle avait de plus précieux en
fait d’hommes qui fussent en possession de cette faculté. De Séville ils
passèrent à Ceuta, et des provinces orientales de l’Espagne en Ifrîkiya. Mais
ces hommes (distingués) ne tardèrent pas à disparaître ; la tradition de
leur enseignement, en ce qui regarde l’art (du beau langage), fut interrompue,
parce que les habitants du littoral africain se prêtaient peu à ce genre
d’études. Ils *320 trouvaient l’acquisition
de cet art trop difficile, à cause des mauvaises habitudes que les organes de
la parole avaient contractées chez eux, et parce que le caractère étranger de
la langue des Berbers avait jeté chez eux de profondes racines ; or cet
idiome est en opposition (avec la langue de Moder), ainsi que nous l’avons dit.
Par la suite, la faculté dont il s’agit revint en Espagne à l’état où elle
avait été auparavant : on vit fleurir dans ce pays Ibn Chibrîn [297],
Ibn Djaber [298],
Ibn el‑Djîab [299]
et d’autres (littérateurs) de la même génération, puis Ibrahîm es‑Saheli et‑Toueïdjen [300]
et ses contemporains. Après ceux‑ci p.358 vint Ibn
al‑Khatîb, le même qui a péri si malheureusement de nos jours, victime des
calomnies de ses ennemis [301].
Ce personnage possédait la faculté de manier la langue de (Moder) à un point
impossible à atteindre, et ses disciples [302],
après lui, ont marché sur ses traces. En somme, cette faculté est très commune
en Espagne ; l’enseignement en est très facile (aux professeurs), parce
qu’on s’y occupe sérieusement des sciences qui se rapportent à (l’ancienne)
langue (arabe) et qu’on attache de l’importance à la littérature et à la
conservation des bonnes traditions scolaires. Ajoutez à ces raisons que les
hommes dont la langue est étrangère à l’arabe et qui possèdent mal la faculté
(d’employer le langage de Moder) ne viennent en Espagne que passagèrement, et
que leur idiome exotique n’a pas servi de base au langage de ce pays. Sur le
continent africain (il en est autrement) : les Berbers forment la masse de
la population, et leur langue est celle de toutes les parties du pays, à
l’exception des grandes villes [303].
Aussi la langue arabe s’y trouve submergée sous les flots de cet idiome
barbare, de ce jargon parlé par les Berbers. Il est donc bien difficile aux
natifs de ce pays d’acquérir sous des maîtres la faculté (de parler l’arabe
avec pureté), et, en cela, ils diffèrent complètement des habitants de
l’Espagne.
§
Dans l’Orient, du temps des Omeïades et des
Abbacides, on était p.359 aussi accompli
dans l’exercice de cette faculté que les (musulmans) espagnols, parce qu’on
avait alors peu de relations avec les peuples étrangers ; aussi posséda‑t‑on
alors l’habitude de bien s’exprimer en arabe. Il y avait dans cette contrée
beaucoup de poètes distingués et *321 d’écrivains
d’un grand talent, parce que les Arabes et leurs enfants y formaient la majeure
partie de la population. Voyez la multitude de passages, en prose et en vers,
qui se trouvent dans le Kitab el-Aghani [304],
le vrai livre des Arabes et celui qui renferme leurs archives : on y
trouve leur langue, leur histoire, les récits de leurs grandes journées et
combats, l’histoire de leur religion nationale et de leur Prophète, celle de
leurs khalifes et de leurs rois, leurs poésies, leurs chants, et tout ce qui
les concerne. Aucun autre ouvrage n’offre un tableau aussi complet des Arabes.
§
Cette faculté se conserva en Orient pendant la
durée de ces deux dynasties et peut‑être même avec plus de perfection que dans
les temps antéislamites, comme nous nous proposons de le montrer plus loin.
Mais enfin la puissance des Arabes fut réduite à rien, et l’usage de leur
idiome se perdit ; leur langage s’altéra ; leur empire s’écroula et
l’autorité passa à des étrangers. Ceux‑ci devinrent alors les maîtres, et tout
fut soumis à leur autorité. Cela eut lieu sous les dynasties des Deïlemides et
des Seldjoukides : ces étrangers se mêlèrent avec les habitants des
villes et dominèrent, par leur grand nombre, sur la population : le pays
fut rempli de leurs locutions, et le caractère étranger de leurs idiomes prit
tellement le dessus parmi les citadins et les Arabes domiciliés, que ceux‑ci
s’écartèrent bien loin de leur langue et de l’habitude de la parler. Ceux
d’entre eux qui voulaient l’apprendre ne purent y réussir que très imparfaitement.
Voilà l’état on nous trouvons aujourd’hui leur langage tant en prose qu’en
vers, bien qu’ils s’en servent beaucoup. Dieu crée et choisit qui il lui plaît. *322
§
§ celle de la poésie et celle de la prose.
§
Le langage des Arabes et leurs discours peuvent
prendre deux formes : la première est celle de la poésie réglée, c’est‑à‑dire
soumise aux obligations de la prosodie et de la rime, ou, en d’autres termes,
celle dont la mesure est invariable ainsi que la rime [305].
La seconde forme est celle de la prose, c’est‑à‑dire du discours qui n’est pas
soumis aux règles de la prosodie. Chacune de ces formes renferme plusieurs
espèces et peut se produire sous divers aspects. La poésie comprend l’éloge,
l’élégie et l’expression des sentiments inspirés par la bravoure. La prose peut être cadencée (moseddjâ), c’est‑à‑dire
offrir une suite de phrases séparées, dont tous [les mots ou bien] [306]
les mots (finals) se terminent, deux à deux, par la même rime ; c’est ce
qu’on nomme sedja ; ou bien elle
peut être libre (morcel), et, dans ce cas, le discours marche dégagé de
toute entrave, sans être découpé en phrases ni soumis à aucune obligation, pas
même à celle de la rime. La prose s’emploie dans la chaire, dans la prière et
dans les harangues adressées à une assemblée pour lui inspirer soit le courage,
soit la crainte.
§
Le (texte du) Coran est en prose, mais cette
prose ne rentre ni dans l’une ni dans l’autre de ces deux catégories ; on
ne peut pas dire qu’il soit en prose libre ni en prose rimée. Il consiste en
versets séparés, qui se terminent
à des points d’arrêt, et c’est au moyen du (sentiment qui s’appelle le) goût
qu’on reconnaît où la phrase s’achève. Le discours recommence dans le verset
suivant, lequel sert de pendant à celui qui précède ; et cela, sans que
(l’emploi d’)une lettre (finale) servant à marquer l’assonance ou la rime p.361 soit absolument nécessaire. Cela fait
comprendre la signification de cette parole divine : Dieu a fait descendre le plus beau des discours, sous la
forme d’un livre dont les (phrases) se ressemblent et se répètent ; elles
donnent le frisson à la peau de ceux qui craignent leur Seigneur. (Coran, sour. XXXIX, vers. 24.) Dieu a
dit aussi : Nous en avons
séparé *323
les versets. (Coran, sour. VI, vers. 97.)
§
On donne aux (syllabes) qui terminent les
versets (du Coran) le nom de séparantes [307], car ce ne sont pas des rimes, vu que
l’emploi de ce qui constitue la rime, soit monogramme, soit polygramme [308],
n’y est pas observé. Le terme redoublés (methani)
s’emploie, d’une manière générale, pour désigner tous les versets du Coran, et
cela pour la raison que nous venons d’indiquer. Mais l’usage a prévalu de lui
assigner un sens plus restreint et de s’en servir pour désigner les versets de la mère du Coran (la première
sourate) ; c’est ainsi qu’on emploie le terme constellation (nedjm) pour désigner les Pléiades. Voilà pourquoi (les sept versets de la
première sourate) ont été nommés les sept
redoublés. Comparez ces observations avec ce que les commentateurs ont dit
au sujet du motif qui fit employer ce terme pour désigner les sept versets, et
vous verrez que l’explication donnée par nous l’emporte sur toutes les autres
et doit être la bonne.
§
Pour les personnes qui s’occupent des deux
formes que le discours peut prendre [309],
chacune d’elles a un certain
caractère qui lui est particulier et qui ne se retrouve pas dans l’autre, parce
qu’il ne lui convient pas. C’est ainsi que le style érotique est propre à la
poésie, et que celui de la louange (de Dieu) et de l’invocation convient
uniquement aux discours (en prose) qui se prononcent du haut de la chaire
et aux proclamations. Les écrivains des siècles postérieurs p.362 adoptèrent, cependant, pour la prose, la
marche et les mouvements qui appartiennent spécialement à la poésie ; ils
employèrent très fréquemment l’allitération, s’appliquèrent à faire rimer les
phrases ensemble, et, avant d’entrer en matière, ils se plaisaient à décrire la
beauté de la bien aimée, Si l’on examine avec attention cette espèce de prose,
on reconnaîtra qu’elle forme une branche de la poésie, dont elle ne [310]
se distingue que par l’absence de la mesure. Les écrivains‑rédacteurs ont
persisté à cultiver ce genre de composition et à l’employer dans les pièces
émanant du souverain ; ils s’y [311]
tiennent, parce qu’ils le regardent comme le meilleur ; ils y mêlent les
tournures propres à la poésie et abandonnent la prose libre au point de
l’oublier. Ceci est surtout vrai en ce qui regarde les écrivains de l’Orient.
Aussi les pièces officielles rédigées par ces gens
*324 inconsidérés se présentent‑elles [312]
toutes avec cette tournure que nous avons signalée. Mais, pour la juste
expression des idées, ce système n’est nullement bon, puisque (dans le
discours en prose) il faut veiller à faire accorder la parole avec la pensée,
et satisfaire ainsi aux exigences du sujet ; il faut marquer exactement ce
qui se rapporte à la personne qui parle et ce qui regarde la personne à qui la
parole s’adresse.
§
Comme la prose rimée a reçu des écrivains
postérieurs toutes les allures de la poésie, il faut en éviter l’emploi dans
les pièces émanant du sultan. Il est permis d’insérer dans la poésie des jeux
d’esprit, de mêler les plaisanteries avec les choses graves, de s’étendre dans
les descriptions, de citer des paraboles, de multiplier les comparaisons et
les métaphores ; tandis qu’on n’a aucun besoin d’employer ces
embellissements dans une allocution. D’ailleurs, en s’imposant
l’obligation [313]
de faire rimer ses phrases, on ne fait que rechercher des jeux d’esprit et des
ornements nullement compatibles avec la dignité d’un souverain et tout à fait déplacés
dans des allocutions adressées au peuple pour l’encourager ou pour lui inspirer
la crainte.
§
p.363 Dans les
écrits officiels, le seul style
auquel on puisse accorder son approbation est celui de la prose libre, dans
laquelle on donne carrière à la parole, sans la soumettre aux entraves de la
rime. Cette règle n’admet aucune exception, si ce n’est quand l’écrivain lâche
la bride à son talent [314]
et rencontre des ornements sans les avoir recherchés. D’ailleurs, le style
(des adresses officielles) a un droit qu’il faut respecter [315] :
on doit le conformer à toutes les exigences de l’état (de choses qu’il s’agit
d’exposer). Or les sujets diffèrent beaucoup entre eux, et pour chacun il y a
un style particulier : on peut le traiter longuement ou d’une manière
concise, y sous‑entendre des choses ou les exprimer, les énoncer ouvertement ou
les indiquer par des allusions, ou par des métonymies, ou par des métaphores.
§
Découper à l’instar de vers les phrases des
documents qui émanent du sultan est une pratique qu’on ne saurait approuver.
Rien n’a pu entraîner les écrivains de ce siècle à le faire, excepté
l’influence que *325 l’usage d’un
dialecte étranger [316]
a exercée sur leur style et l’impuissance où ils se trouvent, pour cette
raison, de suivre les exigences de la langue arabe, en l’employant de manière
qu’elle soit parfaitement d’accord avec les idées dont l’énonciation est exigée
par l’affaire (qu’il s’agit d’exposer). Ne pouvant se servir de la prose libre,
parce qu’elle tient un rang très élevé dans la science qui a pour objet la
parfaite expression de la pensée, et parce qu’elle a un domaine très étendu,
ils s’appliquent à la prose rimée, afin de cacher, par son emploi [317],
l’incapacité qu’ils ressentent en eux‑mêmes quand il s’agit de faire accorder
les paroles avec les pensées ; ils espèrent y remédier au moyen de ce
genre d’ornement et en se servant d’artifices rhythmiques et termes
néologiques. Pour tout ce qui reste en dehors de cela [318],
ils n’ont pas le moindre souci. La plupart des auteurs qui ont adopté ce
système, et qui l’ont potassé au dernier point dans tous les genres du p.364 discours, sont les écrivains et les poètes
qui, de nos jours, habitent les pays de l’Orient. Cela va si loin chez eux,
qu’ils mettent de côté [319]
les règles de la syntaxe désinentielle, en ce qui regarde les inflexions des
noms et des verbes, toutes les fois qu’elles les empêchent d’établir une
assonance entre les mots ou un parallélisme (entre les phrases). La préférence
qu’ils montrent pour ces jeux d’esprit les porte à négliger les principes de la
grammaire et à altérer les formes des mots, afin que ces mots se prêtent, si
cela se peut, à la production d’une paronomasie (tedjnîs). Si le lecteur
veut réfléchir sur ce que nous venons de dire et contrôler nos observations en
les comparant avec celles que nous avons déjà présentées, il reconnaîtra la
justesse de notre opinion. Dieu est celui
dont le concours est effectif.
§
§ Nous
avons déjà montré que l’art (de bien s’exprimer) est une faculté acquise par
la langue, et nous avons dit que, si la place que cette faculté doit occuper
est déjà remplie par une autre, cette place ne
*326 saurait contenir en entier la faculté nouvelle. Il est dans la
nature de l’homme d’acquérir très facilement la faculté qui se présente à lui
en premier lieu ; la faculté qui vient après trouve de la résistance de la
part de celle qui l’a précédée, et ne peut occuper sa place dans l’organe qui
doit la recevoir qu’avec beaucoup de lenteur. Ce conflit entre les deux
facultés rend très difficile la parfaite acquisition de la seconde. Le même
fait se produit toujours quand on essaye d’apprendre plusieurs arts [320].
Nous en avons déjà donné à peu près la même preuve que nous offrons ici. Voyez,
par exemple, ce qui arrive pour les langues : ce sont des facultés
acquises à l’organe de la parole et qui peuvent être assimilées à des arts.
Celui qui a commencé par apprendre un idiome non arabe ne peut jamais employer d’une
manière parfaite la langue arabe. Le Persan qui a commencé par p.365 apprendre la langue de son pays ne peut
jamais acquérir la faculté de bien parler l’arabe, quand même il travaillerait
à s’en rendre maître en l’étudiant sous des professeurs et en l’enseignant aux
autres [321].
Il en est de même des Berbers, des Grecs et des Francs : on trouve bien
rarement parmi eux des individus qui sachent bien parler l’arabe. Cela ne peut
s’attribuer qu’au fait qu’ils avaient d’abord acquis la faculté de parler une
autre langue. Aussi un étudiant appartenant à l’une ou à l’autre de ces races
montre toujours, quand il travaille sous des professeurs ou sur des livres, que
sa connaissance de l’arabe est bien loin d’être parfaite. Cela provient
uniquement de l’organe de la parole. Nous avons déjà fait observer que les
langues et les dialectes peuvent être regardés en quelque sorte comme des
arts ; que la faculté de bien exercer deux arts n’est jamais possédée par
le même individu [322],
et que, s’il a commencé par employer habilement
*327 une de ces facultés, il peut rarement réussir à bien manier l’autre
et à la posséder d’une manière parfaite. Dieu
vous a créés et vous ne le saviez pas.
§ Sur l’art de la poésie et la manière de l’apprendre.
§
@
§
Parmi les formes que le langage des Arabes peut
prendre, il en est une qu’ils appellent chiar (la poésie). Elle se
retrouve dans d’autres langues, mais je ne veux parler ici [1]
que de son existence chez les Arabes. Tous les peuples parlant des langues
étrangères peuvent trouver [2]
dans la poésie un moyen d’exprimer leurs idées ; rien ne s’y oppose ;
et, si quelques‑uns d’entre eux ne s’en servent pas, c’est parce que chaque
langue possède, (outre la poésie) d’autres modes d’expression qui lui sont
propres. Dans la langue arabe, la poésie a une allure particulière et une
marche peu commune : elle consiste p.366
en un discours composé de lignes qui se suivent [3],
ayant toutes la même mesure et la même rime finale. Chacune de ces lignes s’appelle
beït (vers), et la lettre finale, qui
est la même pour toutes, est désignée par les termes réoui et cafîa (rime). Le discours entier porte les noms de cacîda
(poème) et de kilma (parole). Chaque vers est composé de manière à
offrir un sens aussi complet que s’il était tout à fait indépendant du vers qui
le précède et de celui qui le suit [4].
Pris isolément, il doit aussi représenter clairement le caractère de la section
du poème à laquelle il appartient, que ce soit celle de l’éloge ou de la
louange de la bien‑aimée, ou de l’élégie. Aussi le poète s’efforce‑t‑il de
façonner chaque vers de manière à lui faire exprimer un sens complet. Il en
fait de même pour les vers suivants, en y énonçant, dans chacun, une nouvelle
pensée, et en se ménageant le moyen de passer d’un genre (d’idées) à celui qui
doit venir immédiatement après. Pour y parvenir, il donne à la première série
d’idées qu’il veut exprimer une tournure qui conduise naturellement à la *328 seconde, et il arrange son discours de
sorte que le défaut de liaison entre les deux sections ne soit pas trop
choquant. Par des transitions bien ménagées, il passe de l’éloge de sa
maîtresse à celui de son patron, de la description du désert et des vestiges
des campements à celle de sa caravane, ou de ses chevaux, ou de l’image de la
bien-aimée qui lui apparaît en songe ; la louange [5]
du patron amènera celle de ses gens et de ses troupes, et, dans la partie de
l’élégie, l’expression de la douleur et de la condoléance pourra conduire au
chant funèbre, etc. Le poète s’attache à faire accorder tous les vers de la cacîda
entre eux, en leur donnant la même mesure ; car il faut éviter que, par
suite de ce défaut d’attention qui est si naturel à l’homme, on ne passe d’un
mètre à celui qui en est voisin. En effet, certains mètres se rapprochent
tellement les uns des autres, que leurs marques distinctives échappent à
l’observation de la plupart des gens. p.367 C’est
dans l’art de la prosodie que se trouvent les conditions et les règles
auxquelles les divers mètres sont soumis. Entre tous les mètres qui peuvent se
présenter dans la nature, un certain nombre ayant un caractère particulier sont
les seuls dont les Arabes aient fait usage. Les prosodistes donnent à ceux‑ci
le nom de bohour (mers) : ils
n’en admettent que quinze, parce qu’ils n’en ont pas rencontré d’autres dans
les poèmes des (anciens) Arabes.
§
La poésie est, de toutes les formes du discours,
celle que les Arabes ont regardée comme la plus noble ; aussi en firent‑ils
le dépôt de leurs connaissances et de leur histoire, le témoin qui pouvait certifier
leurs vertus et leurs défauts [6],
le magasin où se trouveraient la plupart de leurs notions scientifiques et de
leurs maximes de sagesse. La faculté poétique était bien enracinée chez eux,
comme toutes les autres qu’ils possédaient. Celles qui s’exercent au moyen de
la langue n’appartiennent pas naturellement à l’homme, mais s’acquièrent par
l’art et la pratique ; et cependant (les Arabes) ont si bien manié la
poésie, qu’on pourrait se tromper (et croire que, ce talent était pour eux une
faculté innée).
§
De toutes les formes du discours, la poésie est
celle dont les *329 modernes
acquièrent la faculté avec le plus de difficulté, quand ils l’apprennent comme
un art. Cela tient à ce que chaque vers d’un poème (arabe) est indépendant des
autres et offre toujours, quand on le prend isolément, un sens complet. Le
poète a donc besoin d’employer avec une certaine adresse la faculté qu’il
possède ; car il doit façonner convenablement le discours poétique dans
les moules adoptés par les anciens Arabes et appropriés au genre de poésie dont
il veut se servir. Il retire du moule d’abord un vers ayant un sens complet,
puis un autre renfermant également un sens complet, puis un troisième, et
ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il ait traité, d’une manière conforme à son but,
toutes les matières dont il voulait parler. Il établit ensuite un certain
rapport entre les vers, de sorte p.368 que l’un
puisse suivre l’autre d’une manière (naturelle et) conforme au sujet de chaque
section dont la cacîda se compose.
§
La difficulté de ce procédé et la singularité de
cet artifice contribuent à aiguiser l’esprit et à le rendre capable de donner
à chaque vers la tournure qui lui convient ; elle sert aussi à
réveiller [7]
l’intelligence, afin qu’elle puisse bien introduire dans le moule le discours
qui doit y passer. En principe général, la faculté de s’exprimer correctement
en arabe ne suffit pas (à celui qui veut composer des vers) ; il doit
posséder en outre une adresse particulière et le talent de reconnaître (et de
choisir) les tournures que les (anciens) Arabes eux‑mêmes auraient
employées [8].
§
Nous allons exposer ici ce qui, dans le langage
des gens de l’art, s’entend par le terme tournure [9]. Il indique, chez eux, le métier sur
lequel on forme un tissu avec des phrases composées, ou bien le moule dans
lequel on façonne ces phrases. La tournure, sous aucun point de vue, ne peut
être regardée comme une partie du discours : elle ne sert pas à
l’expression complète de la pensée, ce qui est du ressort de la syntaxe
désinentielle ; elle n’indique pas en quoi consiste le fond de la pensée
exprimée dans une phrase composée, *330 car cela
rentre dans le domaine de la rhétorique [10] ;
et elle n’a rien de commun avec les mètres employés dans la poésie arabe, car
ceux‑ci sont du ressort de la prosodie. Les trois sciences que nous venons de
mentionner sont donc tout à fait en dehors de l’art de la poésie. (Ce qu’on
désigne par le terme tournure) se réduit [11]
tout simplement à une forme (ou image) perçue par l’entendement et qui
correspond, comme un universel, à toutes les combinaisons régulières (de
phrases), p.369 vu qu’elle s’adapte à chaque
combinaison particulière. L’entendement fait l’acquisition de cette forme, en
la détachant de l’être et de l’individualité de chaque phrase composée, et la
travaille, dans l’imagination, afin de la convertir en un moule, pour ainsi
dire, ou en un métier. Ensuite il choisit des expressions dans lesquelles les
mots se trouvent combinés d’une manière que les Arabes regarderaient comme
étant sans défaut, tant sous le rapport de la syntaxe que sous celui de la
rhétorique, et les coule dans ce moule, ainsi que fait le maçon qui moule (le
pisé) et le tisserand qui travaille sur son métier. Ce moule doit être assez
grand pour recevoir chaque phrase composée qui puisse répondre au but du
discours, et elle doit fournir une figure (ou tournure) qui n’offre aucun
défaut, quand on la juge d’après le génie de la langue arabe.
§
Chaque genre de discours a des tournures qui lui
sont propres, et, qui s’y présentent sous divers aspects. Dans la poésie, par
exemple, on peut interroger directement les traces du campement abandonné (et
leur demander où se trouve la tribu qui l’avait quitté). C’est ainsi qu’un
poète a dit :
§ Demeure de Maiya ! toi qui es située
entre le haut de la colline et son pied.
§
On peut aussi inviter ses compagnons de voyage à
s’arrêter pour interroger ces traces ; exemple :
§ Arrêtez‑vous, mes deux compagnons !
interrogeons la demeure dont les habitants sont partis.
§
On peut inviter ses compagnons à pleurer sur le
campement abandonné ; exemple :
§ Arrêtez‑vous, mes deux compagnons !
pleurons au souvenir d’une bien‑aimée et d’une demeure.
§
On peut demander une réponse à une personne qui
n’est pas autrement indiquée ; exemple :
*331
§ N’as‑tu pas interrogé les vestiges et n’ont‑ils
pas répondu ?
§
p.370 On peut
ordonner à un individu qu’on ne désigne pas de saluer ces vestiges ;
exemple :
§
On peut invoquer la pluie pour qu’elle arrose
ces débris ; exemple :
§ Puisse un nuage à tonnerres retentissants
arroser les vestiges qu’ils ont laissés ! puissent une prairie et un lieu
de délices y naître pour eux demain !
§
On peut demander aux éclairs de faire verser de
la pluie sur ces vestiges ; exemple :
§ Éclairs ! passez au‑dessus d’une
demeure (située) à El-Abrek, et dirigez vers elle les averses, ainsi que le
chamelier conduit ses chamelles.
§
On peut exprimer une vive douleur dans une
élégie, afin de pousser d’autres personnes à pleurer avec soi ;
exemple :
§ Un malheur, pour être grand, et un
événement, pour être grave, doivent ressembler à ce que nous éprouvons. Point
d’excuse pour les yeux dont les larmes ne couleront pas en abondance [14]
§
On peut se montrer accablé par la gravité d’un
événement ; exemple :
§ As‑tu vu celui que l’on emporte (au
tombeau) sur ce brancard ? As‑tu vu comment s’est éteinte la lumière de
nos assemblées ?
§
On peut souhaiter malheur à des êtres inanimés,
parce qu’on a perdu quelqu’un ; exemple :
§ Champs verdoyants ! puissiez‑vous
rester sans défenseur et sans gardien ! La mort a enlevé un chef dont la
lance fut longue ainsi que le bras.
§
On peut reprocher aux choses inanimées leur
insensibilité, parce qu’elles ne partagent pas la douleur qu’on éprouve
soi-même ; c’est p.371 ainsi qu’une
femme kharedjite a dit (en déplorant la mort de son frère) : *332
§ Arbres d’El‑Khabour ! pourquoi portez‑vous
des feuilles ? On dirait que vous ne regrettez pas le fils de Tarîf.
§
On peut aussi annoncer à ses ennemis, comme une
bonne nouvelle pour eux, qu’ils peuvent se reposer des malheurs dont on les
avait accablés ; exemple :
§ Enfants de Rebîa Ibn Nizar ! déposez
vos lances ; la mort a emporté votre adversaire, ce vaillant guerrier.
§
Les autres formes et modes du discours offrent
une foule d’exemples analogues à ceux‑ci.
§
Les phrases se présentent dans la poésie sous la
forme de propositions ou autrement, et ces propositions peuvent exprimer un
souhait ou un ordre, ou bien énoncer un fait ; elles peuvent être nominales
ou verbales, dépendre de celles qui précèdent ou ne pas en dépendre, être
isolées ou jointes à d’autres, ainsi que tout cela a lieu pour les phrases du
discours (ordinaire) des Arabes, en ce qui regarde la position [15]
relative des mots.
§
Vous reconnaîtrez cela quand, à force de vous
exercer sur la poésie arabe, vous serez parvenu à posséder ce moule universel
qui se forme dans l’esprit par l’abstraction de tous les cas particuliers
offerts par les mots combinés en phrases ; moule qui embrasse toutes ces
combinaisons. Celui qui compose un discours est comme le maçon ou le tisserand,
et la forme intellectuelle qui s’adapte (à toutes les expressions) est comme le
moule dans lequel le maçon introduit le pisé pour former un édifice, ou comme
le métier sur lequel le tisserand fabrique sa toile. Si le maçon s’écarte de son
moule, ou le tisserand de son métier, ce qu’il aura fait sera mauvais.
§
Si l’on dit que la connaissance des règles de la
rhétorique suffit p.372 (quand il
s’agit de composer en vers), je répondrai que ces règles sont des principes
acquis à la science, obtenus par la déduction analogique et servant à faire
reconnaître, parmi les expressions composées d’après l’analogie, celles qu’il
est permis d’employer en leur conservant la forme particulière qui leur
appartient. La déduction analogique est un procédé scientifique donnant des
résultats certains, et elle est générale dans son application ; voyez, par
exemple, comment elle nous a fourni les règles de la syntaxe
désinentielle ; mais elle n’a pas le moindre rapport avec les tournures
dont nous parlons. *333 Celles‑ci sont
des formes (ou modes d’expression, dont les images se trouvent) bien établies
dans l’esprit par l’effet de la constance avec laquelle les phrases de la
poésie arabe ont découlé [16]
de l’organe de la parole ; et, comme nous l’avons déjà fait observer,
elles servent de modèles qu’il est absolument nécessaire d’imiter dans toutes
les combinaisons de mots [17]
qu’on veut employer lorsqu’on se sert du langage de la poésie. Or les règles
scientifiques, tant celles de la grammaire que celles de la rhétorique, ne
peuvent en aucune façon nous enseigner ces tournures. De toutes [18]
les expressions qui paraissent correctes, à en juger d’après les analogies que
la langue arabe et ses règles scientifiques nous fournissent, il y en a
plusieurs dont on ne peut pas se servir [19].
Celles dont les bons juges permettent l’emploi dans ce genre de composition ont
un caractère bien constaté, parfaitement connu des hommes qui ont appris par
cœur la phraséologie des (anciens) Arabes, et conforme aux règles analogiques
dont nous venons de parler. Si, maintenant, on voulait envisager la poésie de
ces Arabes sous le point de vue des tournures [20]
qui se trouvent dans l’esprit et qui sont devenues des moules, pour ainsi dire,
(dans lesquels on façonne des phrases, on ferait un travail inutile), car cet
examen n’aurait pas pour sujet des phrases p.373
composées d’après les exigences de l’analogie, mais des phrases dont
l’emploi était déjà établi chez ce peuple.
§
Ces considérations nous amènent à dire que
l’existence de ces modèles (ou tournures) dans l’esprit a pour cause l’habitude
d’apprendre par cœur (beaucoup) de poèmes et de discours composés par les
(anciens) Arabes, et que la prose, ainsi que la poésie, a des tournures qui lui
sont propres. En effet, le discours, chez les Arabes, se présentait sous l’une
ou sous l’autre de ces formes et paraissait dans chacune avec un caractère
parfaitement distinct. La poésie se composait de morceaux (ou vers) soumis à
une même mesure, terminés par une même rime et présentant chacun un sens
complet. Dans la prose (et surtout dans la prose poétique), on visait à établir
un parallélisme entre les phrases et à leur donner une ressemblance
mutuelle ; tantôt on les terminait par des rimes, et tantôt on les
laissait courir sans entrave.
§
En ce qui regarde le langage des Arabes, les
tournures propres à *334 chacune de ces
deux formes sont bien connues, et celles dont ce peuple a fait usage sont les
mêmes que l’auteur a employées en établissant le texte de ce livre. Pour les
connaître, il faut avoir gravé dans sa mémoire (assez de passages de) la langue
(parlée par les anciens Arabes) pour qu’on ait [21]
à sa disposition beaucoup de tournures (ou locutions) particulières et
individuelles dont on puisse abstraire une tournure générale et universelle à
laquelle on se conformera [22]
en composant un ouvrage ; de même que l’ouvrier en pisé ne doit pas
s’écarter de son moule, ni le tisserand de son métier. L’art de composer est
donc tout à fait distinct de ceux vers lesquels le grammairien, le rhétoricien
et le prosodiste dirigent leur attention. Je dois toutefois avouer qu’une des
conditions imposées a un auteur est de respecter les règles des sciences que
je viens d’indiquer ; sans cela, son ouvrage ne serait pas parfait. Un
discours (ou une composition littéraire) qui réunit toutes ces qualités se
distingue p.374 par un certain air d’élégance
dont il est redevable à ces moules qu’on désigne par le terme tournures ; mais on ne peut
imprimer un tel caractère à un écrit, tant qu’on n’aura pas appris par cœur ce
que le discours des Arabes renferme de poèmes et de morceaux de prose.
§
Après avoir déterminé la signification du mot tournure (osloub), nous allons donner
une définition ou description de la poésie, afin d’en faire connaître le
véritable caractère. C’est toutefois là une tâche bien difficile, parce que,
autant que nous le sachions, nos prédécesseurs n’en ont rien dit de précis. La
définition reçue par les prosodistes et qui est conçue ainsi : La poésie est un discours métrique et rimé, ne
convient pas à la poésie telle que nous l’entendons ; elle n’en est pas
même la description. (Il est vrai que) l’art de la prosodie consiste dans
l’examen de la poésie en ce qui regarde l’accord qui doit exister entre tous
les vers d’un poème, le nombre de lettres unies ou quiescentes qui s’y
présentent successivement, et la conformité du dernier pied de chaque premier
hémistiche avec le dernier pied du second hémistiche. Comme c’est là un simple
examen qui a pour objet le mètre seulement, à l’exclusion des paroles et de
leurs significations, la définition donnée par les prosodistes est bonne, à
leur point de vue ; mais, pour nous qui envisageons la poésie sous les
divers aspects de la syntaxe, de l’expression, du mètre et des tournures qui
lui sont spéciales, il est certain que cette définition ne *335 saurait convenir. Aussi sommes nous obligé
d’en donner une qui fasse connaître le caractère réel de la poésie telle que
nous le comprenons. Donc nous dirons que la poésie est un discours effectif [23],
fondé sur la métaphore et les
descriptions, et divisé en portions qui se correspondent par la mesure (prosodique) et par la rime ; portions qui, chacune, indépendamment de celles
qui les précèdent et qui les suivent, expriment une pensée complète et ont un
objet déterminé ; (enfin un
discours) ayant une marche réglée
d’après les formes (osloub) particulières
que les Arabes p.375 ont assignées à
ce genre de composition. Le terme discours effectif est employé dans cette
définition pour désigner le genre, et les mots fondé sur la métaphore et les descriptions servent à indiquer la
différence spécifique par laquelle la poésie se distingue de certaines formes
du discours qui sont dépourvues de cette qualité, et qu’il faut exclure de la
définition parce qu’elles ne sont pas de la poésie. Par les termes divisé en portions qui se correspondent
par la mesure et la rime nous indiquons la différence qui existe entre la poésie et le discours
en prose, lequel, de l’avis de tous, n’est pas de la poésie. Les termes portions qui expriment chacune une pensée
complète et ont un objet déterminé indiquent le
véritable caractère de ce genre de composition, parce que les vers d’un poème
ne sauraient être autrement, et que, dans la poésie, aucune différence ne se
présente à cet égard [24].
Quand nous disons ayant une marche réglée
d’après les formes particulières qu’on a assignées à ce genre de composition, c’est
pour indiquer la différence qui existe entre la poésie et les compositions dont
la marche n’est pas réglée d’après les formes poétiques consacrées par
l’usage : car alors ce n’est plus de la poésie ; c’est seulement une
sorte de discours versifié. En effet, la poésie a ses tournures spéciales,
étrangères à la prose, et la prose a pareillement des tournures qui lui sont
propres et ne s’emploient pas dans la poésie. Aussi tout discours versifié dont
les tournures ne sont pas celles de la poésie ne mérite pas le nom [25]
de poème. C’est d’après cette considération que plusieurs de nos maîtres dans
cette partie de la littérature ne mettent point au nombre des poésies les
compositions d’El‑Motenebbi [26]
et d’El‑Maarri [27],
parce que *336 ces auteurs n’ont pas adopté dans
leurs productions les p.376 tournures
assignées à la poésie par les Arabes. Cette partie de notre définition, ayant une marche réglée sur les formes que
les Arabes y ont assignées, sert à indiquer la différence, et marque la
distinction entre la poésie des Arabes et celle des autres peuples. Si l’on
admet que la poésie existe chez les peuples étrangers, cette distinction est nécessaire ;
si on ne l’admet pas, elle devient inutile et doit être remplacée par ces
mots : ayant une marche
réglée d’après les formes qu’on lui a assignées.
§
Ayant maintenant fini d’exposer le véritable
caractère de la poésie, nous allons traiter de la manière dont elle doit
s’exécuter. Pour composer en vers et pour bien posséder cet art, il faut
remplir plusieurs conditions : d’abord, apprendre par cœur (beaucoup de
morceaux) de cette espèce, c’est‑à‑dire de vers composés par les anciens
Arabes, jusqu’à ce que l’âme ait acquis la faculté de tisser sur le même métier
(qui avait servi à leur composition). Les passages qu’on doit confier à la
mémoire doivent être choisis dans les pièces qui proviennent d’une source noble
et pure et qui renferment beaucoup de tournures. En les choisissant, le moins
qu’on puisse faire est de se borner aux productions d’un seul poète, mais il
doit être un des grands poètes des temps islamiques, Ibn Abi Rebîa [28],
par exemple, ou bien Kotheïyer [29],
ou bien Dou ’r‑Romma [30],
ou bien Djerîr [31],
ou bien Abou Nouas [32],
ou bien Habîb [33],
ou bien El-Bohtori [34],
ou bien Er‑Rida [35],
p.377 ou bien Abou Feras [36].
La plupart des morceaux cités dans le Kitab el‑Aghani sont de ce caractère [37],
car nous trouvons dans ce recueil un choix de vers composés par des poètes de
la catégorie musulmane et par d’autres de la catégorie antéislamite. Celui qui
n’a pas la mémoire bien garnie de morceaux de poésie ne saurait composer que
des vers faibles et assez mauvais. Pour leur donner de l’éclat et de la douceur,
il faut en savoir par cœur une grande quantité. La personne qui n’en a rien
appris ou qui en a appris très peu est incapable de faire de la poésie, et tout
ce qu’il pourrait en produire ne serait bon qu’à mettre au rebut. Quand on n’a
pas la mémoire bien remplie de vers, on ne saurait mieux faire que de renoncer
à la poésie.
§
Lorsqu’on a la mémoire ornée de morceaux de
poésie, et que l’esprit a acquis assez d’activité pour pouvoir former des vers
sur le modèle (dont il a conçu l’idée), on peut commencer à en faire, et, si on
y travaille beaucoup, on parviendra à se créer une faculté (de *337 composition) qui s’affermira (graduellement
dans l’âme). On a dit qu’une des conditions à remplir (quand on veut acquérir
cette faculté) est d’oublier tout ce qu’on a appris par cœur, afin que les
traces laissées dans l’esprit par les lettres du texte écrit [38]
en aient disparu [39] ;
car les (termes dans lesquels les pensées ont été déjà exprimées) ne se
laissent pas employer encore tels qu’ils sont. Aussi, dit‑on, lorsqu’on les a
oubliées et que l’esprit s’en est approprié (les idées), les tournures (données
à ces morceaux) y restent gravées et forment une espèce de métier sur lequel on
est mené forcément à tisser des vers analogues, mais en y employant d’autres
mots.
§
Celui (qui veut faire des vers) doit vivre dans
une retraite absolue et choisir un lieu arrosé d’eaux (courantes) et orné de
fleurs, pour p.378 s’y livrer à ses
spéculations ; il doit aussi entendre des sons qui, tout en charmant
l’oreille, éclaircissent l’esprit, le disposent au recueillement et excitent
son activité par la douceur des jouissances qu’ils lui procurent.
§
A ces conditions ils en ajoutent une autre,
savoir, de laisser l’esprit se reposer afin qu’il reprenne une nouvelle
vigueur. Cela contribue plus que tout le reste à lui rendre ses forces et à le
mettre en état de se servir du métier (idéal) que le souvenir (des vers déjà
appris) lui avait procuré. A leur avis, le meilleur moment pour composer des
vers est celui du matin, aussitôt qu’on s’éveille, alors que l’estomac est
dégagé et que la pensée a toute son activité, ou bien lorsqu’on respire
l’atmosphère du bain.
§
On a dit que l’amour et l’ivresse sont encore
des motifs qui poussent à faire des vers. C’est ce qu’Ibn Rechîk [40]
nous apprend dans son Kitab el‑Omda, ouvrage consacré
spécialement à cet art et qui le traite de la manière la plus complète. On
n’avait jamais écrit sur ce sujet avant Ibn Rechîk, et on ne l’a jamais abordé
depuis.
§
Les personnes dont nous parlons disent
aussi : Si (l’amateur), après avoir satisfait à toutes ces conditions,
éprouve beaucoup de difficulté (à s’exprimer en vers), il doit remettre sa
tentative à une autre fois et ne pas imposer à son esprit un travail ingrat. Il
faut que le vers reçoive la rime au moment même où l’on s’occupe à le composer
et à le façonner. On adopte d’abord une rime et on fait de sorte que le poème,
depuis le commencement jusqu’à la fin, soit construit de manière à offrir
toujours la même assonance. Celui qui, en composant des vers, ne se préoccupe
pas d’abord de la rime, aura bien de la peine à l’établir dans la place qu’elle
doit occuper, tant elle se montrera intraitable et rebelle. Quand on tire de
son *338 esprit un vers qui n’a aucun
rapport avec ceux qui l’avoisinent, on doit le mettre à part afin de l’employer
là où il sera mieux placé. Que chaque vers exprime une pensée complète, rien ne
lui p.379 manquera alors, excepté la nuance
qui doit le rattacher aux autres (vers du même poème), et c’est au poète de
choisir la nuance comme [41]
il l’entendra. Alors, quand il aura terminé sa pièce, il s’occupera à la revoir
et à la corriger ; puis, s’il n’a pas atteint le degré de perfection
(auquel il vise), il n’hésitera pas à la mettre de côté. Mais le poète est
toujours infatué de ses propres vers, parce qu’ils sont les produits de son
imagination, l’ouvrage de son esprit. Il doit employer dans son poème une
phraséologie parfaitement correcte et n’offrant aucune des (licences de
construction qu’on appelle les) exigences du langage. Il évitera ces
expressions (irrégulières), parce qu’elles ravalent le discours au‑dessous du
rang qu’il doit tenir comme l’expression exacte de la pensée. Les grands
maîtres dans cet art défendent au poète musulman (mowelled) [42]
l’emploi de ces licences, parce qu’on peut facilement s’en passer en rentrant
dans la bonne voie, celle qu’on doit suivre dans (l’exercice de) la faculté
(poétique). Il évitera avec un soin extrême l’emploi de phrases
embrouillées ; on ne doit rechercher que celles dont les pensées se
présentent à l’esprit aussi promptement que les paroles. Il ne faut pas faire
entrer trop de pensées dans un seul vers, car c’est là encore un embarras pour
l’esprit. Les phrases à préférer sont celles dont les mots correspondent aux
idées (qu’on veut exprimer) et qui les représentent de la manière la plus
claire. Un vers qui renferme trop de pensées est tellement surchargé, que
l’esprit doit se livrer à un véritable travail avant de pouvoir en approfondir
la signification ; d’ailleurs, le goût qui fait aimer la netteté de l’expression [43]
aurait de la répugnance à en rechercher le sens. La poésie n’est facile que
quand les idées se présentent à l’esprit simultanément avec les paroles. C’est
là [44]
le sujet de reproche que nos professeurs faisaient aux vers d’Ibn p.380 Khafadja [45],
poète de l’Espagne orientale ; ils trouvaient que les pensées y étaient
trop nombreuses et qu’elles venaient se heurter et s’accumuler *339 dans chaque vers. Ils reprochaient de même
à El‑Motenebbi et à (Abou ’l-Ala)
el‑Maarri de n’avoir pas composé leurs poèmes d’après les formes obligées de la
poésie arabe, et ils regardaient ces pièces comme des
discours versifiés qui étaient loin d’atteindre le niveau de la poésie. Mais ce
qui décide de cela, c’est le goût. Que le poète évite les termes
rustiques [46]
et bas, ainsi que les mots employés par les gens du peuple et qui sont usés à
force de servir ; l’emploi de termes de cette espèce rabaisse le discours
du rang qu’il doit tenir comme l’expression nette et élégante de la pensée. Il
rejettera aussi les idées banales, parce qu’elles avilissent le discours et le
rendent si trivial qu’il devient insignifiant ; il ne dira donc pas que le feu est chaud ou que le ciel est au‑dessus de nous. Plus un discours se rapproche de la
trivialité, plus il s’éloigne du beau style ; ce sont là, en effet, les
deux extrêmes opposés. Voilà pourquoi les cantiques renfermant les louanges du
Seigneur ou du Prophète [47]
sont rarement bons : pour en composer, il faudrait des hommes d’un talent
supérieur, mais ceux‑ci sont bien rares, et le sujet est très difficile à
traiter, tant les idées en sont devenues communes et vulgaires. Si le poète,
après s’être conformé à toutes ces prescriptions, trouve que sa faculté
poétique reste encore rebelle, il doit l’exercer beaucoup et l’habituer à agir,
car l’esprit est comme le pis (d’une vache) : quand on le trait, il
fournit abondamment, et quand on le laisse, il se tarit.
§
Je dirai en terminant que tout ce qui se
rapporte à cet art et à la manière de l’apprendre est exposé dans l’Omda
d’Ibn Rechîk, traité dont nous nous sommes efforcé de donner ici le
sommaire. Celui qui p.381 veut obtenir
des notions plus détaillées doit consulter ce livre, car *340 il y trouvera tout ce qu’il peut désirer ; mais ce
que j’offre ici au lecteur pourra lui suffire. Dieu est celui qui aide.
§
On a composé en vers plusieurs traités sur l’art
de la poésie et sur ce qui est nécessaire (à celui qui veut l’apprendre). J’en
donne ici un des meilleurs [48],
dont l’auteur, à ce que je crois, est Ibn Rechîk :
§ Puisse Dieu maudire l’art de la
poésie ! Que de sots de toute espèce y avons-nous rencontrés ! Dans
la poésie, ils préfèrent ce qui est extraordinaire à ce qui serait facile et
clair pour les auditeurs. Ils prennent l’absurde pour du vrai et les
expressions ignobles pour des choses précieuses. Ils ignorent le véritable
caractère de la poésie, et ne se doutent pas [49], à cause de leur ignorance, qu’ils n’y entendent
rien. D’autres que nous les regardent comme dignes de blâme ; mais, à la
vérité, ils nous paraissent excusables. La poésie consiste en parties ayant un
rapport mutuel dans l’ordonnance (qu’on leur donne), bien que, par des qualités (diverses), elle se partage en plusieurs espèces.
Chaque partie offre une ressemblance avec les autres, et la mesure des vers
sert à bien affermir le texte [50]. La poésie sait exprimer toutes les
pensées que tu voudras énoncer, qu’il s’agisse soit de choses qui n’ont jamais
existé, soit [51] de choses qui existent. Dans p.341 l’expression (des idées) elle va si loin, que sa beauté frappe
presque tous les regards [52]. Les paroles, dans la poésie, sont, pour
ainsi dire, les traits du visage, et les idées qui se trouvent enchâssées (dans
ces paroles) représentent les yeux. (La poésie, ) obéissant à la volonté (du
poète) et se conformant à (tous ses) désirs, fournit des vers dont la beauté
sert de parure à ceux qui les récitent. S’agit‑il de louer en vers un homme de
noble race, tout en suivant la marche de ceux qui s’étendent sur ce sujet, tu
parleras (d’abord) de la bien‑aimée en termes simples et faciles à comprendre,
et tu feras (du patron) un éloge qui sera aussi vrai que clair ; tu
éviteras toute expression qui sonne à l’oreille [53] comme p.382 illégitime, bien
que les mots dont elle se compose soient conformes au mètre. Quand tu déchires
un homme dans une pièce satirique, tu éviteras la voie de ceux qui disent des
grossièretés ; ce que tu y énonceras ouvertement sera (comme) le remède,
et l’allusion indirecte sera (comme) le mal caché. Si tu déplores l’absence
(d’amis) qui, un jour, au matin, s’étaient éloignés pour se rendre *342 ailleurs, tu réprimeras ton chagrin et tu retiendras les larmes
dont tes yeux sont remplis [54]. Si tu fais des reproches, tu mêleras des
promesses [55] à des menaces, la douceur à la dureté, de
sorte que la personne blâmée reste suspendue entre la crainte et la
confiance [56], entre l’honneur et l’opprobre. Le poème
le moins défectueux est celui qui surpasse (les autres) par sa (bonne)
ordonnance [57], pourvu qu’il offre un sens clair et
évident. Aussi, quand on le récite, tous les hommes voudraient (l’apprendre par
cœur), et, quand on essaye de l’imiter, la tentative met en défaut les talents
médiocres.
§ La poésie [59] est la chose dont vous régularisez la mesure
et dont vous retouchez le texte afin d’en resserrer les liens ; (c’est
elle) dont vous voyez la parure se déranger quand votre style est prolixe, et
dont vous augmentez les charmes au moyen de la concision [60]. Dans elle vous unissez les pensées
simples aux pensées *343 profondes, l’eau dormante à celle qui
coule [61]. Quand vous y louez un homme généreux et
digne, et que vous lui payez ainsi la dette de la reconnaissance, vous employez
ce que la poésie offre de plus recherché et de plus complet ; vous lui consacrez
ce qu’elle possède de digne et de précieux. Votre poème, étant bien p.383 constitué par l’enchaînement (régulier) de ses pensées diverses,
est facile (à entendre) par l’accord [62] qui règne entre toutes ses parties. Quand
vous pleurez, dans vos vers, sur les demeures abandonnées et au souvenir de
leurs habitants, vous faites verser des larmes à celui (même) qui est déjà
attristé [63] (par ses propres malheurs). Quand vous
cherchez une tournure pour exprimer un soupçon injurieux, vous distinguez
entre (les termes dont le sens est) clair et ceux dont le sens est) caché,
afin que les doutes conçus par l’auditeur soient mêlés de certitude [64] et que ses soupçons soient accompagnés de
conviction [65]. Quand vous reprochez à un ami quelque
faute qu’il aura commise, vous réunissez (dans vos vers) la douceur à la
sévérité, afin que votre indulgence le tranquillise et qu’il soit rassuré
contre les traits âpres et durs. Quand vous vous brouillez avec celle [66] que vous aimez, parce qu’elle vous a
abandonné en vous lançant des regards à *344 troubler le
cœur, vous la subjuguez par la grâce et l’élégance de vos vers, et vous la
passionnez pour ce qu’ils renferment de secret et de caché. Quand vous cherchez
à faire pardonner une faute [67] qui vous aura échappé, et que vous vous
efforcez de choisir [68] entre les (expressions) claires et celles
qui laissent à penser, la poésie tire de votre faute un motif de reproche
contre celui qui vous tenait rigueur, et lui demande ainsi (pour vous) la main
(de l’amitié) [69].
[1]
Dans les manuscrits, le mot ﻥﻻﺍ est placé après ﺎﻨﺍ ﻻﺍ .
[2]
Je lis ﺪﺠﺗ , avec le manuscrit C et l’édition de Boulac.
[3]
Le mot ﺎﻌﻃﻗ se trouve répété deux fois,
et avec raison, dans les manuscrits C et D et dans l’édition de Boulac.
[4]
Cette règle n’est pas d’une application générale ; l’enjambement est
permis.
[5]
Pour ﻮﺻﻮ , lisez ﻒﺻﻮ .
[6]
Je lis ﻢﻬﺋﺎﻁﺨ , avec l’édition de Boulac.
[7]
Littéral. « à aiguiser ». Il faut lire ﺫﺤﺷ .
[8]
Le mot ﻪﻳﻓ est de trop.
[9]
En arabe ﺐﻮﻟﺴﺍ (osloub), terme qui signifie voie, manière, et qu’on pourrait rendre
par idiotisme. Selon l’auteur, ce moi
s’emploie pour désigner le moule dans
lequel on forme les phrases. Il s’en sert cependant quelquefois, pour indiquer ce qui a été formé dans ce
moule, c’est‑à‑dire la phrase à laquelle on a donné une tournure
conforme au génie de la langue.
[10]
Littéral. « de la réalisation et de l’exposition ».
[11]
Pour ﻊﺟﺭﺗ , lisez ﻊﺟﺭﻴ , avec le manuscrit
D, l’édition de Boulac et le traducteur turc.
[12]
Les manuscrits et les règles de la prosodie exigent ici la substitution du mot
ﺭﺎﻴﺪﻟﺍ à ﺭﺍﺪﻟﺍ , leçon de l’édition
de Paris.
[13]
El-Azl est, dit-on, une source située entre Basra et El-Yemâma.
[15]
Pour ﻥﺎﻜﻣﻮ , lisez ﻥﺎﻜﻣ ﻰﻔ , avec les manuscrits C et D et l’édition de Boulac.
[16]
Pour ﺎﻬﻨﺎﻴﺭﺠﻴ , lisez ﺎﻬﻨﺎﻴﺭﺠﺑ .
[17]
Dans l’édition de Paris, le mot ﺐﻳﻜﺮﺗ
est répété mal à propos.
[18]
Pour ﺎﻣﺎﻛ , lisez ﺎﻣ ﻝﻜ .
[19]
A la place de ﻞﻣﻌﺘﺴﺍ ou de la variante
ﻩﻮﻟﻣﻌﺘﺴﺍ , il vaudrait mieux lire ﻞﻣﻌﺘﺴﻣﺑ .
[20]
Lisez ﻩﺬﻬﺑﻮ , avec C, D, et l’édition de Boulac.
[21]
Le mot ﻠ est de trop.
[22]
Il faut lire ﻮﺬﺣﻴ .
[23]
Le terme ﻎﻳﻠﺑ sert ici à indiquer que
le discours a parfaitement atteint son but, savoir : la juste expression
de la pensée.
[24]
Cette règle n’est pas toujours observée : on rencontre des vers dont le
sens reste suspendu jusqu’à ce qu’il soit complété par ce qui est énoncé dans
le vers suivant.
[25]
Les manuscrits C et D et l’édition de Boulac portent ﻥﻮﻜﻴ ﻼﻔ à la place de
ﻰﻣﺴﻴ ﻼﻔ .
[26]
Abou Taiyib Ahmed el‑Motenebbi, un des plus grands poètes arabes, perdit la vie
en l’an 354 (965 de J. C.). Tous ses ouvrages ont été imprimés.
[27]
Abou ’l-Alâ Ahmed el‑Maarri, poète d’un grand talent, traita surtout les
sujets mystiques. Plusieurs de ses pièces ont été publiées. Il mourut en 449
(1057 de J. C.).
[28]
Omar Ibn Abi Rebîa traita ordinairement les sujets érotiques. Il mourut à la
guerre sainte, l’an 93 (711-712 de J. C.)
[29]
Voyez la 1e partie, p. 404, n. 3.
[30]
Ghailan Ibn Ocba, surnommé Dou ’r-Romma, mourut en 117 (735‑736 de J. C.).
[31]
Le poète Djerîr mourut l’an 110 (728-729 de J. C.).
[32]
Al-Hacen Ibn Hani, surnommé Abou Nouas,
mourut vers l’an 196 de l’hégire (811‑812 de J. C).
[33]
Abou Temmam Habîb, poète mieux connu par sa compilation, le Hamaça, que
par ses propres vers, mourut vers l’an 231 de l’hégire (845‑846 de J. C.)
[34]
Le poète Abou Eibâda el‑Ouélid el‑Bohtori mourut l’an 284 de l’hégire (897-898
de J. C.).
[35]
Le cherif Abou ’l-Hacen Mohammed er‑Rida, poète très distingué,
naquit à Baghdad, l’an 359 (969‑970 de J. C.), et mourut l’an 406 (1015 de J.
C.). Il laissa un divan ou collection de poèmes dont j’ai vu un exemplaire à
Constantinople, écrit, s’il faut en croire la suscription, par le célèbre
calligraphe Ibn el‑Baouwab.
[36]
Abou Feras el‑Harith, cousin du célèbre Seif ed‑Doula, prince d’Alep, fut tué
dans une bataille l’an 357 (968 de J. C.). — Le dictionnaire biographique d’Ibn
Khallikan renferme des articles sur tous les poètes nommés dans ce chapitre.
[37]
Je lis ﻩﺭﺛﻜﺍ , avec les manuscrits C et D et l’édition de Boulac.
[38]
Littéral. « par les traces littérales apparentes ».
[39]
C’est‑à‑dire, on doit négliger les expressions pour s’en tenir aux pensées.
[40]
Voyez la 1e partie, p. 8, n. 2.
[41]
Pour ﺎﻣﻠ , lisez ﺎﻣﻜ , avec les
manuscrits C et D et l’édition de Boulac.
[42]
Les critiques arabes rangeaient les poètes en trois classes : le djaheli,
poète de la première classe, vivait avant l’islamisme ; le mokhdarem,
celui de la seconde classe, vivait et avant et après l’islamisme ; le mowelled
vivait sous l’islamisme.
[43]
Littéral. « le goût de la réalisation ».
[44]
Pour ﺍﺬﻬﺒﻮ , lisez ﺍﺬﻬﻟﻮ .
[45]
Ce poète espagnol mourut en 533 (1139 de J. C.). Le recueil de ses ouvrages se
trouve dans la Bibliothèque impériale et dans celle de l’Escurial. Les manuscrits
C et D et l’édition de Boulac lui donnent le surnom d’Abou Bekr, mais Ibn
Khallikan et Maccari le nomment Abou Ishac
Ahmed.
[46]
Le mot haouchi (ﻰﺸﻮﺤ) est africain et dérive de haouch « ferme,
métairie ».
[47]
Je lis ﺖﺎﻳﻮﺑﻨﻠﺍﻮ , avec le manuscrit C et l’édition de Boulac.
[48]
Pour ﻥﺴﺤﺍﻮ , lisez ﻥﺴﺤﺍ ﻥﻣﻮ . Les manuscrits C et D et l’édition de Boulac
offrent la bonne leçon.
[49]
Les hémistiches de ce vers et des deux vers suivants sont mal coupés dans l’édition
de Paris, comme on le reconnaît facilement en les scandant. La pièce est du
mètre appelé khaff.
[50]
Littéral. « et les poitrines
redressent les dos ». On sait que le premier pied du premier hémistiche
s’appelle le sadr « poitrine » et que le mot metn signifie également
« texte » et « dos ».
[51]
Il faut lire ﻮﺍ à la place de ﻥﺍ .
[52]
Littéral. « peu s’en faut qu’en fait de beauté elle ne se manifeste aux
spectateurs ».
[53]
Les hémistiches de ce vers aussi sont mal coupés.
[54]
Ce vers est mal coupé.
[55]
Encore un vers mal coupé.
[56]
Pour ﺎّﻨﻣ , lisez ﺎًﻨﻣآ .
[57]
La dernière syllabe du mot ﻢﻂﻨﻠﺍ fait partie de l’hémistiche suivant.
[58]
Il y avait deux poètes qui portaient le surnom d’En‑Nachi : l’un, nommé Abd Allah,
mourut au Caire l’an 293 (905‑906 de J. C.) ; l’autre, nommé Ali,
mourut à Baghdad en 365 (975 de J. C.)
[59]
Cette pièce de vers est du mètre appelé kamel.
Elle est remplie de métaphores qui, traduites à la lettre, n’offriraient aucun
sens.
[60]
Littéral. « dont vous voyez, dans la prolixité, les boucles de cheveux
s’embrouiller, et dont vous ouvrez, au moyen de la concision, les yeux qui
louchent. »
[61]
Le vers qui suit ici manque dans les manuscrits C et D, dans l’édition de
Boulac et dans la traduction turque. Il se trouve dans le manuscrit A, mais le
copiste, ne comprenant pas la signification du troisième mot l’a écrit d’une
manière illisible. N’ayant pas le moyen de trouver la bonne leçon, je n’essaye
pas d’indiquer le sens du vers.
[62]
J’adopte la leçon ﻖﺎﻔﺗﺍ , celle qu’a suivie le traducteur turc.
[63]
La bonne leçon est ﻥﺭﺯﺣﻣﻠﺍ .
[64]
Il faut lire ﻪﺘﺎﺑﺛﺑ ﻪﻜﻮﻜﺷ .
[65]
Les vers qui suivent manquent dans les manuscrits C et D et dans l’édition de
Boulac.
[66]
Il faut lire ﻰﺗﻠﺍ à la place de ﻯﺫﻠﺍ .
[67]
Il faut lire ﺔﻁﻗﺴﻟ .
[68]
Littéral. « que vous marchez sur des épines ».
[69]
C’est par conjecture que je traduis ainsi l’expression ﻪﻨﻴﻣﻳﺒ ﺎﺒﻠﺎﻁﻣ .
§ Dans l’art de composer (avec élégance) en vers et en prose
on ne s’occupe pas des pensées, mais des paroles.
§
@
§
L’art de discourir en vers et en prose ne
s’applique pas aux pensées, mais aux paroles ; celles‑ci en forment
l’objet principal, tandis que les pensées sont de simples accessoires. Aussi
celui qui veut s’occuper de cet art et qui tâche d’acquérir la faculté de
s’exprimer en vers et en prose, cherche‑t‑il d’y parvenir à l’aide des mots
seuls. Il apprend par cœur les modèles de composition que les (anciens) Arabes
(nous) ont laissés, et espère que, par leur fréquente répétition au moyen de
l’organe de la parole, il pourra établir solidement dans son esprit p.384 la faculté d’employer le langage de Moder,
et se débarrasser de l’influence de la langue étrangère à laquelle il s’était
habitué dès sa première jeunesse et au milieu de son peuple. Pour y parvenir,
il doit se regarder comme un enfant né chez les Arabes, et apprendre leur
langage de la même manière que cet enfant ; (il continuera ainsi) jusqu’à
ce qu’il soit devenu tout à fait semblable à un Arabe en ce qui regarde le
langage. Cela est conforme à ce que nous avons déjà dit, savoir, que le langage
est une faculté (qui se manifeste) dans l’émission de la parole et qui
s’acquiert en exerçant la langue à répéter fréquemment (les mêmes expressions).
En effet, c’est par *345 l’exercice que toutes les facultés
s’acquièrent. Or ce que les organes de la parole peuvent fournir ne sont que
des mots, puisque les idées (qui y correspondent) restent dans l’esprit.
D’ailleurs, les idées se trouvent déjà chez chaque [1]
individu, et se tiennent à la disposition de l’entendement pour qu’il en fasse
ce qu’il veut. Donc, pour (acquérir des idées, ) l’emploi d’un art n’est
nullement nécessaire [2].
C’est seulement quand il s’agit de combiner des mots, afin d’énoncer ses idées,
que le secours d’un art devient indispensable, ainsi que nous l’avons fait
remarquer ailleurs. Les mots sont, pour ainsi dire, les moules dans lesquels on
introduit les idées ; or, si l’on puise de l’eau de mer dans un vase d’or,
ou d’argent, ou de verre, ou de terre, ou dans une coquille, toujours est‑il
que la qualité de l’eau restera identiquement la même, et que les différences
en fait de bonté (qu’on voudrait y trouver) ne peuvent pas exister dans ces
portions d’eau, mais dans les vases, et cela selon la diversité de leurs
espèces. Il en est de même du langage et de son emploi dans l’expression des
idées ; il est plus ou moins bon selon le degré de mérite que possèdent
les combinaisons de mots dont on s’est servi, mérite que l’on peut apprécier
quand on examine ces combinaisons sous le point de vue de leur accord avec les
idées qu’ils servent à p.385 représenter ;
quant aux idées, elles gardent toujours leur caractère invariable. Celui qui
ne sait pas combiner les mots et les phrases d’une manière qui réponde à ce qui
est exigé par la faculté du langage, et qui essaye d’exprimer ses pensées sans
pouvoir y bien réussir, est comme l’homme perclus de ses membres qui voudrait
se lever et qui en est incapable parce que les forces lui manquent. Dieu vous a appris ce que vous étiez
incapable de savoir. (Coran, sour.
II, vers. 240.)
§
§ de celle des morceaux dont on se sera orné la mémoire.
§
*346 Nous
avons déjà dit que, pour bien connaître l’arabe, il faut avoir appris par cœur
beaucoup de morceaux appartenant à cette langue. Or le caractère plus ou moins
bon de ces morceaux, le rang qu’ils tiennent parmi les autres pièces du même
genre et leur nombre plus ou moins grand, tout cela influe sur la bonté de la
faculté acquise par celui qui les aura appris. L’homme, qui sait par cœur soit
des poèmes ayant pour auteurs [des Arabes de l’islamisme] [3],
Habîb [4],
par exemple, ou El‑Attabi [5],
ou Ibn el‑Motezz [6],
ou Ibn Hani [7],
ou le cherîf Er‑Rida [8],
soit les épîtres d’Ibn el‑Mocaffâ [9],
ou celles de Sehl p.386 Ibn
Haroun [10],
ou celles d’Ibn ez‑Zeïyat [11],
ou celles d’El‑Bedîa [12],
ou celles d’Es‑Sabi [13],
possédera une faculté plus puissante et plus élevée, quant à la juste
expression de la pensée, que celui qui aura appris les pièces composées par
[les poètes des temps postérieurs, tels qu’] [14]
Ibn Sehl [15]
et Ibn en‑Nebîh [16],
ou les épîtres d’El‑Beïçani [17]
et celles d’Eïmad ed‑Dîn el‑Ispahani [18],
car ces auteurs tiennent un rang inférieur à celui des précédents. Cela est
évident pour tout esprit judicieux et clairvoyant qui possède la faculté du
goût. Le mérite des pièces qu’on a entendu réciter ou qu’on a apprises par cœur
réglera celui des pièces qu’on produira plus tard par l’emploi de la faculté,
ainsi acquise, et influera sur le caractère de cette faculté. Plus les pièces
qu’on aura apprises par cœur tiendront un rang élevé dans le p.387 langage, plus sera élevée la faculté à
laquelle elles donneront naissance ; car l’esprit est porté par sa nature
à imiter les modèles qu’il possède déjà, et plus il reçoit de nourriture, plus
il prend de forces. L’esprit humain, bien qu’il soit spécifiquement unique, par
sa constitution primitive, offre des variations dans la puissance qu’il possède
de recueillir des perceptions. Ces différences proviennent du caractère de ces
perceptions, de celui des facultés que l’esprit s’est acquises et des qualités
que les choses du dehors lui ont communiquées. C’est par des acquisitions de
cette nature qu’il se perfectionne et que sa forme passe de la puissance à
l’acte. Les facultés *347 qu’il acquiert
lui arrivent graduellement, ainsi que nous l’avons déjà fait observer. Celle de
la poésie naît de l’acte même d’apprendre par cœur des vers ; celle de la
composition épistolaire se développe à mesure qu’on confie à la mémoire les
assonances et les formules qui s’emploient dans les lettres ; la faculté
scientifique se forme pendant qu’on s’occupe de sciences, de perceptions,
d’investigations et de spéculations ; celle de la jurisprudence provient
de l’étude du droit, de la comparaison des questions, de l’examen des
ramifications auxquelles ces questions peuvent donner naissance, et de
l’investigation des maximes secondaires qui dérivent des principes fondamentaux
de la science ; le soufisme transcendant [19]
naît des œuvres de dévotion, de la récitation des litanies et de la
mortification des sens extérieurs ; ce qui a lieu quand on s’isole du
monde autant que possible. L’homme dévot qui aura acquis de cette manière la
faculté de se retourner vers le sens intérieur et de rentrer en lui-même
devient alors un transcendant. Les
autres pratiques déjà indiquées ont également leurs résultats
particuliers ; chacune d’elles communique à l’âme sa propre couleur et sa
qualité particulière, et, selon qu’elle est bonne ou mauvaise, telle aussi sera
la faculté qui en dérive. Celle de la réalisation, (c’est‑à‑dire la
faculté qui sert à l’expression nette et précise de la pensée et) qui tient le
premier rang parmi les autres facultés p.388 du même
genre, s’acquiert en apprenant par cœur ce que le langage offre de meilleur.
Voilà pourquoi les jurisconsultes et tous les autres savants ne peuvent jamais
atteindre à la réalisation ; car ils avaient commencé tout d’abord
par se charger la mémoire de règles scientifiques et de termes de droit,
locutions qui, s’écartant complètement des formes admises comme obligatoires
dans la réalisation, occupent un rang très inférieur dans le langage.
Les termes employés dans les sciences et dans les règles qui s’y rapportent
n’ont rien de commun avec l’art de la réalisation [20].
Or, lorsque ces termes ont passé de la mémoire à la réflexion, et qu’ils s’y
sont présentés en grand nombre, ils communiquent à l’esprit la teinture qui
leur était propre et donnent naissance à une faculté trop imparfaite (pour être
appliquée à la réalisation) ; les expressions mêmes dont cette faculté se
sert ne correspondent en aucune façon aux formes idiomatiques du langage des
Arabes. Aussi voyons‑nous que les poèmes composés par des légistes, des
grammairiens, des théologiens dogmatiques, des (philosophes) *348 spéculatifs et d’autres, sont remplis
d’expressions fournies par la mémoire et ne ressemblant en rien aux locutions
pures et légitimes dont se servaient les (anciens) Arabes. Mon digne ami
Abou ’l-Cacem Ibn Ridouan [21],
écrivain de l’alama [22] sous le gouvernement mérinide, me
raconta l’anecdote suivante : « Je causais un jour avec mon collègue
Abou ’l-Abbas Ibn Choaïb [23], secrétaire du sultan Abou ’l-Hacen et
le premier arabisant du siècle. Dans la conversation, je lui récitai l’exorde
d’un poème composé par Ibn en‑Nahouï [24], sans lui dire le nom de l’auteur.
§
p.389 Le
premier vers était celui-ci :
§ En m’arrêtant à contempler les débris de ce
campement abandonné, je ne savais reconnaître la différence (ferc) entre
les traces récentes et celles qui étaient anciennes.
§
Quand il entendit ce vers, il me dit :
« C’est là de la poésie de légiste. » Je lui demandai à quoi il
voyait cela, et il me répondit : « Au mot différence (ferc),
qui est un terme de jurisprudence et ne fait pas partie de ceux qui s’emploient
dans la langue des Arabes. » Je lui dis alors : « Béni
soit votre père ! le poème a pour auteur Ibn en‑Nahouï. »
§
A l’égard des écrivains‑rédacteurs et des
poètes, le cas en est autrement, parce qu’ils ont eu soin de bien choisir
parmi les morceaux qu’ils devaient apprendre par cœur, et parce que, dans leurs
épîtres, ils faisaient un grand usage du langage parlé par les (anciens) Arabes
et de leurs tours de phrase, dont, du reste, ils avaient appris tout ce qu’il y
avait de mieux. Dans une conversation que j’eus, un jour, avec Abou Abd Allah
Ibn el-Khatîb, vizir des souverains espagnols (de Grenade) et qui tenait le
premier rang comme poète et comme écrivain, je lui adressai ces paroles :
« Toutes les fois que je veux composer en vers, je trouve la tâche très
difficile, bien que je me connaisse en poésie et que j’aie dans la mémoire ce
que le langage possède de meilleur [25]
: je sais par cœur le Coran, les traditions et des discours de divers genres
tenus par les (anciens) Arabes [26] ; il est vrai que je n’en sais pas
assez. Je crois avoir découvert la véritable cause *349
(de la difficulté dont je me plains) : elle provient de ce que
j’avais appris par cœur beaucoup de poèmes composés sur des matières
scientifiques et beaucoup de règles tirées d’ouvrages (qui traitent de ces
sujets) ; j’avais appris les deux poèmes, le grand et le petit, composés
par Chatebi [27] sur les leçons coraniques et sur
l’orthographe du p.390 texte
sacré ; j’avais étudié les deux ouvrages d’Ibn el‑Hadjeb [28]
sur le droit et sur les fondements de la jurisprudence, le traité de logique
composé par El‑Khouendji [29]
et intitulé El‑Djomel (les propositions),
et, de plus, j’avais appris aux cours d’enseignement beaucoup de règles
(scientifiques). Ma mémoire en fut remplie, et cela a porté atteinte à la
faculté que je travaillais à acquérir [30]
en apprenant par cœur le Coran, les traditions et les discours des Arabes, et a
empêché mon esprit d’atteindre le but auquel il visait. » Quand Ibn el‑Khatîb entendit ces
paroles, il me considéra avec admiration pendant quelque temps, puis il me
dit : « Que Dieu vous garde ! il n’y a qu’un homme comme vous
qui soit capable de faire une pareille remarque. »
§ Ce
que nous venons d’énoncer dans le paragraphe précédent fournit aussi la
solution d’un autre problème, en faisant connaître pourquoi le langage employé
par les Arabes musulmans, tant en prose qu’en vers, occupe, en ce qui regarde
l’expression de la pensée et le bon goût, un rang plus élevé que le langage des
Arabes antéislamites. Examinez les poésies de Hassan Ibn Thabet [31],
d’Omar Ibn Abi Rebîa [32],
d’El-Hotaiya [33],
de Djerîr [34],
d’El‑Ferezdec [35],
de Noseïb [36],
de Ghaïlan Dou ’r‑Romma [37],
d’El‑Ahouas [38]
et de Beschar [39] ;
voyez aussi les discours provenant des Arabes qui vécurent sous la dynastie des
p.391 Omeïades et dans la première
période de la dynastie des Abbacides : vous reconnaîtrez que leurs
oraisons, leurs épîtres et les récits de leurs entretiens avec les souverains
tiennent un rang bien plus élevé, en ce qui regarde l’expression, que les
poèmes de Nabegha [40],
d’Antara [41],
d’Ibn Kolthoum [42],
de Zoheïr [43],
d’Alcama Ibn Abda [44]
et, de Tarafa Ibn el‑Abd [45] ;
ils dépassent aussi en mérite les discours en prose et les entretiens qu’on
attribue aux Arabes du temps qui précédait l’islamisme. Pour constater
l’exactitude de ce fait, il ne faut au critique qui s’occupe de rhétorique
qu’un goût correct et un esprit sain.
§
*350 Voici la
cause de cette supériorité : les Arabes qui assistèrent à la promulgation
de l’islamisme eurent l’occasion d’entendre ce qu’il y avait de plus élevé en
fait de langage, savoir, le Coran et les traditions, deux (recueils) [46]
tels que le talent de l’homme ne saurait rien produire de pareil. Pendant que
leurs cœurs se pénétraient de ces paroles sacrées et que leurs esprits se
développaient sous l’influence des tournures (qui distinguent ce langage
divin), leur naturel acquit une grande élévation et la faculté de bien
s’énoncer dépassa en puissance celle qu’avaient possédée leurs devanciers des
temps antéislamiques, gens qui n’avaient jamais entendu un langage aussi beau
et qui ne s’y étaient pas habitués depuis leur jeunesse. Aussi le langage des
Arabes musulmans, tant en vers qu’en prose, est d’un style plus beau et d’un
éclat plus pur que celui de leurs prédécesseurs, les pensées y sont plus
solides, et la phraséologie plus p.392 correcte,
grâce à la connaissance qu’ils avaient acquise d’un genre de langage qui (par
son excellence) tient le premier rang. Réfléchissez à ce que je viens de dire,
et votre (bon) goût en reconnaîtra l’exactitude, si vous êtes du nombre de
ceux qui ont du goût et qui se connaissent en rhétorique. Le cheikh (professeur) et cherîf (descendant d’Ali)
Abou ’l-Cacem, qui était, de notre temps, cadi de Grenade, enseignait cet
art (la rhétorique). Il l’avait appris à Ceuta sous des professeurs de cette
ville, qui étaient tous des élèves de Chelaubîn [47].
Il possédait une connaissance si profonde de la langue arabe, qu’il avait même
dépassé le but auquel on pouvait (raisonnablement espérer d’)atteindre. Je lui
demandai, un jour, pourquoi le langage des Arabes musulmans était supérieur à
celui des Arabes antéislamites, fait que son (bon) goût ne lui aurait pas
permis de nier. Il me répondit, après avoir gardé le silence pendant un temps
assez long : « Par Allah ! je ne le sais pas. » Je lui dis
alors : « Je vais vous soumettre ce qui me paraît en être la
cause ; » et je lui répétai ce que je viens d’écrire ici. Il en fut
tellement frappé qu’il ne proféra pas d’abord une seule parole ; mais
enfin il me répondit : « O jurisconsulte ! ce que vous avez dit
là mérite d’être écrit en lettres d’or. » Dès ce moment il eut pour moi la
plus haute considération, et, pendant qu’il faisait son cours, il écoutait mes
observations avec *351 une grande
attention, et témoigna qu’il me regardait comme un homme déjà illustre par ses
connaissances scientifiques. Dieu créa l’homme
et lui apprit l’art d’exprimer les idées.
[1]
Pour ﺪﺤﺍ , lisez ﺪﺤﺍ ﻮ .
[2]
Les mots ﺎﻬﻓﻴﻠﺎﺘ ﻰﻔ sont de trop ;
d’ailleurs ils ne se trouvent ni dans les manuscrits C et D, ni dans l’édition
de Boulac.
[3]
Les mots mis entre crochets ne se trouvent pas dans l’édition de Boulac ni dans
les manuscrits C et D.
[4]
Voyez ci-devant, p. 376.
[5]
Le poète Kolthoum Ibn Amr, surnommé El‑Attabi, et natif de Kinnisrîn,
vivait sous le règne de Haroun er‑Rechîd et jouissait de la protection des
Barmékides. Il mourut l’an 208 (823‑824 de J. C.).
[6]
Abd Allah Ibn el‑Motezz, arrière petit-fils de Haroun er‑Rechîd, se distingua
comme poète et comme philologue. En 296 (908 de J. C.), il fut proclamé khalife
à la place d’El‑Moktader, mais, le lendemain de sa nomination, il fut détrôné
et mis à mort par les partisans de son prédécesseur.
[7]
S’agit‑il ici d’Abou Nouas (voy. ci-devant, p. 376) ou de Mohammed Ibn Hani,
le plus grand poète de l’Espagne musulmane ? Celui-ci naquit à Séville,
passa en Afrique où il gagna la faveur du khalife fatémide El‑Moezz et perdit
la vie à Barka, l’an 362 (973 de J. C.).
[8]
Voyez ci-devant, p. 376.
[9]
Abd Allah Ibn el‑Mocaffâ, le traducteur arabe des fables de Bidpaï et auteur
d’un recueil d’épîtres écrites dans un style très recherché, fut mis à mort
l’an 142 (759‑760 de J. C.).
[10]
Sehl Ibn Haroun, bibliothécaire du khalife El‑Mamoun et auteur de plusieurs
ouvrages, mourut l’an 245 (859‑860 de J. C.).
[11]
Mohammed Ibn Malek, surnommé Ibn ez‑Zeïyat
et vizir du khalife El-Motacem, jouit d’une grande réputation comme poète
et épistolographe. Il fut mis à mort par le khalife El-Motewekkel en l’année
233 (847 de J. C.).
[12]
Le cadi Abou ’l-Fadl Ahmed, surnommé Bediâ
ez‑Zeman (la merveille du siècle), naquit à Hamadan. Il composa un
recueil d’épîtres très admiré et une collection de séances qui servirent
de modèles à Harîri, l’auteur des Macama.
Bediâ el‑Hamadani mourut à Hérat, l’an 398 (1008 de J. C.).
[13]
Hilal Ibn el‑Mohassen es‑Sabi, originaire de Harran et membre d’une famille
qui professait la religion sabéenne, mourut en 448 (1056 de J. C.), laissant un
recueil d’épîtres et plusieurs ouvrages historiques.
[14]
Le passage mis entre crochets ne se trouve pas dans les manuscrits C et D, ni
dans l’édition de Boulac.
[15]
Une indication fournie par Eïmad ed-Dîn el‑Ispahani, dans son Kharîda (manuscrit de la Bibl. imp. n° 1375), me porte à croire que le kateb (secrétaire‑rédacteur) Abou Bekr
Mohammed Ibn Sehl était d’origine sicilienne.
[16]
Ali Ibn Mohammed Ibn en‑Nebîh, natif d’Égypte, était regardé comme le premier
poète de son époque. Il mourut l’an 621 (1224 de J. C.).
[17]
Abd er‑Rahman el‑Lakhmi, mieux connu sous le titre d’El‑Cadi ’l-Fadel, et
surnommé El‑Beïçani, secrétaire
d’État et vizir du sultan Salâh ed‑Dîn, (Saladin), se distingua comme poète et
épistolographe. Il mourut au Caire l’an 596 (1200 de J. C.).
[18]
Mohammed Ibn Mohammed, surnommé Eïmad ed‑Dîn
el‑Ispahani, littérateur très célèbre et auteur de plusieurs ouvrages tant
historiques que biographiques, servit les sultans Nour ed‑Dîn et Salâh ed‑Dîn
en qualité de vizir. Il naquit à Ispahan l’an 519 (1125 de J. C.), et mourut à
Damas l’an 597 (1201 de J. C.). Comme écrivain, il se distingua par la
recherche et l’enflure de son style.
[19]
Le mot arabe est rabbani, qui signifie « seigneurial, divin ». C’est un des termes
employés dans les écrits qui traitent de la haute dévotion.
[20]
L’auteur se serait exprimé plus correctement s’il avait écrit : ﻪﻏﻼﺒﻠﺍ ﻰﻔ
ﺎﻬﻠ ﻅﺣ ﻻ . Telle est, du reste, la leçon de l’édition de Boulac.
[21]
Voyez, dans l’autobiographie, p. XXVI de l’introduction de la 1e
partie.
[22]
Voyez la 2e partie, p. 63.
[23]
Abou ’l-Abbas Ahmed Ibn Choaïb, natif de Fez, se distingua dans la
littérature arabe, les sciences intellectuelles, les mathématiques, la
médecine, etc. Il remplit les fonctions d’écrivain‑rédacteur dans les bureaux
du gouvernement mérinide, sous les sultans Abou Saîd et Abou ’l-Hacen. Il
mourut de la peste, à Tunis, l’an 749 (1348‑1349 de J. C.).
[24]
Le jurisconsulte Abou ’l‑Fadl Youçof, surnommé Ibn en‑Nahouï, vivait dans le Ve siècle de l’hégire, puisqu’il était contemporain
du célèbre philosophe El-Ghazzali. Je soupçonne qu’il était natif de l’Espagne
ou de l’Afrique septentrionale.
[25]
Pour ﺪﻴﺠﻣﻟﺍ , lisez ﺪﻴﺠﻣﻟﻠ .
[26]
Pour ﻥﻮﻨﻔﻭ , lisez ﻥﻣ ﻥﻮﻨﻔﻭ .
[27]
Voyez la première partie, introduction, p. XX.
[28]
Voyez p. 34 de cette troisième partie.
[29]
Voyez p. 155 de cette partie.
[30]
Je lis ﺖﺪﺪﻌﺗﺴﺍ , avec l’édition de
Boulac et la traduction turque.
[31]
Célèbre poète et un des compagnons de Mohammed. Il mourut l’an 54 (674 de J.
C.).
[32]
Voyez ci-devant, p. 376, n. 1.
[33]
Abou Moleïka Djerouel, surnommé El‑Hotaiya a vécu dans le paganisme et
l’islamisme. C’était un poète d’un grand mérite. Il vivait encore sous le
khalife Moawîa.
[34]
Voyez ci-devant, p. 376, n. 4.
[35]
Abou Feras Hemmam, surnommé El‑Ferezdec, mourut
la même année que Djerîr, 110 de l’hégire (728‑729 de J. C.).
[36]
Noseïb Ibn Rîah, poète mieux connu sous le nom d’Abou Mihdjen, mourut l’an 108
(726‑727 de J. C.)
[37]
Voyez ci-devant, p. 376, n. 3.
[38]
Le poète satirique Abd Allah Ibn Mohammed, surnommé El-Ahouas, fut relégué dans l’île de Dehlac, dans la mer Rouge, par
l’ordre du khalife omeïade Omar Ibn Abd el‑Azîz ; il en fut rappelé par le
khalife Yezîd Ibn Abd el‑Melek, et mourut l’an 179 (795‑796 de J. C.).
[39]
Beschar Ibn Bord était d’origine persane. On le regardait comme un des premiers
poètes de l’époque. Sa mort eut lieu vers l’an 168 (784 de J. C.).
[40]
Abou Amama Zîad Ibn Moaouîa ed-Dobyani, surnommé En‑Nabegha, mourut vers le commencement du VIIe siècle de
notre ère.
[41]
Antara Ibn Cheddâd, l’un des auteurs des sept Moallacas, fut tué vers l’an 615 de J. C.
[42]
Amr Ibn Kolthoum, auteur d’une des Moallacas,
mourut vers l’époque de l’hégire.
[43]
Zoheïr Ibn Abi Selma, auteur d’une des sept Moallacas,
mourut vers l’an 6 de l’hégire (627 de J. C.).
[44]
Alcama était contemporain de Nabegha ed‑Dobyani.
[45]
M. Caussin de Perceval place la mort de Tarafa à l’an 563 ou 564, environ quarante‑deux
ans avant l’hégire. Tarafa est l’auteur d’une des Moallacas.
[47]
Abou Ali Omar Ibn Mohammed es-Chelaubîn, ou Chelaubîni, originaire de
Salobrena, port de mer dans la province de Grenade, mourut en l’an 645 (1247‑1248
de J. C.). Il est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages.
§ Sur le discours (ou style) naturel (simple) et le discours
artificiel (orné). Indication de ce qui fait le mérite du discours artificiel
et des cas dans lesquels il est en défaut [1].
§
@
§
Le discours consiste dans l’expression des idées
et dans leur énonciation au moyen de la parole. Il a pour âme et pour essence
la p.393 transmission de la pensée ;
car, s’il n’exprimait rien, il serait comme une chose morte pour laquelle on
n’aurait aucune considération. Quand le discours fait bien comprendre la
pensée, cela s’appelle réalisation, ainsi
que nous le savons par la définition que les rhétoriciens en ont donnée. La réalisation, disent‑ils, consiste dans
la conformité du discours avec ce qui est exigé par le cas (dont on
parle) ; la connaissance des règles et principes à l’aide desquels on
établit une conformité entre les combinaisons de mots et les exigences du cas
forme la branche de science qui s’appelle réalisation. Les principes et règles,
qui s’appliquent aux combinaisons de mots dans le but d’amener cette conformité
s’appuient, chacun, sur un grand nombre de cas particuliers qu’on a remarqués
dans le langage des Arabes, et forment, pour ainsi dire, un système de lois.
Les combinaisons de mots servent, par leur institution primitive, à indiquer le
rapport entre le sujet et l’attribut, et se font conformément à certaines
conditions et règles qui, à elles seules, composent la majeure partie du
système (grammatical) de la langue arabe. Les diverses circonstances
particulières à ces combinaisons, savoir, l’antériorité et la postériorité
(des termes), leur état soit défini, soit indéfini, le sous‑entendu et
l’énoncé, la délimitation et la généralisation, etc. désignent [2]
les jugements qui peuvent s’énoncer [3]
relativement aux rapports qui existent entre les choses ou aux personnes qui se
trouvent dans l’acte de se parler ; et cela se fait d’après certaines
règles et principes formant un système de lois et s’appliquant à ce qu’on
appelle la science des pensées, qui
est une branche de la réalisation [4]. Les règles de la grammaire se trouvent
comprises dans celles de la science des
pensées, parce qu’elles désignent des rapports et sont, en conséquence,
une partie de celles qui indiquent les *352 circonstances
particulières à chaque espèce de rapport.
§ p.394 Toute combinaison de mots qui ne suffit pas
pour représenter ce que le cas exige, parce qu’elle aura violé une règle de la
grammaire ou de la science des pensées, ne
répond pas à ces exigences et mérite d’être reléguée au nombre des
expressions vagues qui comptent parmi les choses mortes (et inutiles). Quand on
est parvenu à faire comprendre tout ce que le cas exige, l’esprit se met à
passer d’une pensée (ou proposition) à une autre, selon les divers genres
d’indications que chacune d’elles peut fournir. En effet, comme chaque
combinaison, (de mots) sert, par institution, à désigner une certaine pensée,
l’esprit se transporte de cette pensée (ou de cette proposition) à une autre
qui en est la conséquence obligée, ou bien à celle qui en est la cause
nécessitante [5],
ou bien encore à une (proposition) qui ressemble à la première [6].
(Une de ces propositions) est alors un trope [7],
qui se présente sous la forme d’une métaphore ou d’une métonymie, ainsi
que cela se trouve indiqué ailleurs. Ce transport de l’esprit procure à la
faculté, réflexive un plaisir pareil à celui qu’elle aurait éprouvé en
comprenant (la pensée, exprimée par la phrase), ou même un plaisir plus fort,
parce que, dans les deux cas, il a réussi
à saisir la pensée indiquée en s’aidant de (la phrase qui en est)
l’indicateur ; et l’on sait que la réussite est une des causes du
plaisir. Les diverses manières d’après lesquelles l’esprit se transporte d’une
pensée à une autre sont soumises à certaines conditions et principes qui
forment, pour ainsi dire, un corps de règles. De là naquit un art auquel on a
donné le nom d’exposition. Cet art est le frère de celui qu’on appelle
la science des pensées et qui
sert à rendre compréhensibles les exigences du cas ; en effet, il
s’occupe des idées qui sont exprimées par des combinaisons (de mots) et de ce
que ces (combinaisons) peuvent indiquer, pendant que, dans la science des pensées, on s’occupe des
circonstances mêmes qui caractérisent chaque combinaison, et on les examine
sous le point de vue de ce qu’elles indiquent. Or la parole et la
pensée sont, comme vous le p.395 savez,
deux compagnons étroitement attachés. La science
des pensées et celle de l’exposition forment ainsi une partie de
la réalisation, et c’est avec leur aide qu’on parvient à faire
comprendre ses pensées d’une manière complète, et à énoncer les exigences de
chaque cas dans des termes qui leur correspondent exactement. Toute combinaison
de mots qui ne répond pas suffisamment à la pensée et qui ne la fait pas bien
entendre est loin d’atteindre au degré de la réalisation ; aussi les
rhétoriciens mettent‑ils ces combinaisons au niveau des cris d’animaux. A vrai
dire, on doit les regarder comme n’appartenant pas à la langue arabe ;
car celle‑ci fait parfaitement concorder
*353 la phrase avec les exigences du cas qu’elle représente. On voit,
d’après ces observations, que la réalisation est le fond, le caractère
spécial, l’âme et la nature même de la langue arabe.
§
Il faut maintenant savoir que les rhétoriciens
entendent par le terme discours naturel un discours qui montre la perfection de
sa nature et de son caractère par la bonne manière dont il fait comprendre
l’idée à l’expression de laquelle on l’avait employé. En effet, le discours est
l’expression d’idées et leur énonciation au moyen de la parole. Il n’est pas
une simple émission de sons, mais un (artifice) au moyen duquel celui qui parle
entreprend de communiquer à la personne qui l’écoute les idées qu’il a dans son
propre esprit, et cela d’une manière parfaite, en désignant ces idées par des
indices (certains).
§
Quand les phrases se trouvent revêtues du
caractère particulier (la clarté) qui est le fondement même du discours, on
peut y ajouter divers genres de parure afin de leur donner, pour ainsi dire,
l’éclat de l’élégance : on les orne de rimes ; on établit un
parallélisme entre les propositions [8] ;
on coupe le discours de diverses manières et d’après certains principes ;
on y emploie des mots à double entente afin de dissimuler l’idée qu’il s’agit
d’exprimer ; on y met en rapport des termes dont les significations sont
opposées, et tout cela afin d’amener des jeux de mots et des jeux d’esprit. De
cette façon on p.396 donne au
discours un éclat et un agrément qui charment l’oreille, et on y ajoute la
douceur et la beauté ; et cependant on n’a aucun besoin de tout cela pour
faire bien comprendre ses idées.
§
On trouve des traces de cet art dans divers
endroits du discours inimitable (le Coran) ; nous y lisons : oua’l‑laili
idha yaghcha oua’n-nehari idha tedjella
(c’est‑à‑dire, par la nuit quand elle voile, par le jour quand il
brille) [9] ;
voyez aussi les mots féamma men
aata wattaca wa saddaca bil‑hosna (c’est‑à‑dire, mais celui qui donne et
qui craint, et qui croit à la plus belle des religions), jusqu’à la fin des
versets dans lesquels cette sourate est divisée [10] ;
voyez encore féamma men tagha wa
aathera ’l-haiat ad‑donya (c’est‑à‑dire, quiconque a été impie et qui
a préféré la vie d’ici-bas), jusqu’à la fin de la sourate [11] ;
voyez aussi oua hom yahsebouna annahom
yohsinouna sonaan (c’est‑à‑dire, et eux, ils croient qu’ils ont fait pour
le mieux) [12].
Nous pourrions citer bien d’autres passages de ce genre. Mais (à l’exception
du texte coranique) ces embellissements s’ajoutent après coup aux phrases et
lorsque celles‑ci offrent déjà un sens parfaitement complet.
§
On remarque aussi ce genre d’ornement dans le
langage des Arabes qui vivaient avant l’islamisme, mais ils s’en servaient sans
y *354 penser et sans avoir eu le dessein
de l’employer. On dit que les poèmes de Zoheïr en offrent des exemples. Quant
aux Arabes du temps de l’islamisme, ils employaient ces embellissements tantôt
à dessein et tantôt sans les avoir recherchés, et produisaient ainsi des choses
admirables. Les premiers qui frayèrent cette voie furent Habîb Ibn Aous [13],
El-Bohtori [14]
et Moslem Ibn el‑Ouelîd [15] ;
épris d’une vive passion pour cet art, ils y firent des merveilles. Beschar Ibn
Bord [16]
et Ibn Herma [17]
furent, dit‑on, les premiers qui le travaillèrent avec soin, p.397 et furent aussi les derniers de cette série
de poètes dont les vers font autorité dans le langage et sont cités comme
exemples de bon arabe. Ils eurent pour successeurs Kolthoum Ibn Amr el‑Attabi [18],
Mansoûr en‑Nomeïri [19],
Moslem Ibn el‑Ouelîd [20]
et Abou Nouas. Après ceux‑ci vinrent Habîb et El‑Bohtori [21],
ensuite parut Ibn el‑Motezz qui perfectionna la science des ornements et l’art (de les appliquer). Nous allons
donner des exemples de poésie naturelle, dépourvue de tout art : Tel est
le vers de Caïs Ibn Doreïdj [22] :
§ Je sors de l’enceinte des tentes afin de
parler de vous, en secret, avec mon âme.
§ Après avoir quitté Azza et qu’elle fut
partie, j’étais, par mon amour pour elle, comme celui qui espère jouir de
l’ombre d’un nuage afin d’y faire la méridienne, et, au moment où il se dispose
à dormir, le nuage disparaît.
§ Voyez
combien ce style naturel et dépourvu d’art a de fermeté, et avec quelle
précision les mots s’y trouvent combinés ; si ce fond avait reçu les
ornements de l’art, il aurait été encore plus beau.
§
*355 La poésie
artificielle se propagea beaucoup à partir du temps de Beschar et de son
successeur Habîb et de leurs contemporains. Ibn el‑Motezz vint alors et
compléta l’art. Les poètes des temps postérieurs suivirent leurs devanciers
dans la même carrière et tissèrent, comme eux, sur le même métier. Les formes
de cet art se multiplièrent chez ceux qui le cultivaient, et ses diverses
divisions [24]
reçurent des noms p.398 techniques qui
variaient (selon les écoles). Beaucoup de savants regardent la science des ornements comme une branche de la réalisation, bien qu’elle n’ait aucune
part dans la communication de la pensée et qu’elle serve uniquement à orner et
à embellir. Ceux d’entre les anciens qui la cultivaient pensaient qu’elle ne
rentrait pas dans la science de la réalisation, et la mettaient au
nombre de ces branches de littérature qui (ne forment pas de sciences, parce
qu’elles) n’ont pas d’objet [25] ;
telle est l’opinion d’Ibn Rechîk dans son Omda et celle des littérateurs
espagnols.
§
Une des conditions qu’on a mises [26]
à l’emploi de cet art est que les ornements se présentent (dans la pièce tout
naturellement), sans qu’on se soit donné la peine de les chercher et sans qu’on
se soit préoccupé de l’effet qu’ils doivent produire. S’ils s’offrent
spontanément, il n’y a rien à dire, car, n’étant pas amenés à dessein, ils
épargnent au discours le défaut de tomber dans le barbarisme ; mais,
lorsqu’on s’impose la tâche de rechercher péniblement ces ornements, on est
réduit à négliger les principes qui règlent les combinaisons des mots qui sont
le fond du discours ; cela porte atteinte aux bases mêmes de la clarté
d’expression et fait disparaître la netteté et la précision qui doivent
caractériser le discours ; rien ne reste alors, excepté les ornements.
Voilà cependant le style qui prédomine de nos jours ; mais les
rhétoriciens qui ont du goût se moquent des personnes qui recherchent ce genre
(d’embellissements) et les regardent comme incapables de faire autre chose.
J’ai entendu dire à un de nos cheikhs, l’ostâd (maître)
Abou ’l‑Berekat el‑Belfîki [27],
qui était l’homme le plus distingué de l’époque par sa connaissance profonde de
la langue et par un génie fait pour la goûter : « Ce que je pourrais
désirer [28]
de *356 plus agréable serait de voir
prendre, quelque jour, ceux qui cultivent les diverses branches de la science des ornements, soit en prose, soit en vers, et d’être présent pendant qu’on leur
infligerait un châtiment des plus sévères et qu’un crieur public annoncerait
leurs p.399 méfaits. Cela serait un
avertissement pour leurs élèves et les empêcherait de pratiquer cet art ;
car ceux qui s’en occupent ont hâte d’oublier celui de la réalisation. »
§
Une autre condition qui doit s’observer à
l’égard de la science des ornements
est d’en faire un rare emploi ; que le poète l’applique à deux ou trois
vers d’un poème, cela suffira pour
donner de l’élégance et de l’éclat à toute la pièce. L’emploi trop
fréquent d’ornements est une faute, ainsi qu’Ibn Rechîk et autres l’ont dit.
Notre cheikh, le cherîf Abou ’l-Cacem es‑Sibti [29],
celui qui, de tous les hommes de son époque, a fait le plus pour propager en
Espagne la culture de la langue arabe, a dit : « Quand un poète ou un
secrétaire‑rédacteur aurait l’intention d’employer ce genre de figures, il
commettrait une grande faute s’il en faisait un usage trop fréquent : il
en est des figures employées pour orner le discours comme des petites taches
qui se voient sur un beau visage : un ou deux grains de beauté l’embellissent
beaucoup ; mais, s’ils y sont en grand nombre, ils ne servent qu’à
l’enlaidir.
§
La prose, avant et après l’islamisme, a eu un
sort analogue à celui de la poésie ; bien qu’elle fût libre de toute
entrave, on y remarquait un parallélisme entre les propositions [30],
et la forme des phrases montre que les périodes avaient reçu cette disposition
sans que les auteurs se fussent donné la peine d’y faire entrer des assonances
et de s’occuper de l’emploi de l’art. (Cela continua) jusqu’à ce que parût Ibrahîm
Ibn Hilal es‑Sabi, secrétaire des souverains Bouïdes, qui, s’étant beaucoup
appliqué à l’art des ornements et à l’emploi d’assonances, produisit des
effets merveilleux. On lui reproche toutefois comme une faute de s’attacher à
ce style dans les écrits émanant du sultan ; mais il s’y trouva obligé
parce que ces princes avaient l’habitude de parler une langue non arabe, et
qu’ils vivaient à une époque bien loin de celle où la culture de la langue
arabe florissait p.400 sous la haute
protection du khalifat. Après Sabi, cet art se répandit, *357 et la prose des écrivains postérieurs en fut
remplie ; le souvenir du beau style épistolaire se perdit alors tout à
fait, les documents émanant du sultan et les lettres adressées à des amis se
ressemblèrent par le style, l’arabe pur se trouva mêlé avec celui de la basse
classe, ainsi que les troupeaux se trouvent mélangés dans la prairie quand on
les a laissés sans gardiens.
§
Tout ce que nous venons d’exposer montre que le
discours (ou style) artificiel, quand on le rédige avec peine et comme une
tâche, est inférieur en mérite au discours naturel, car alors on y néglige trop
les principes fondamentaux de l’art de bien dire : je laisse au bon goût
d’en juger. Dieu vous a créés et vous a
appris ce que vous étiez incapables de savoir.
§ Du dédain que les personnages haut placés montrent
§ pour la culture de la poésie.
§ La
poésie était pour les anciens Arabes un registre dans lequel ils consignaient
leurs connaissances scientifiques, leur histoire et leurs maximes de sagesse.
Les chefs arabes la cultivaient à l’envi l’un de l’autre ; ils allaient
stationner à la foire d’Okad, afin d’y réciter leurs vers [1],
et chacun d’eux soumettait aux grands maîtres de l’art et aux connaisseurs la
toile qu’il avait tissée, afin d’en faire apprécier la texture. Ils portèrent
si loin l’émulation [2],
qu’ils cherchèrent à faire suspendre leurs poèmes aux colonnes de la Maison
Sainte, objet de leur pèlerinage, demeure de leur père Abraham. C’est ce que
firent Amro ’l-Caïs, Nabagha ed‑Dobyani, Zoheïr Ibn Abi Selma, Antara Ibn
Cheddad, Tarafa Ibn el‑Abd, Alcama Ibn Abda, El‑Acha et les autres auteurs
des neuf Moallacas [3].
Pour arriver à cet honneur, il fallait que p.401
le (poète) fut un homme influent, soit par la puissance de sa tribu ou
de son parti, soit par le rang qu’on tenait parmi les descendants de Moder.
C’est au moins ce qu’il a rapporté en expliquant pourquoi on donna à ces poèmes
le nom de Moallacas (suspendus).
§
*358 Plus
tard, dans les premiers temps de l’islamisme, les Arabes négligèrent la poésie
pour s’occuper de la religion, de la mission du Prophète et de la révélation
divine. Ils eurent l’esprit tellement frappé du style et de la composition du
Coran qu’ils restèrent muets et gardèrent le silence, sans essayer de rien
produire, soit en prose, soit en vers. Cela continua jusqu’à ce qu’ils se
fussent familiarisés avec les principes de bonne direction fournis par la
religion, et puis, comme aucune révélation n’était venue pour défendre la
poésie et pour la proscrire, et comme le Prophète écoutait volontiers les vers
qu’on venait lui réciter et qu’il récompensait ceux qui les avaient composés,
les Arabes revinrent à leur ancienne habitude [4].
Omar Ibn Abi Rebîa, qui, à cette époque, était le plus grand (poète) d’entre
les Coreïchides, se distingua en plusieurs occasions par son talent
poétique ; il tenait un rang élevé (parmi les poètes) et récitait très
souvent ses vers à Ibn Abbas, qui s’arrêtait toujours pour les entendre et qui
les écoutait avec plaisir. Quand les musulmans eurent ensuite fondé un vaste
empire et une puissante dynastie, les Arabes cherchèrent dans la poésie le
moyen de s’attirer la fleur de la famille régnante : ils chantaient les
louanges des khalifes et recevaient d’eux des récompenses très considérables,
mais toujours proportionnées au mérite de ces compositions et au rang que les
auteurs tenaient dans leurs tribus. Ces princes recevaient avec un grand
empressement les poèmes qu’on venait leur offrir, parce qu’ils y trouvaient les
souvenirs les anciens temps, l’histoire des Arabes, leurs idiomes et leur langage
le plus noble. Aussi les Arabes obligèrent‑ils leurs enfants à apprendre ces
poèmes par cœur.
§
Cet état de choses se maintint pendant toute la
durée de la p.402 dynastie omeïade et dans
la première période de la domination des Abbacides. Voyez, à cet égard, ce que
l’auteur de l’Icd [5]
a rapporté, dans son chapitre sur la poésie et les poètes, au sujet des
entretiens de (Haroun) Er‑Rechîd avec El‑Asmaï [6] ;
vous y trouverez que ce khalife avait des connaissances très solides en poésie,
qu’il s’occupait à composer des vers, qu’il savait distinguer le bon langage
du mauvais, et *359 qu’il avait
appris par cœur un grand nombre de poèmes. Quant aux souverains qui vinrent
remplacer les Abbacides, l’arabe était pour eux une langue étrangère qu’ils
durent apprendre comme un art, parce que l’idiome dont ils avaient l’habitude
de se servir les empêchait de le bien connaître. Les poètes se mirent alors à
faire des vers en l’honneur d’émirs étrangers, pour lesquels cette langue
n’avait aucune importance, et cela dans le seul but [7]
d’obtenir des récompenses. C’est ce que firent (Abou Temmam) Habîb, El‑Bohtori,
El-Motenebbi et Ibn Hani. Les poètes qui sont venus après eux ont continué, jusqu’à
nos jours, à suivre leur exemple. Aussi la poésie ne s’emploie presque plus que
dans le but de mendier des dons ; on a cessé de l’encourager, parce
qu’elle n’offre plus de ces avantages qu’on y trouvait autrefois. Pendant les
derniers siècles, tous les hommes de cœur et tous les personnages haut placés
ont dédaigné de s’en occuper ; aussi a‑t‑elle perdu toute
considération : composer des vers est maintenant indigne d’un homme qui
occupe un haut commandement et déshonorant pour ceux qui remplissent de grandes
charges. Dieu fait alterner les nuits et
les jours.
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